2.3. LA RELATION D'OBJET : ALCOOL ET
FETICHE
2.3.1. LES RELATIONS D'OBJET : APPROCHE
PSYCHANALYTIQUE
Laplanche J. et Pontalis J.B. (1967, p. 404) présentent
le concept de relation d'objet de la manière suivante :
« le mode de relation du sujet avec son monde, relation qui est
le résultat complexe et total d'une certaine organisation de la
personnalité, d'une appréhension plus ou moins fantasmatique des
objets et de tels types de défense ». Le concept de
relation d'objet désigne alors un interaction entre un individu
donné e l'environnement dans lequel il évolue. Cette relation est
présentée comme sensible à la vie subjective de cet
individu, c'est à dire à son monde interne (personnalité,
imaginaire et défenses, qui lui sont propres). Dans ce sens, ce concept
renvoie à cette influence que le monde interne exerce sur ses objets
externes.
2.3.1.1. Une
« relation » ?
Laplanche J. et Pontalis J.B. (1967, p. 405) disent de cette
relation qu'il « s'agit en fait d'une interrelation, c'est
à dire non seulement de la façon dont le sujet se constitue ses
objets, mais aussi de la façon dont ceux-ci modèlent son
activité ». Nous parlions, plus haut, du rôle
joué par la subjectivité du sujet dans cette interaction avec
l'environnement. Mais parler d'interaction sous-entend que l'environnement joue
lui aussi une certaine fonction, autant que la subjectivité en joue une.
Donc, nous pourrions décrire ce processus interactionnel comme
suit : l'objet extérieur, une fois perçu, est mis en
pensée (mentalisé, psychisé ou encore
élaboré) afin que le sujet puisse évaluer les
qualités et défauts de cet objet en question. De cette
façon, le sujet décide si cet objet est suffisamment
« bon » pour lui ou non ; ce qui va
déterminer son action (ou défense) en retour. Pensons ici
à Klein M. (1934) qui décrit très bien ce processus chez
l'enfant : sur la base de cette élaboration psychique, l'enfant va
décider soit de mettre ce « bon » objet en
lui (introjection) soit de rejeter ce « mauvais »
objet en dehors de lui (projection). Donc, l'interaction dont il est question
dans la définition des auteurs, est bien à comprendre comme
étant une interrelation entre le monde interne singulier de tout
individu et son environnement. Ce qui en résulte est une action
réactionnelle spécifique en fonction de ce qui est
considéré par l'individu comme étant introjectable et non
introjectable. Ce concept de relation, on le comprend, dépasse les
visées théoriques béhavioristes : le schéma
pavlovien ou encore skinnerien
« stimulus/réponse » renforce est ici mis
hors de cause. La Psychanalyse prône l'importance de cette
activité psychique que constitue l'élaboration psychique.
Faisons ici référence à De Mijolla A.
& Shentoub S.A. (1973, pp. 300/301) qui nous expose les aspects
économiques et dynamiques de l'alcoolisation transitoire :
« L'alcoolisation transitoire est bien souvent le moyen que nous
trouvons pour nous donner du coeur à l'ouvrage et nous aider à
entreprendre une tâche estimée difficile». Le patient
alcoolo dépendant perçoit le bénéfices que son
toxique va lui apporter : celui-ci a un effet psycho stimulant et
renarcissisant sur lui. Ainsi, l'objet alcool devient cet outil
nécessaire pour affronter les objets internes (ressentis) et externes
(environnement).
2.3.1.2. Un
« objet » ?
Par le terme « objet », Laplanche J. et
Pontalis J.B. (1967, pp. 404/405) entendent « une personne en
tant qu'elle est visée par les pulsions (...) ; il n'y a rien
là de péjoratif, rien de particulier qui implique que la
qualité du sujet soit de ce fait refusée à la personne en
question ». Est dit « objet » tout objet
matériel mais également tout individu qui fait l'objet (le lieu)
d'une pulsion. Il peut s'agir « d'une personne ou d'un objet
partiel, d'un objet réel ou d'un objet fantasmatique »
(Laplanche J. et Pontalis J.B., 1967, p. 290). Par
« personne », on entend tout individu capable de
penser et qui est singulier de par ses qualités et défauts
propres ; on parle de sujet dans sa totalité. Par
« objet partiel », on entend par exemple, le sein
maternel, le boudin fécal, etc., c'est à dire d'un objet
considéré que dans un seul aspect de son ensemble. Par
« objet réel », on entend un objet existant
de façon effective dans l'environnement : il est ainsi perceptible
par Autrui. A l'inverse, un « objet
fantasmé » n'existe que dans le monde imaginaire du
sujet, ce qui le rend moins accessible et moins perceptible par Autrui.
