4) Apprendre à cuisiner des aliments inconnus
Au-delà des seuls problèmes d'approvisionnement,
il faut analyser la façon dont on fait la cuisine avec des aliments
inconnus ou proches de produits familiers. Comment se métamorphosent les
recettes originelles ?
199 Brillat-Savarin, Anthelme, Physiologie du goût ou
Méditations de gastronomie transcendante, Herman, Paris, 1975, 186
pages.
Mais qu'est-ce que c'est? Et surtout: qu'est-ce qu'on en fait
?
Au rayon fruits et légumes, je me mets en quête
de haricots verts. Je sais qu'ici, ils sont 4 fois plus longs que ceux que nous
connaissons, alors lorsque je trouve une barquette avec ce qui pourrait
ressembler à ces haricots chinois je la mets dans mon caddie sans me
poser de question et continue vite vite mes amplettes.
Quelle surprise lorsqu'à la maison, je veux les mettre
à cuire... Une fois déroulés de la barquette, ça ne
ressemble plus à des haricots verts, y'a rien à équeuter
...Je regarde plus attentivement l'étiquette, elle porte une mention
écrite en tout petit et en anglais "Garlic Sprouts" (autrement dit
pousses d'ail)
Voici une chronique que l'on peut trouver sur le blog
culinaire de Mimine en Chine. Cette petite anecdote permet selon nous
d'illustrer parfaitement le genre de problème qui peut se poser à
un étranger lorsqu'il essaie de cuisiner des mets nouveaux, comme le
souligne le titre « Mais qu 'est-ce que c 'est? Et surtout: qu 'est-ce
qu 'on en fait ? ». Cuisiner avec des aliments que l'on ne
connaît pas suppose un goût pour l'aventure.
Généralement on cherche à cuisiner des aliments
goûtés au restaurant ou chez des amis, ou des aliments qu'on a vu
préparer par d'autres.
Nous mobilisons dans cette partie une approche soucieuse de
reconnaître l'inventivité des individus.
a) La cuisine comme art de faire
Brian Wansink et J. Sobal rappellent dans un article au titre
évocateur « Mindless eating. The 200 daily food decisions we
overlook »200, que le nombre de choix alimentaires
à faire par un individu dans une journée est proche de 200.
Un choix alimentaire repose sur une foule de
microdécisions prises pendant chaque repas (je reprends du fromage ou
pas ?) ou en dehors (encore un café ? Avec ou sans sucre ?), pendant sa
préparation. Si l'enquête avait pour but de mettre en
lumière les facteurs qui agissent sur nos comportements alimentaires,
afin d'aider les gens qui veulent perdre du poids, et ne nous intéresse
pas du tout en cela, nous garderons en mémoire cette idée de
décisions du mangeur. Le mangeur n'est pas un être passif, il est
créateur et doit sans cesse innover, rompre avec ses habitudes, «
faire avec » ce qu'il trouve dans le pays où il a pour un temps
élu domicile.
La cuisine regroupe des techniques, des savoir-faire, des
astuces, des tours de main des symboliques, un imaginaire. Faire à
manger est la résultante d'un ensemble de savoir-faire,
stratégies, tactiques, ruses. Cela nécessite une mobilisation de
ressources matérielles, techniques, psychologiques. Nous cherchons
à mettre en évidence la complexité des stratégies
personnelles face à l'acte culinaire.
Luce Girard dans le chapitre consacré à la
cuisine201 montre combien chaque repas demande l'invention d'une
mini-stratégie de rechange quand manque un ingrédient ou un
ustensile. Il faut savoir improviser sans partition, savoir exercer ses
capacités combinatoires. Pour elle, entrer en cuisine, manier des
aliments fait travailler l'intelligence, une intelligence très ordinaire
toute de trouvailles. Faire la cuisine mobilise la mémoire des gestes
vus, des consistances, met en éveil une intelligence programmatrice.
Comme elle le note, il faut « prévoir, organiser et se fournir ;
préparer et servir ; débarrasser, ranger, conserver et nettoyer
». La préparation des repas peut s'étudier comme une
chaîne matérielle et temporelle d'activités complexes.
200 Environment and Behaviour, vol. XXXIX, n° 1,
janvier 2007
201 Luce Girard, « Faire la Cuisine », In
L'invention du quotidien. Habiter, cuisiner, tome 2, Gallimard, Folio
Essais, Paris, 1994, 2 13-350
Or l'idée de ce savoir-faire à mettre en oeuvre
se pose de manière particulière pour une population
d'étrangers en situation de migration. En effet comme nous avons
montré que les techniques de préparation culinaires
étaient à réapprendre en France lorsqu'on s'était
habitué à cuisiner dans son pays, de même le
problème se pose également lorsqu'on veut cuisiner des aliments
inconnus.
