3) « L'Homnivore »16 et ses paradoxes ou
l'alimentation comme problème
a) Le paradoxe de l'Homnivore
Il existe un paradoxe fondateur de la condition du mangeur.
L'homme est un être omnivore. A partir de cette caractéristique
émergent pour Fischler deux caractères contradictoires. Tout
d'abord l'homme peut subsister à partir d'une multitude d'aliments et de
régimes différents et survit donc à la disparition de
certaines espèces, mais il a aussi besoin de variété.
Dépendant de la variété, l'omnivore est donc poussé
à la variation et à la diversification de ses pratiques mais il
est, dans le même temps, contraint à la prudence. L'omnivore est
pris entre deux pôles celui de la néophobie et celui de la
néophilie, une double contrainte entre le connu et l'inconnu.
Cette situation caractérise notre population. Soumise
à un changement de pays, elle est forcément contrainte à
l'expérimentation de nouvelles saveurs, de nouveaux aliments. Cette
double orientation possible entre acceptation de l'étranger et refus de
la nouveauté est particulièrement importante pour nous. Le
mangeur étranger actualise au jour le jour sa condition d'homnivore.
S'il peut a priori tout manger, il multiplie surtout dans les premiers temps du
séjour les découvertes culinaires.
Il n'existe pas d'interdit alimentaire au sens biologique,
l'homme est omnivore. Chacun d'entre nous peut avoir une allergie personnelle
parce qu'il est un exemplaire unique, mais il n'y a pas collectivement
d'interdit biologique pour l'espèce humaine. Il ne faut pas confondre un
dégoût individuel avec l'interdit qui est collectif. L'interdit ne
relève pas non plus du réglementaire, des juridictions, du droit.
Il est une manifestation collective à laquelle une personne
adhère pour rendre concrète son appartenance à un
groupe.
C'est grâce au principe d'incorporation, que nous avons
exposé plus haut, que nous pouvons comprendre l'importance des
découvertes culinaires. A chaque nouvel aliment rencontré est en
jeu le principe d'intégrité de soi, de mise en danger de soi. En
mangeant, les mangeurs incorporent simultanément des aliments et les
représentations symboliques projetées sur ces derniers et les
valeurs mises en scènes par l'organisation du repas.
16 Fischler, Claude, L'Homnivore. Le goût, la cuisine
et le corps, Poches Odiles Jacob, Paris, 2001
b) Rejet et refus de goûter : la néophobie
alimentaire
Littéralement, la néophobie alimentaire
désigne la réticence d'un individu à goûter un
aliment nouveau. Son existence a tout d'abord été attestée
sur certaines espèces animales omnivores, notamment le rat et le
singe.
En sociologie, Paul Rozin a développé
l'idée selon laquelle la néophobie alimentaire est soutendue par
une angoisse d'incorporation à la fois rationnelle et magique. En effet,
l'homme, lorsqu'il goûte un produit pour la première fois, prend
le risque de s'empoisonner (peur rationnelle) et de s'approprier les
caractéristiques symboliques du produit (peur magique «on est ce
que l'on mange»). Concernant cette croyance magique, Rozin a par exemple
montré que des adultes américains croient que consommer des
tortues d'eau de mer rend les individus meilleurs nageurs et plus pacifiques,
alors que la consommation de sangliers les rend plus belliqueux et rapides
à la course.
Paul Rozin dans Des goûts et
dégoûts17 catégorise les
phénomènes de rejet alimentaire. Il existe selon lui trois types
de motifs de rejet de tel ou tel aliment. Le premier est « d'ordre
sensoriel-affectif » : l'acceptation ou le rejet est fondé sur les
propriétés sensorielles de la nourriture (goût, odeur,
consistance et apparence). La seconde porte sur les conséquences
anticipées de ce que nous croyons être le résultat de
l'ingestion, et s'articule essentiellement sur les effets physiques : nutritifs
ou toxiques. Une troisième motivation, propre à l'être
humain, est liée à ce que nous connaissons des origines de
l'aliment en question.