Laplanche J. et Pontalis J.B. (1967, p. 405) se
réfèrent à Freud S. qui présente l'objet sexuel
comme étant « la personne qui exerce l'attirance
sexuelle » et présente la but sexuel comme étant
« l'action à laquelle pousse la pulsion
sexuelle ». Dans ce sens, une personne dite « objet
sexuel » est une personne comportant en elle des
caractéristiques physiques et/ou psychiques attisant l'énergie
sexuelle d'Autrui. Ainsi cette quantité d'énergie psychique (la
libido) croît de façon tellement intense qu'elle appelle à
la réalisation d'un but sexuel : la satisfaction d'une zone
érogène ou génitale qui est jusque là
chargée en libido. Parler d' « objet »
pour un individu n'a donc rien de péjoratif, pour en revenir aux
auteurs, puisqu'il ne s'agit pas, ici, d'une instrumentalisation de
l'Autre : l'individu n'est pas manipulé, ni même
utilisé, c'est à dire qu'il n'est pas réduit à un
état inanimé. Si cela était le cas, comme nous
l'expliquions pour le fétichisme, on parlerait de perversion
sexuelle.
Laplanche J. et Pontalis J.B. (1967, pp. 404/405) poursuivent
en montrant que le concept d'objet peut être abordé sous trois
aspects principaux, du moins, si l'on se réfère à la
Psychanalyse contemporaine : « A) En tant que
corrélatif de la pulsion (...) ; B) En tant que corrélatif
de l'amour (ou de la haine) (...) , C) (...) en tant que corrélatif du
sujet percevant et connaissant ». Le troisième aspect
nous intéresse moins car il s'ancre sur les théories de la
philosophie et de la psychologie de la connaissance. Il est question ici de
l'objectivité, c'est à dire ce qui s'offre avec des
caractères fixes et permanents, indépendamment des désirs
et des opinions des individus. Dans le premier aspect, l'objet est ce en quoi
et par quoi la pulsion cherche à se voir satisfaite. La pulsion, au sens
psychanalytique du terme, désigne un processus dynamique
constitué d'une charge énergétique, d'un facteur de
motricité, qui fait tendre l'organisme vers un but. Il s'agit donc d'une
excitation à laquelle l'organisme est soumis et qu'il doit
décharger, conformément au principe de constance. Principe
redéfini par Laplanche J. et Pontalis J.B. (1967, p. 325) selon lequel
l'appareil psychique tend à maintenir à un niveau aussi faible et
constant que possible, la quantité d'excitation qu'il contient. Cette
constance est obtenue par la décharge énergétique de cette
quantité d'excitation déjà présente et par
l'évitement de ce qui pourrait accroître la quantité
d'excitation. Les auteurs poursuivent : « selon Freud, une
pulsion a sa source dans une excitation corporelle (état de
tension) ; son but est de supprimer l'état de tension qui
règne à la source pulsionnelle ; c'est dans l'objet ou
grâce à lui que la pulsion peut atteindre son but »
(1965, p. 360). Donc, l'objet qui est corrélé à une
pulsion renvoie au fait que celui-ci comporte des conditions nécessaires
à la décharge énergétique d'une quantité
importante d'excitation qu'il faisait jusqu'ici accroître chez l'Autre.
Dans le second aspect, il s'agit de l'objet corrélé aux affects
tant tendres (amour) qu'hostiles (haine). Laplanche J. et Pontalis J.B. (1967,
p. 12) définissent l'affect comme suit : « l'affect
est l'expression qualitative de la quantité d'énergie
pulsionnelle et de ses variations ». L'objet
corrélé à l'énergie libidinale, il amène le
sujet à se charger en énergies positives et/ou
négatives ; ce qui conditionne la tonalité affective et
émotionnelle de la relation entre le sujet et son environnement.
2.3.2. PERTE D'OBJET ET SÉPARATION : APPROCHE
PSYCHANALYTIQUE
2.3.2.1. Les liens précoces
Weil-Barais A. et Cupa D. (1999, p. 112) décrivent la
manière dont se construit la capacité de solitude et de
séparation comme suit : « c'est dans la qualité de
l'accompagnement que se construit l'autonomie. La possibilité pour le
petit enfant d'être séparé momentanément des
personnes auxquelles il est attaché, sans qu'il éprouve un
effondrement psychique, est le témoignage d'une « base de
sécurité suffisante ». Les premières
expériences de socialisation, notamment l'entrée à
l'école maternelle, éprouvent la plasticité des liens
établis entre l'enfant et ses objets d'attachement, en particulier la
mère ou son substitut ». On comprend ainsi que la
capacité d'appréhender la solitude et la séparation
dépend des liens tissés avec l'objet d'amour maternel durant
l'enfance. Winnicott D.W. (1958/1971) met en exergue l'importance des
premières relations mère-bébé dans le bon
développement psycho-affectif de l'enfant.
