2.4. L'ANGOISSE DANS L'ALCOOLISME ET LE
FETICHISME
2.4.1. L'angoisse au sens psychanalytique
Laplanche J. (1980, p. 7) reprend la théorie
Freudienne pour définir cela : « une conclusion provisoire de
ce chemin était que l'angoisse peut être définie; dans une
certaine optique, comme la façon subjective d'appréhender une
certaine modalité de l'attaque interne de l'individu par sa propre
pulsion ». Dans ce sens, l'angoisse semble dépendre de
l'éprouvé interne du sujet. Ce qui est source d'angoisse pour une
personne ne le sera pas forcément pour une autre : c'est donc la
perception (interne) du danger extérieur réel mais aussi du
danger de la pulsion de mort (interne). C'est parce que le sujet élabore
le danger d'une situation externe et au sein même de son monde interne
(pouvant mener son organisme à l'autodestruction et à
l'état anorganique), qu'il se sent menacé de l'intérieur
et de l'extérieur. L'angoisse est définie par Laplanche J. et
Pontalis J.B. (1967, p. 28) comme étant relative à un sujet
« soumis à un afflux d'excitations, d'origine externe ou
interne, qu'il est incapable de maîtriser ». Par cette notion
d' « afflux d'excitations », nous comprenons le
rôle des pulsions. Quelque soit la source interne ou externe de cette
quantité d'excitations, on voit combien l'activité
d'élaboration psychique est importante. En effet, c'est parce que le
sujet se représente ces excitations comme étant trop intenses
qu'elles lui deviennent intolérables, et donc, source
d'éprouvés internes désagréables.
Nous parlions plus haut du principe de constance, principe
visant à réduire la quantité d'excitations présente
au sein de l'appareil psychique et de l'organisme. Ici, nous pourrions dire
qu'il s'agirait d'une menace de ce processus : ce système
d'autorégulation interne se verrait dans l'incapacité de
maintenir à un niveau aussi bas et constant que possible cette menace
interne. Donc, en bref, nous pourrions penser que l'angoisse serait le
résultat d'une tension libidinale accumulée et non
déchargée. Et puisque le principe échoue là
où il devrait réussir, des défenses psychiques vont se
mettre en place chez et par le sujet.
2.4.2. L'angoisse de castration :
intolérance du manque
2.4.2.1. Le monisme sexuel
Bergeret J. (2004, p. 19) explique que l'angoisse de
castration trouve son origine au stade phallique ; troisième phase du
développement psycho-sexuel par laquelle passe l'enfant. Vers sa
quatrième année, « il n'y a pour l'enfant qu'un
seul sexe, celui qui est représenté par les êtres pourvus
d'un pénis (...). L'enfant va petit à petit prendre conscience de
la réalité anatomique du pénis ; et commencer à se
poser des questions sur l'existence ou la non- existence de cet attribut
corporel chez lui ou chez les autres ». Ainsi, l'angoisse de
castration trouve son origine dans ce que l'on nomme le « monisme
sexuel » : les êtres étant dotés d'un
pénis sont des êtres animés et sexués. L'angoisse de
castration trouve son origine au stade phallique, phase du développement
psycho-sexuel durant laquelle l'enfant se questionne sur les organes
génitaux et leurs fonctions. L'enfant cherche alors des explications sur
la différence anatomique des sexes qu'il découvre, ce qui
l'amène à fantasmer. De cette fantasmatisation naît un
autre concept important : le phallus.
2.4.2.2. Angoisse de castration
phallique
Bergeret J. (2004, p. 21) dit « qu'il importe
d'être ici très rigoureux et précis : le pénis est
l'organe mâle dans sa réalité anatomique, alors que le
phallus souligne la fonction symbolique ». Ainsi, il est
nécessaire de distinguer ce qui appartient au corps (le pénis) et
ce qui constitue une représentation de cet organe corporel (le phallus).
« Du fait, donc, de se savoir possesseur d'un pénis qui
manque aux filles, le garçon surinvestit ce pénis : (...) symbole
de valorisation narcissique de Soi. (...) On dit alors que le garçon
s'est identifié à son pénis » (Bergeret J.
2004, p. 22). Le garçon crée alors son estime de lui-même
sur la base d'une constatation perceptive : il possède quelque chose que
la fille n'a pas. De là, naît un sentiment de toute-puissance.
Mais celui-ci est rapidement rattrapé par une crainte, une angoisse : on
pourrait causer du tort ou quelque dommage à son pénis. En effet,
dans son imaginaire, il « attribue le manque féminin [de
pénis], non à une condition fondamentale, mais à une
mutilation subie, comme sanction imaginaire, infligée par les parents
pour punir certains désirs (...) qu'il ressent lui-même comme
interdits » (Bergeret J. 2004, p. 22).
