3) La nécessité de s'approprier les aliments
inconnus
Lorsqu'il arrive en France, l'étudiant étranger
est confronté à une nouvelle offre alimentaire, parce qu'il
trouve dans les rayons des supermarchés et épiceries de la ville
des aliments qu'il n'a jamais mangé, ni cuisiné ou même
dont il ne connaît pas l'existence, comme en témoigne la citation
mise en exergue. Cela signifie donc que ces aliments n'appartiennent pas au
style alimentaire du pays, de la région ou de la famille du mangeur
étudiant, c'est à dire que celui-ci ne sait pas comment se
cuisine l'ingrédient
Pour que les pratiques culinaires de l'Autre soient
introduites dans la cuisine du mangeur, Faustine Régnier montre qu'elles
doivent être adaptées à sa cuisine, c'est-à-dire
à ses goûts et à ses pratiques. Il faut que le mangeur
s'approprie les denrées, qu'il sélectionne ce qui est conforme
à ses structures culinaires. C'est pourquoi les discours des magazines
sur la cuisine exotique témoignent d'un grand souci de montrer que les
cuisines étrangères sont proches des pratiques culinaires de la
lectrice. Des équivalences entre la cuisine exotique et la cuisine de la
lectrice sont établies, ou on expliquera une pratique
étrangère par des analogies culinaires. Une revue emploiera par
exemple l'expression évangélique à propos du couscous, qui
est dit « le pain quotidien d'Afrique du Nord. ».
On remarque le paradoxe de cette modalité
d'incorporation des produits étrangers dans ses pratiques culinaires.
L'accueil de l'étranger se fait par l'amoindrissement des
différences. Il s'agit de rendre familier, conforme à ses
habitudes ce qui est étranger de manière à se les
approprier. On peut ainsi faire l'hypothèse que les étudiants
dont il s'agit d'analyser les pratiques culinaires dans ce travail
procèdent de même.
Pour incorporer à ses pratiques de nouveaux aliments et de
nouvelles façons de faire la cuisine, un certain contexte relationnel
est nécessaire. Les aliments nouveaux doivent être introduits,
proposés par des connaissances, c'est à dire
médiatisés par le groupe. Lors des entretiens, il était
demandé aux étudiants s'il achetait par eux-mêmes des
produits qu'ils ne connaissaient pas. La réponse est dans tous les cas
négative. Les étudiants essaient peu d'eux-mêmes des
produits et on peut aisément comprendre pourquoi. Les emballages sont
écrits en français et donc difficiles à comprendre pour
quelqu'un qui ne parle pas la langue couramment. L'étudiant risque
à ce compte là de ne pas comprendre les conseils
d'utilisation.
Sofia notre nouvelle colocataire nous a souvent consulté
au début de son séjour pour l'aider à déchiffrer
sur les emballages les modes de préparation et de cuisson.
Si le mangeur va rarement de lui-même vers un produit
qu'il ne connaît pas, comment un étranger est-il amené
à essayer des recettes ? Deux démarches apparaissent
prédominantes dans cette incorporation de nouvelles denrées. Les
mangeurs doivent avoir goûté aux plats une première fois,
que ce soit au restaurant ou chez des amis, avant de vouloir acheter et
cuisiner certains produits. « Comment tu fais pour goûter un
produit français que tu connais pas ? Tu te ballades et tu prends ce qui
te plaît ? J'écoute plutôt ce que me dit ma colocataire
française, elle nous a dit de goûter ça ou ça. C'est
quelque chose que je goûte par..., chez des amis ou au restaurant et
après je vais le faire moi-même. Je fais des courses avec elle
aussi. » La personne connue sert d'intermédiaire entre le
mangeur novice et l'aliment inconnu. La situation de colocation avec des
français favorise les découvertes. Le colocataire français
initie aux découvertes alimentaires : il conseille certains plats, aide
à les réaliser, les fait goûter.
Il faut donc au mangeur, s'il veut manger avec plaisir, une
certaine familiarité avec l'étranger qu'il introduit dans sa
cuisine, qu'il va manipuler au travers d'aliments mal connus, qu'il va
ingérer ensuite par une recette, elle aussi mal connue, le tout parfois
au travers de termes en langue étrangères qui rappellent la
distance entre l'Autre et soi-même. Pour que l'étranger soit
introduit dans notre cuisine, divers procédés sont mis en oeuvre.
On a été étudié précédemment la
substitution à laquelle se livre le mangeur étranger entre les
produits de son pays d'origine manquant en France et les produits
français. Pour ce faire, le mangeur établit des
équivalences entre les produits, as simile certains produits
étrangers à des produits français (par exemple les
épinards d'eau asiatiques peuvent être rapprochés des
épinards que l'on mange en France, la ciboule de la ciboulette...).
Deux modalités distinctes d'incorporation de la
nourriture étrangère coexistent : pour la cuisine du quotidien,
le mangeur étranger choisit des produits proches d'aliments qu'il
connaît, en d'autres circonstances, il s'oriente vers des produits
beaucoup plus éloignés de sa culture d'origine.