Pour comprendre ce que cet auteur entend par là,
revenons à Freud S. (1905) qui expose le concept de relation d'objet
partiel : l'enfant, durant tous premiers mois de son existence, vit dans le
prolongement du corps maternel. L'expérience sensorielle entretenue avec
le sein maternel possède une importance particulière : si le
bébé s'agrippe à cet objet, c'est parce qu'il lui permet
de trouver une certaine consistance, ou unité, à la fois physique
et psychique. La mère apporterait à son enfant le sentiment
d'exister et d'être. Or, Winnicott D.W. (1958) explique qu'une rupture de
cette liaison sensorielle est vécue, par ce petit être encore peu
mature, comme étant une véritable expérience de
frustration et d'angoisse. Un décrochage du sein maternel trop frustre
et réitéré dans le temps ou encore un ratage de maternage
(« holding » ou encore
« mothering ») seraient alors des situations
véritablement anxiogènes et dépressiogènes dans la
mesure où l'enfant se verrait arraché du seul objet lui
permettant de subsister en tant qu'unité. Ceci provoquerait non
seulement une déchirure interne mais également un
véritable éparpillement psychique et physique. On parle ici
d'angoisse de morcellement, ou plus précisément
« les agonies primitives », pour parler comme
Winnicott D.W. (1958), contre laquelle l'enfant cherchera à lutter par
des stratégies d'adaptation aux exigences à Autrui. Winnicott
D.W. (1958) parle de « contrat narcissique » ou
encore de « Faux Self » : l'enfant adopte une
conduite labile et suggestible en négligeant et en sacrifiant une partie
de son Moi au service du lien à Autrui. On comprend bien, dès
lors, combien les liens précoces tissés avec la mère sont
importants. Winnicott D.W. (1958) présente le concept de
« mère suffisamment bonne »,
c'est-à-dire d'un objet d'amour maternel capable de répondre aux
besoins de son nourrisson et ce, dans un lapse de temps supportable pour lui.
Le cas inverse, l'enfant se verra blessé narcissiquement et
plongé dans une angoisse liée à cette perte et cette
séparation brutales. Weil-Barais A. et Cupa D. (1999, p. 112) reprennent
cette idée : « « la bonne
mère » que l'on garde en Soi « autorise la mise
entre parenthèses, sans risque de la perdre, pour jouir de la
solitude » (Winnicott, La capacité d'être
seul) ».
Les liens précoces sont associés au concept d'
« infantile ». Il est vrai que ceux-ci se tissent
durant l'enfance. Ils sont d'ailleurs associés aux premières
relations objectales. Cependant, il est indéniable qu'ils marquent d'une
empreinte atemporelle et indélébile le psychisme de tout sujet.
Weil-Barais A. et Cupa D. (1999, p. 113) d'une
« intériorisation progressive d'une image maternelle
suffisamment sécurisante. (...) Ceci suppose que l'enfant puisse
être séparé physiquement de ses parents,
c'est-à-dire qu'il ait une confiance de base en lui-même
suffisante pour savoir qu'il peut faire cesser cette solitude lorsqu'elle
devient lourde à supporter (...). Certains enfants, selon le mode de
garde antérieur, notamment, éprouvent, lorsqu'ils arrivent
à l'école, non pas un vécu de séparation, mais de
perte ». Mais au-delà d'avoir une répercussion sur
l'évolution durant l'enfance, cette qualité
intériorisation d'une image maternelle sécurisante joue
également à l'âge adulte. Pensons ici aux situations
thérapeutiques où le patient rejoue avec son thérapeute ce
qui lui reste de ces liens précoces aux objets d'amour primaires
(situation transférentielle). Au long du chemin de vie, tout sujet est
ainsi amené à rejouer, dans la relation à l'Autre, ce
qu'il lui reste de son enfance. Les premières interactions
mère-bébé sont donc d'autant plus importantes qu'elles
déterminent et conditionnent les interactions sociales
ultérieures.
