II. L'alimentation, phénomène
pluriel
Les cuisines se déclinent au pluriel parce qu'elles se
modifient, se transforment grâce aux influences et aux échanges
entre populations, aux nouveaux produits apportés, aux circulations des
marchandises. L'aubergine est introduite au Maghreb par les marchands arabes en
provenance d'Asie, puis réappropriée par la cuisine juive. Le
gombo se cultive au Maghreb et en Afrique et se retrouve dans la cuisine
créole de la Louisiane. Circulation, adaptation et invention
caractérisent la cuisine.
L'activité culinaire se heurte à
l'impossibilité de reproduire à l'identique les pratiques
alimentaires. Le couscous est le symbole de l'identité alimentaire des
populations du Maghreb, le plat dans lequel on se reconnaît et
grâce auquel on se ressource, et ce d'autant plus que l'on a
émigré. Il est impossible de définir le plat tant il
existe de variantes et de différences régionales, sans compter
les recettes et tours de main personnels des cuisinières. Il en existe
des salés et des sucrés, aux légumes ou à la
viande, au poulet ou au poisson; avec ou sans raisins secs, les
préparations peuvent être liquides, proches du pot-au-feu, ou
plutôt sèches, proches du ragoût. Les légumes s'y
complètent ou s'y remplacent, au gré des régions, des
saisons, des humeurs. On pourrait continuer à l'envi une telle
description. Pour Annie Hubert28 « Le couscous est un plat
polymorphe, éminemment adaptable. » ou encore que «
Il n'y a pas de « vrai » couscous : le plat n'est jamais «
authentique », d'une seule manière ».
A travers l'exemple du couscous, nous pouvons émettre
l'hypothèse que tout plat, toute préparation culinaire porte en
germe une diversité exponentielle. L 'Autobiographie d 'un chou
farci29 témoigne aussi à sa
manière de la pluralité constitutive d'une recette.
Ceci nous interpelle particulièrement dans le cadre de
notre sujet. A travers cette diversité d'un même plat, c'est la
vision de l'acte alimentaire, culinaire qui est modifiée. Nous
soumettons ici à démonstration notre hypothèse de travail,
selon laquelle l'acte alimentaire est multiple d'une société
à l'autre, d'un groupe à l'autre, variable à l'infini,
malléable. Nous essaierons de montrer la variation des cultures
alimentaires, des préceptes culinaires, des recettes d'un pays, d'une
région jusqu'aux recettes d'une famille et d'un individu. Il s'agit ici
pour nous de pointer du doigt une malléabilité de la cuisine, une
diversité sui generis du plus général au plus
particulier.
28 Annie Hubert, « Destins transculturels »,
Milles et une bouches. Cuisines et identités culturelles,
Autrement, Paris, 1995
29 Allen-S Weiss, Autobiographie dans un chou farci,
Mercure de France, novembre 2006
1) La pureté originelle des cultures et son
mythe30
Une précaution s'impose dans notre analyse. Il faut se
garder d'évaluer les modifications des pratiques alimentaires à
l'aune d'une culture alimentaire pure originelle. En effet, parler des
modifications des comportements alimentaires des migrants, introduire la notion
de substitution de produits et peut-être la notion de perte d'importance
du régime alimentaire d'origine laisserait penser qu'initialement, les
pratiques alimentaires des migrants sont vierges de toute modification interne
aux pays. Il faut veiller à ne pas supposer une pureté originelle
des pratiques alimentaires. C'est à cette mise en garde que l'ensemble
de cette partie s'emploie. Si on parle en France de pratiques de substitutions
d'aliments lorsqu'ils ne sont pas disponibles à l'achat, ...on peut de
même supposer que de pareils bricolages prennent place dans le pays
d'origine. Les recettes, les traditions ne sont jamais appliquées telles
quelles, mais sont touj ours réinterprétées par un mangeur
en particulier.
Le métissage est une idée du XIX siècle.
Cette notion est aujourd'hui très employée dans le monde de la
mode, de la littérature, de la musique, de l'art. Elle désigne
quelque chose comme le libre mélange des genres. Cette vision du monde
est liée à celle de la globalisation, en effet ce sont les
mêmes théoriciens qui annoncent la mondialisation de la culture
qui s'intéressent à la notion de métissage. Ils
défendent l'idée que les sociétés autrefois
fermées sont destinées à s'ouvrir : autrefois les
sociétés se développaient sans contact les unes avec les
autres, et maintenant tout communique.
Le piège de la notion de métissage est de nous
amener à penser qu'il existe des cultures pures, comme on pensait qu'il
avait déjà existé des races pures. Tout métissage
renvoie à l'idée préalable que la culture originelle est
vierge de toute influence extérieure.
Dans un même espace culturel, les prises alimentaires
changent dans le temps. Ces transformations sont le résultat
d'évolutions climatiques, agronomiques et technologiques qui jouent sur
les disponibilités alimentaires, mais aussi des modifications des
systèmes de valeurs et des jeux de concurrence et de
différenciation entre groupes sociaux. À l'intérieur de la
culture française, les formes de repas, leur composition, mais aussi
leur nombre varient dans le temps et en fonction des différents groupes
qui composent la société. Les travaux historiques et
socio-historiques montrent en effet que, pour la période qui
s'étend du Moyen Âge jusqu'à la fin du XIXe siècle,
il n'y a pas de modèle alimentaire uniformément partagé et
mis en oeuvre par l'ensemble des groupes sociaux31. De très
grandes différences existent entre l'alimentation des élites
aristocrates, celle de la bourgeoisie et celle des milieux
populaires32. Ces différences s'ancrent à la fois dans
les contenus et les formes des repas, l'organisation des journées
alimentaires, normes... Il s'agit de pointer quelques différences
majeures au sein d'un même espace géographique et social, puis de
saisir les traits structurels distinguant des aires culturelles entre elles. On
procède ici à la mise en évidence des distinctions entre
situations alimentaires des plus petites aux plus importantes.
30 Amselle, Jean-Louis, « Le métissage : une notion
piège » in La culture, De l 'universel au particulier, N.
Journet (éd.), Éd. Sciences Humaines, Auxerre, 2002, p 329-333
31 Flandrin, Jean-Louis et Cobbi, Jane, Tables d'hier,
tables d'ailleurs, Paris: Odile Jacob, Science Humaines 1999.
32 Bourdieu, Pierre, La Distinction. Critique sociale du
jugement, Paris: Editions de Minuit, 1979. , Grignon, Claude et Grignon,
Christine, "Styles d'alimentation et goût populaires",Revue
française de sociologie, 21, N°4, 1980, 531-569.
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