La curiosité sexuelle amène à prendre
conscience de la différence des sexes. Mais cette découverte est
traumatique pour l'enfant : tout être n'étant pas pourvu de
pénis a été castré volontairement par les parents.
De cette fantasmatisation naît donc l'angoisse de castration. Bergeret J.
(2004, p. 21) distingue deux formes d'angoisse de castration selon le stade de
développement psycho-sexuel dans lequel elle s'exprime. Il parle en
effet « d'une angoisse de castration narcissique,
prégénitale et phallique, développée par
définition autour du phallus et de ce qu'il représente (...) ;
une angoisse de castration génitale, oedipienne (...), où cette
fois c'est le pénis qui est en cause, organe apte à procurer du
plaisir (à soi-même et à l'autre) ». Ainsi,
l'angoisse de castration trouverait son origine dans l'appréhension de
perdre un attribut corporel.
Or, pour Bailly D. (2004, pp. 70/71), l'angoisse de castration
et l'angoisse de séparation sont en effet liées :
« Freud développe l'idée que si les dangers varient
aux différentes époques de la vie, ils impliquent tous une
séparation ou une perte. L'angoisse de séparation doit être
considérée comme la toile de fond de toutes les angoisses
ultérieures. (...) La castration de la phase phallique peut être
aussi comprise comme une séparation, "séparation de l'organe
génital", hautement investi narcissiquement ». Toute
situation traumatique est répétée dans le temps : c'est
une façon de trouver une restriction de l'angoisse relative à
celle-ci. Face à ce trauma, les patients alcooliques et
fétichistes semblent avoir trouvé une possibilité de
dégagement via leurs objets d'addiction.
2.4.2.3. Alcoolisme, fétichisme et angoisse
de castration
Selon Jeammet P (2005), quelque soit l'addiction
concernée, il y a originairement un défaut
d'intériorisation des figures parentales. Il rejoint donc ce que nous
avancions plus haut. Cependant, Jeammet P. (2005) va plus loin en introduisant
le concept du narcissisme. Si l'identité ne parvient pas à se
bâtir correctement, c'est bien parce que l'estime de Soi n'a pu trouver
des « Assises Narcissiques » satisfaisantes (Bergeret,
2004). Citons Jeammet P. (2005, p. 49) : « la
référence au fonctionnement mental permet d'inférer des
failles dans des processus précoces d'intériorisation et du
narcissisme. L'aménagement psychique de celles-ci se fait de
façon manifeste par des modes opposés pour chaque cas, mais avec
en commun le fait que les objets d'attachement de la réalité
servent à contre-investir une réalité interne
anxiogène. Ainsi (...) la dépendance peut-être
décrite comme l'utilisation à des fins défensives (...)
comme un contre-investissement d'une réalité psychique interne
défaillante ou menaçante ». Pour lui, il y a donc
bien un défaut d'intériorisation : les personnes ne
possédant pas une réalité interne suffisamment
sécurisante sont celles vouées à devenir plus tard des
personnes dépendantes à un objet. Jeammet et Corcos (2001)
soutiennent en effet que « les sujets dépendants ne
disposent pas, pour de multiples raisons, de cette base suffisamment
sécurisante au niveau de leur réalité
interne ». Ainsi, on peut comprendre l'importance d'une relation
dite « secure » avec l'environnement : plus la
dimension relationnelle se perd, plus il y aurait recours à un
investissement supplétif se réalisant via le corps, et ce, de
manière mécanique et désaffectivisée. Bergeret J.
(2004) soutient que la violence que l'enfant projette sur la
réalité externe est proportionnelle à la violence
fantasmée de la scène primitive : plus la scène originaire
est fantasmée comme étant chargée de sadisme entre les
deux partenaires, plus l'enfant projettera de l'agressivité dans son
environnement. De la même façon, Jeammet P. (2005, p. 50) avance
l'hypothèse que « la violence de cet investissement et son
caractère destructeur [sur le corps] sont proportionnels à la
perte de la qualité relationnelle du lien [à
l'environnement] ».
Une conduite addictive (l'alcoolisme) ou encore perverse
(fétichiste) peut être considérée comme la recherche
d'un soutien extérieur face à cette faible estime de Soi, face
à cette défaillance narcissique. Ce serait une façon de
retrouver un équilibre interne, impossible à atteindre autrement.
Jeammet P. (2005, pp. 53/54) parle d'une nécessaire
« sauvegarde de l'identité ». Tout se passe comme
si, ce qui est difficilement vécu à l'intérieur de Soi,
était projeté au dehors de ce corps : « ce nouvel
équilibre est le résultat d'un mouvement en miroir de
renversement en son contraire - de bascule du dedans au
dehors ». L'objet alcool est un représentant d'un
déséquilibre narcissique interne. L'objet fétiche est un
représentant du manque de pénis chez la femme, vécu de
façon insupportable pour le fétichiste. Fétichiste et
alcoolique vont ainsi agir sur leurs objets extérieurs (fétiche
et alcool) comme ils auraient voulu pouvoir le faire dans leur monde
interne.