Ces trois motivations donnent naissance à quatre
catégories différentes de rejet de la nourriture. L 'aversion
concerne des aliments rejetés avant tout du fait de leurs
propriétés sensorielles négatives. On considère
généralement que ce sont des aliments inoffensifs ou
bénéfiques, acceptables sur le plan de leur nature ou de leur
origine. Ainsi beaucoup de gens rejettent les mets trop épicés ou
trop amers. La plupart des aliments de cette catégorie sont des aliments
acceptables dans une culture donnée, mais que certains individus
appartenant à cette culture n'aiment pas. Tous ces aliments sont
acceptables, mais certaines personnes n'apprécient pas leurs
propriétés organoleptiques. Les aliments dangereux sont
rejetés avant tout parce que l'on craint les conséquences de leur
ingestion, et en particulier les effets toxiques de telle ou telle substance
contenue dans l'aliment incriminé.
Les substances incongrues font, elles, l'objet d'un
rejet idéel, c'est-à-dire qu'elles ne sont tout simplement pas
considérées comme de la nourriture.
La dernière catégorie de rejet est le
dégoût. Les substances dégoûtantes sont
rejetées surtout pour des raisons idéelles, du fait de leur
nature ou de leur origine. Toutefois, contrairement aux substances incongrues,
les substances dégoûtantes sont perçues comme étant
mauvaises ou/et souvent dangereuses. On peut définir le
dégoût comme Angyal18, comme « la répulsion
à l'idée de l'incorporation (buccale) d'un objet agressif. Cet
objet a des propriétés contaminantes ; s'il touche un aliment par
ailleurs acceptable, il rend ce dernier inacceptable».
La cuisine des autres pays est une nourriture concoctée
et manipulée par d'« autres »19. Le
rejet de la cuisine étrangère peut être compris comme le
résultat à la fois de la crainte devant
17 « Des goûts et dégoûts »,
Mille et une bouches. Cuisines et identités culturelles,
Collection Autrement, Paris, 1995.
18 A. Angyal, « Disgust and Related Aversions »,
Journal of Abnormal and Social Psychology, 1941, p.393- 412.
19 Notons que cette analyse vaut plus particulièrement
pour des pays lointains de la France géographiquement dont les
systèmes culinaires sont très différents de celui de la
France. Dans le cas de l'Allemagne, de l'Italie... ces analyses laisseraient
supposer une exagération de notre part. Gardons en
la composition d'aliments inconnus, de la répulsion
(dégoût) envers la nature de ces aliments, et du fait qu'ils ont
été préparés par un « autre » pour le
moins étrange et inconnu. Souvent, en vertu de cette
étrangeté, cet autre, différent de « nous »,
peut prendre des propriétés négatives et les transmettre
à la nourriture.
Le risque alimentaire n'est jamais nul, et il n'est pas
aisément quantifiable. Expliquons-nous. Comment apprécie-t-on le
risque d'un aliment nouveau ? La réponse n'est simple que dans des
situations extrêmes, lorsqu'on absorbe un poison violent à forte
dose par exemple.
Dans la même veine, J-P Poulain20
définit un modèle alimentaire comme une série de
catégories emboîtées, imbriquées, qui sont
quotidiennement utilisées par les membres d'une société.
». Deux grandes familles de catégories doivent être
distinguées : le mangeable et le
non-mangeable, catégories au sein desquelles
on définit des sous-catégories.
Une première distinction doit être faite entre
comestible et non-comestible, cette distinction qui
réside à l'intérieur d'un espace social alimentaire inclut
ou rejette dans le registre du mangeable certains aliments. Il faut
définir précisément ce que recouvrent les
catégories du comestible et du non comestible.
Du ou des mangeurs...
On peut considérer que ces classifications culinaires
ne sont pas valables pour une région, une ville... mais sont
définissables à l'échelle d'une famille ou même d'un
individu. L'un des points nodaux des études sur la modernité
alimentaire notamment chez F Ascher21, la dernière en date
étant celle de J-C Kaufmann22 est de mettre en
évidence l'individualisme alimentaire. Il se manifeste de façon
prépondérante au sein de la famille où traditionnellement
les repas sont pris ensemble et ont pour fonction comme le démontre J-C
Kaufmann23 de faire famille. Chaque mangeur se définit
aujourd'hui au sein de la famille par des goûts individualisés,
qui prennent sens en continuité des goûts familiaux ou en
opposition avec ces derniers. Plus largement F Ascher narre dans le chapitre
deux de son ouvrage24 intitulé « L'individualisation du
mangeur » la fabrication d'un mangeur autonome qui sa caractérise
par des portions individualisées, des ustensiles
individualisés...