2.3.2.2. L'activité symbolique
Weil-Barais A. et Cupa D. (1999, p. 113) affirment que
« l'activité symbolique implique la possibilité de
se représenter un objet absent (...). L'enfant ne peut y avoir
accès que lorsqu'il a acquis une représentation claire de
lui-même et de l'objet d'amour privilégié comme
différent, séparé de lui, et existant même lorsqu'il
ne le perçoit pas directement. Mais il faut aussi qu'il puisse supporter
l'absence de cet objet d'amour sans que sa continuité narcissique soit
mise en cause, sans qu'il se sente "détruit" par cette absence,
vécue comme une perte ». Ainsi, pour que l'absence de
l'objet aimé ne soit pas source d'angoisse, c'est-à-dire
acceptable pour le Moi, il faut que l'enfant soit apte à se
« représenter » celle-ci. Dans ce sens, la
figuration, ou la symbolisation, est primordiale puisque cette activité
particulière de l'acte de penser permet de « mettre en
sens ».
Bion W.R. (années 1960) souligne à ce propos
l'importance de l'adulte, notamment de la mère ou son substitut.
L'enfant, peu mature au niveau de la capacité à penser à
proprement parler, nécessite de la présence d'une tierce personne
davantage douée de cette capacité de figuration. Il lui faut en
effet pouvoir remettre à cette mère ce qui semble angoissant dans
les explorations de l'environnement. La mère, si elle est
« suffisamment bonne » au sens de Winnicott D.W.
(1958/1971), sera en mesure d'identifier les éléments angoissants
présents dans le vécu de son enfant. De ce fait, elle met en
elle-même (introjecte) ces données et les met en pensée.
Elle élabore un travail psychique, celui justement que son
bébé ne parvient pas à réaliser encore de par sa
maturité psychique : elle met en sens, elle symbolise, les
éléments angoissants. Une fois traités et
symbolisés, la mère retourne ceux-ci à son enfant (elle
les projette en lui) sous une forme moins angoissante, puisque mis en sens. Ce
processus de transformation des éléments angoissants
(données â) en éléments plus acceptables
(données á) via le mécanisme d'identification projective,
c'est ce que Bion W.R. ( ) nomme « la capacité de
rêverie de la mère ».
Dans ce sens, parvenir à se représenter
l'absence d'un objet, sans la ressentir comme étant une perte, est une
tâche que l'enfant ne parviendrait pas vraiment à réaliser
seul : il lui faudrait une tierce personne. Bion W.R. parle de la mère,
mais Weil-Barais A. et Cupa D. (1999, p. 113) parlent du corps enseignant :
« il convient alors que l'équipe enseignante puisse les
aider à élaborer ce sentiment de séparation, afin que
l'école puisse être perçue comme un lieu d'investissement
possible agréable, parce qu'intermédiaire ».
Quelque soit cette tierce personne, il faut donc qu'elle soit en mesure de
réaliser un travail que l'enfant ne peut apparemment pas faire de
lui-même. Cependant, Winnicott D.W. (1971) montre que cette tierce
personne n'est pas essentiellement un objet animé, une mère ou un
intermédiaire. En effet, il parle « d'espace
potentiel » ou encore « d'objet
transitionnel » au sens large du terme. Citons Weil-Barais A. et
Cupa D. (1999, p. 112) qui résument le point de vue de ce psychanalyste
contemporain : « cette activité [symbolique] est
facilitée par des phénomènes transitionnels. Winnicott
remarque que (...) la tâche de l'enfant est facilitée lorsqu'il a
à sa disposition quelque chose à propos de quoi ne se pose pas la
question de savoir si elle fait partie de lui ou si elle appartient au monde
extérieur. Il s'agit de « l'objet transitionnel »
(...), objet auquel le petit enfant s'attache particulièrement (...).
[Il] est à la fois "une partie presque inséparable de l'enfant",
mais aussi « la première possession de quelque chose qui n'est
pas à [lui] ». (...) Un début de
symbolisation ».
Cette relation dyadique peut alors être mise en place
autant avec un objet animé qu'avec un objet inanimé, mais le plus
important reste la mise en place d'une relation à la fois
interactionnelle et asymétrique : le tiers doit apporter ce qu'on ne
possède pas encore. Ces tiers sont essentiels pour l'acquisition de la
capacité à subsister correctement en l'absence de l'Autre et sans
éprouver des sentiments relatifs à la menace ou encore à
l'angoisse. Si cette capacité s'acquière au cours de l'enfance,
nous montrions plus haut que ce qui s'installe durant l'enfance
détermine et conditionne les expériences ultérieures.
Ainsi, "la capacité de rêverie" ou encore « l'objet
transitionnel » seront recherchés sans cesse tout au long
du chemin de vie. Weil-Barais A. et Cupa D. (1999, p. 112) disent à ce
propos : « ces activités transitionnelles (...) se
poursuivront dans la vie adulte par le plaisir dans la poésie, musique
ou toute activité culturelle se situant à mi-chemin entre la
réalité interne et le monde extérieur ».
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