Les patients alcooliques et fétichistes vont ainsi
chercher à se venger, « un triomphe
maniaque », comme diraient Freud S. (1927) et, plus tard, De
Mijolla A. et Shentoub S.A. (1981). En effet, ils vont se venger contre leur
souffrance interne en faisant subir à l'objet choisi ce qu'ils ont
vécu, ou vivent encore, eux-mêmes psychiquement. Jeammet P. (2005,
pp 53/54) dit que « le sujet fait vivre à l'objet
visé par le comportement ce qu'il a pu avoir le sentiment d'avoir subi
dans son enfance et de continuer subir [à l'intérieur de
Soi] ». C'est ainsi que l'on peut parler de sadisme envers
l'objet extérieur choisi. Les patients trouvent une économie dans
cette logique défensive : au lieu de réaliser un travail interne,
psychiquement plus élaboré via des mécanismes
défensifs recherchés, tel le refoulement, ils ont recours au
déplacement. Le mal être interne va être projeté au
dehors de Soi pour pouvoir le traiter à l'extérieur du psychisme
et du corps propres.
Jeammet P. (2005, p. 54) poursuit en notant que
« le sujet peut aisément ignorer ainsi la nature de ce
lien et développer au contraire le fantasme d'une maîtrise de ce
néo-objet qu'est le comportement, alors qu'en fait il est devenu un
objet de dépendance de type toxicomaniaque ». En effet,
à force de reproduire ce schéma économique, les patients
sombrent dans un comportement addictif. Ils deviennent non seulement
dépendants des bénéfices apportés par l'objet
(restreindre l'angoisse), mais également dépendants de l'objet
lui-même (dépendance physique). Cette dépendance
« au rôle fonctionnel et économique »
de l'objet constitue une relation perverse. Jeammet P. (2005, p. 54) dit
à ce propos : « la dimension perverse est essentiellement
celle qui régit le comportement lui-même et l'utilisation que le
sujet fait de ce comportement à des fins de substitut relationnel (...)
: être un des supports du sentiment de continuité du sujet garant
de son identité ». Ainsi, on reconnaît dans
l'alcoolisme une orientation perverse : l'objet est utilisé et
instrumentalisé pour tirer un certain profit, au-delà de celui du
plaisir physiologique et gustatif. Il s'agit davantage de trouver en lui une
forme d'assurance et de confiance en Soi. L'objet alcool est donc le moyen par
lequel le malade alcoolique pourra réinstaurer une bonne estime de
Soi-même et renchérir son narcissisme. Les patients alcooliques
soutiennent souvent, en effet, que l'alcool est une béquille, le moyen
par lequel ils peuvent trouver suffisamment d'assurance afin d'affronter la
réalité interne et externe.
L'objet alcool et l'objet fétiche ne seraient pas
investis pour permettre la mise en place d'une relation d'échange : ils
sont choisis pour procurer un sentiment de protection. Jeammet P. (2005, p. 54)
dit à ce propos qu' « il y a en effet un déni
total de l'altérité de l'objet qui est investi non pas à
des fins d'échange, mais uniquement comme protection contre une perte
possible (...). Il est nécessaire au maintien de la cohésion du
Moi mais n'a pas d'autre fonction que celle-ci. L'aménagement pervers
sauvegarde en effet le lien objectal mais en le réduisant à un
lien de contact, en surface, qui évite les dangers de
l'intériorisation comme ceux de la perte, offrant par l'emprise qu'il
autorise un contrepoids efficace à la destructivité. La
contrepartie c'est que la source d'excitation demeure elle aussi externe et
doit ans cesse être renouvelée ». Dans ce sens,
l'alcoolique et le fétichiste gagnent en travail d'élaboration
psychique. Au lieu, en effet, de traiter l'information insupportable qui est en
Soi, il déplace celle-ci à l'extérieur. Le
mécanisme utilisé par les névroses, le refoulement, semble
trop difficile car il est demandeur d'un travail coûteux en formations
réactionnelles. C'est ainsi qu'ils vont avoir recours à des
mécanismes plus « archaïques » : la
projection (Klein M., 1934) par laquelle les patients vont placer
l'insupportable dans les objets choisis. Le lien entretenu dans la
réalité avec ces objets porteurs de la souffrance interne va
rester localisé dehors, dans l'objet externe. En manipulant l'alcool ou
le fétiche, ils vont en même temps manipuler leur mal-être
interne projeté hors de Soi.
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