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La classe du non-comestible
La classe des aliments non comestibles s'étend du toxique
au produit comestible mais non apprécié. Cinq catégories
entrent dans le non-comestible.
Le toxique contient les aliments
pouvant être objectivement dangereux pour l'homme. Les
produits tabous/interdits sont des produits sur
lesquels pèsent des contraintes culturelles qui en interdisent ou
restreignent la consommation.
mémoire le temps de ces analyses, leur
généralité et leur exemplarité qui pousse à
en grossir volontairement les traits de façon à insister sur des
points saillants.
20 J-P Poulain, « Libres mangeurs ? », Penser l
'alimentation. Entre imaginaire et rationalité, J-P Corbeau, JP
Poulain, Privat, Toulouse, 2002
21 Ascher, François, Le mangeur hypermoderne. Une
figure de l'individu éclectique, Odile Jacob, 2005.
22 Kaufmann, Jean-Claude, Casseroles, amours et crises. Ce
que cuisiner veut dire, Paris: Hachette Litteratures, 2005.
23 Op cit
24 Op cit
Vient ensuite le non-mangeable dans une culture
: ces produits comme les précédents ne sont pas
consommés, mais sur eux ne pèsent pas une charge d'interdit.
Entrent dans cette catégorie les grenouilles ou les escargots pour les
Anglo-saxons.
Les deux dernières catégories font intervenir la
décision individuelle d'un mangeur : « le mangeable
mais non apprécié » par un mangeur
donné, l'aliment comestible qui est l'objet d'un
dégoût individuel, pour ce dernier cas, l'aliment
est comestible dans tous les espaces mais n'est pas aimé par
l'individu.
Nous reproduisons ici par un souci de lisibilité et de
compréhension de nos lecteurs, le schéma de J-P
Poulain25.
Toxique
|
Tabou, interdit
|
Non- mangeable
|
Comestible non
|
Mangeable mais
|
Comestible objet d'un
|
|
culturel
|
dans ma culture
|
consommé
|
n'apprécie pas
|
dégoût individuel
|
|
Les catégories du comestible
Quatre catégories organisent le comestible. Certains
produits appartiennent au groupe du consommable
problématique, ils posent des problèmes de
consommation à long terme ou à court terme (indigestion par
exemple).
Les produits dits consommables sont
des produits alimentaires quotidiens, les produits dits agréables sont
chargés d'une force positive, ils sont appréciés,
répétés. Enfin les produits délicieux
font l'objet d'une forte valorisation gastronomique, et sont
consommés plus facilement en groupe que seuls..
Ici encore nous reproduisons le schéma
récapitulatif de J-P Poulain. Ces deux schémas permettent de voir
que les individus classent les aliments.
Consommable
|
Consommable
|
Agréable
|
Délicieux
|
problématique
|
|
quotidien
|
festif
|
|
Le (non) -mangeable, le (non)-comestible à l
'étranger
Il faut savoir prendre du recul par rapport à ces
catégories pour explorer la réalité sociale. Les
distinctions évoquées ne sont pas celles adoptées par les
individus eux-mêmes, du moins en ces termes. Mais on peut supposer
l'existence d'un raisonnement alimentaire profane, qui pousse chaque mangeur
à établir des classements des aliments qu'il connaît et
ingère selon qu'il les aime ou non, les trouve bons ou mauvais pour la
santé...26 Les hiérarchisations
25 Op cit.
26 Shumeï, d'origine chinoise hiérarchise
très explicitement ses consommations alimentaires. Origine d'une
province pauvre de la Chine, elle consomme parfois des aliments qu'elle n'aime
pas, parce qu'ils sont bons pour la santé. Si elle cuisine du porc, elle
conserve l'os pour que pendant la cuisson se diffuse du calcium
auxquelles procèdent les individus sont
nécessairement moins développées que celles que nous avons
ici présentées, mais de façon sous-jacente aux propos des
enquêtés on peut les retrouver.