On peut faire l'hypothèse que pour rendre familiers
certains produits français le mangeur étranger procède par
équivalences et assimilations : il achète de
préférence les produits français qui lui rappellent les
produits locaux. L'igname peut être remplacé par des topinambours,
le manioc par des épinards... Comme le note Théodora «
Je sais pas, si je n 'aime pas les champignons je vais pas aller acheter de
champignons, même si je les connais, même si je les connais pas,
les choses de cette catégorie je vais pas essayer ».Les
cuisines étrangères sont recomposées et on y
sélectionne ce qui est le plus proche de ses traditions alimentaires et
des ses goûts. La cuisine se situe alors dans un entre-deux entre des
pratiques culinaires : on garde l'exotisme parce qu'on choisit des aliments
inconnus mais on les adapte à sa cuisine pour pouvoir les
apprécier.
La découverte des aliments inconnus passe aussi par les
aliments les plus typiques du pays, ou qui sont présentés comme
les fleurons de la gastronomie : pour la France les cuisses de grenouilles, les
escargots, le canard, le foie gras... Shumeï a goûté les
cuisses de grenouille avec une amie chinoise parce qu'en Chine
déjà à Shanghaï elle en avait entendue parler,
Giovanni attendait d'être en France pour faire du canard. Il avait
goûté cela dans un restaurant en Italie et en France a attendu une
occasion festive (l'anniversaire de sa petite amie) pour s'atteler à la
préparation d'un canard et d'une gelée à l'orange. Les
cuisines sont réduites au plus « typique », convoquées
à des saisons et à des occasions bien déterminées.
Par ce travail de réduction, de sélection et de transformation,
la découverte culinaire consiste en une
codification des cuisines étrangères, que l'on
transforme afin d'y retrouver des produits et des plats familiers.
La consommation de ces aliments très différents
des aliments traditionnellement consommés a lieu en certaines
circonstances : il faut être dans un contexte propice aux innovations
culinaires. Généralement on ne fait pas ces découvertes
culinaires seul : on les réserve pour des occasions où l'on
invite des amis à manger.
Plus, chacun des mangeurs se construit sa
représentation de ce qui fait la spécificité du pays
où il séjourne, à l'image de ce qu'il y a
goûté et qu'il ne pourra plus retrouver ailleurs. Pour
Théodora, les crevettes et la crème de poireau
représentent la France, pour Shumeï ce sont les fromages, pour
Mickaël ce sont le fromage, le vin, la quiche lorraine et la crème
brûlée, pour Giovanni et Tsu Tsu Tuï c'est le canard, pour
Christina la crème brûlée, la crème de
châtaigne et le roquefort... Chacune des personnes que nous avons
interrogées valorise dans le pays des aliments qu'elle y
goûté et aimé. Elle sélectionne ce qui correspond le
mieux à son patrimoine et ses habitudes culinaires.
Mais ces pratiques culinaires étrangères doivent
également rester suffisamment différentes et
éloignées de ses habitudes pour être
appréciées : l'exotisme culinaire est aussi une reconnaissance de
la différence. Il repose sur le charme de l'insolite et l'inattendu des
saveurs, des couleurs et des modes de cuisson.
Christina adore manger au restaurant et découvrir
à chaque fois de nouveaux plats. Lorsqu'un plat lui plait elle demande
au serveur la recette
Ce que cette confrontation à des aliments nouveaux met
en évidence c'est que les mangeurs cherchent préalablement
à leur préparation à donner du sens et une valeur à
leurs nourritures, et n'acceptent pas passivement les consignes de
préparation. Les aliments doivent être médiatisés,
incorporés, bricolés en transitant par des territoires ou
réseaux d'individus proches. Au départ, les aliments nouveaux
sont considérés avec suspicion, mettant en jeu la tendance
première du mangeur à la néophobie alimentaire. La
néophobie alimentaire désigne la réticence d'un individu
à goûter un aliment nouveau, elle est soutenue par une angoisse
d'incorporation à la fois rationnelle et magique comme nous l'avons
montré précédemment.
« On ne mange rien sans le sentir avec plus ou moins
de réflexion ; et pour les aliments inconnus, le nez fait toujours
fonction de sentinelle avancée, qui crie : qui va là ?
» écrit A Brillat-Savarin199. Nous avons
essayé de montrer en quoi le sentiment de confort et de satisfaction
associé à sa nourriture familière, qui s'illustre dans ce
que l'on appelle le conservatisme culinaire étudié chez Adbelbaki
et Tsu Tsu Tuï est extrêmement important. Le rejet fréquent
de la cuisine étrangère est sans doute le résultat
à la fois de la crainte devant la composition d'aliments inconnus, de la
répulsion (dégoût) envers la nature de ces aliments, et du
fait qu'ils ont été préparés par un « autre
» pour le moins étrange et inconnu et lui sont associés.
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