L'étudiant doit s'informer par plusieurs
méthodes des modalités de la préparation de l'aliment. La
méthode la plus courant consiste à poser des questions à
ses amis, à ses colocataires qui informent la personne. Comme l'indique
Christina à travers un exemple « La plupart du temps je pose la
question à elle [sa colocataire] ou des fois je pose la question dans
les brasseries. » Certains étudiants préfèrent
comme Anna chercher par eux-mêmes les informations, celle-ci consulte en
effet des sites de cuisine sur le net pour connaître les méthodes
de préparation. Peu se contentent de regarder les notices d'utilisation
sur les emballages des produits même. La plupart du temps
rédigés exclusivement en français, ils ne sont pas compris
par la personne. Il suffit de fréquenter une épicerie asiatique
à Lyon ou une épicerie spécialisée dans les
produits des pays de l'Est pour se rendre compte de la difficulté d'une
part à choisir un produit parmi tant d'autres qui lui ressemblent puis
une fois dans sa cuisine à le préparer. Comment fait-on cuire les
graines de soja vert? Doit-on les faire germer préalablement, doit-on
les faire tremper dans de l'eau ? Peut-on les cuisiner directement ? Que
fait-on avec des châtaignes d'eau, des racines de lotus, du riz gluant
aplati ?
Mais cette peur de l'inconnu est également liée
à des problèmes plus terre à terre, comment cuisiner ce
que l'on ne sait pas cuisiner ? Christina nous explique que «
J'écoute plutôt ce que me dit ma colocataire, elle nous a dit de
goûter ça ou ça. C'est quelque chose que je goûte,
chez des amis ou au restaurant et après je vais le faire moi-même.
Je fais des courses avec elle aussi. Mais je vais pas acheter quelque chose que
j'ai jamais vu, parce qu'après..tu es embêtée »
On peut parler de la construction en France d'un nouveau
répertoire du comestible, dans le sens où sont progressivement
intégrés à son style alimentaire de nouveaux aliments, de
nouvelles recettes que l'on a appris à faire et à aimer. De ce
point de vue, de même que H Becker montre dans
Outsiders202 que les néo-fumeurs de marijuana
doivent apprendre à aimer les sensations qu'ils découvrent en
fumant pour continuer à fumer, on peut aussi affirmer que les
étudiants étrangers doivent apprendre à apprécier
les produits qu'ils goûtent avant de les intégrer à leur
registre alimentaire. Théodora a goûté aux crevettes pour
la première fois en France : un de ses colocataires lui a fait
goûter, et lui a appris à les préparer. Au début
elle n'aimait pas trop l'idée de devoir les décortiquer,
d'enlever la tête et les pattes puis seulement de pouvoir la manger.
Depuis, elle en a préparé plusieurs fois. De même,
Mickaël a appris à faire des quiches et en sert
régulièrement à ses amis lorsqu'il reçoit.
Généralement l'assimilation de nouvelles pratiques passe par la
démonstration et son appropriation par tâtonnements et erreurs. Le
contexte social et affectif de la consommation alimentaire joue un rôle
prépondérant.
Comme nous l'avons analysé, l'achat de produits
étrangers en France et l'achat de produits français demande un
apprentis sage. Cela se traduit par une évolution dans les produits
achetés. On peut dire qu'il existe des degrés
d'intégration des produits français dans les achats quotidiens,
qui correspondent à des étapes d'acquisition, des plus courants,
jusqu'aux plus spécialisés et éloignés de la
culture d'origine. On peut dire qu'un pas est franchi lorsque ce sont les
produits les plus spécifiques, à l'odeur et à la texture
la plus caractéristique qui sont
202 Becker, Howard, Outsiders. Etudes de sociologie de la
déviance, Métailié, Paris, 1985
consommés. Shumeï témoigne à cet
égard d'une acculturation lorsqu'elle consomme lors des prises
alimentaires appelées traditionnellement goûters du fromage,
très éloigné de la culture chinoise.
Deux des étudiants que nous avons interrogé
témoignent d'une attirance particulière pour les
découvertes culinaires. Quelles sont les logiques qui poussent à
intégrer à son registre alimentaire des recettes nouvelles ? A
quels signes repère-t-on un goût pour la cuisine de l'autre ?
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