Si nous avons tenu à présenter ces
catégories, c'est que se met en branle dans la situation migratoire tout
un ensemble de changements touchant aux catégories de définition
du comestible, du non-comestible... entre le pays d'origine du migrant et le
pays d'accueil. Il faut donc prendre conscience que les catégories si
culturellement ancrées et définies, familialement établies
et apprises sont chamboulées. C'est à niveau que se situe le
point emblématique de cette recherche : à partir du moment om les
classifications sont spécifiques à une aire culturelle
donnée, comment un mangeur se comporte-t-il dans une autre aire ? Quelle
attitude peut-on le plus probablement attendre de lui, la volonté de
goûter ou de découvrir ou bien la réticence face aux
nouveautés ?
Martine Courtois27 constate que les récits
de voyage déçoivent souvent notre curiosité pour les
cuisines du monde, parce qu'ils en parlent peu ou mal. Les évocations
des cuisines étrangères y sont quasi-inexistantes, or on aurait
pu croire ou espérer que les pratiques alimentaires y occuperaient une
place de choix, en effet un voyage à l'étrange est bien souvent
l'occasion de la découverte de nouvelles saveurs et pratiques
alimentaires.
Ce constant de manque nous informe donc en retour sur la
spécificité de l'acte alimentaire, sur le « pari vital
» que peut constituer la découverte de nouvelles denrées et
donc sur la tendance naturelle de l'homme à chercher ailleurs ce qu'il
connaît. Ces récits de voyage nous permettent de montrer sous un
autre angle que celui utilisé jusque ici l'existence d'une peur de la
nouveauté alimentaire.
Le pain semble être presque une question de vie ou de
mort pour Robert de Clari, qui raconte la croisade de 1204, plaint
l'armée « si pauvre » qu'elle n'a pas de pain, alors pourtant
qu'elle a viande et vin à volonté (8, 112-113). De Quilon, au sud
de l'Inde, Marco Polo note qu'on y a « de toutes choses nécessaires
à corps d'homme pour vivre [...], fors qu'ils n'ont point de grain, si
ce n'est riz seulement ». Le manque de vin semble aussi désastreux.
Longtemps après, en 1700, Tournefort subit les difficultés du
campement à l'est de la Turquie : « II fallut donc passer la nuit
sans feu ni viande chaude ; nous n'avions pas même du vin de reste »
(22, II, 241). En juillet 1725, Peyssonnel se trouve en Algérie,
où en cette saison on a surtout besoin d'eau, mais se plaint : « Je
manquais de vin et d'autres provisions ; les chaleurs me fatiguaient »
(18, 210). Les voyageurs emplissent leurs valises de bouteilles de vin, ainsi
Lamartine, Nerval.
Ainsi si beaucoup de voyageurs n'ont rien à dire des
cuisines locales, c'est parce qu'ils mangent à l'européenne. Ils
emportent leurs provisions, mais aussi leurs cuisiniers...Ce qui domine ; c'est
donc une peur de la nourriture de l'autre.
Cette première partie a permis de compléter
l'introduction et de rendre à l'alimentation la complexité qui la
caractérise. On a pu y définir les bases de nos
démonstrations ultérieures. Ainsi, il apparaît que
l'alimentation est un phénomène culturel, qui est toujours
spécifique à une aire culinaire donnée. Cette
spécificité se manifeste au niveau de la définition de ce
qui est ou non un aliment. Suivant les sociétés, un produit
donné sera ou non considéré comme potentiellement
mangeable.
situé dans l'os, ajoute à ses
préparations quelques feuilles d'herbes chinoises lorsqu'elle se sent
fatiguée et veut refaire le plein d'énergie, boit des infusions
de plante dont elle n'aime pas le goût lorsqu'elle est
fatiguée...
27 M Courtois, « Sans pain, ni vin », Mille et une
bouches. Cuisines et identités culturelles, Coll. Autrement, Paris,
1995,.
Jusqu'à présent, nous avons
démontré que l'alimentation spécifiait des aires
culturelles ou géographiques de façon assez homogène par
l'intermédiaire des grandes catégorisations comestible, non
comestible, mangeable, non mangeable. Il s'agit maintenant de montrer plus en
détail sur quelques exemples choisis que l'alimentation est plurielle en
un sens plus important que nous l'avons dit jusque là, en passant d'une
vision microsociologique à une vision macrosociologique. Le changement
d'échelle permet de mettre en perspective la complexité et la
variabilité du phénomène alimentaire.
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