Seconde partie : La construction d'un
nouveau répertoire du comestible en France
Dans cette seconde partie du chapitre il est question des
modalités selon lesquelles les étudiants intériorisent de
nouvelles pratiques culinaires. Cette interrogation suivra la pratique
culinaire en elle-même, sa technique. De quelle façon et pourquoi
accueille-t-on les produits étrangers, les ustensiles étrangers
dans sa cuisine? Pour ce qui concerne le domaine culinaire, l'exotisme repose
sur le charme de l'insolite et l'inattendu des saveurs, des couleurs et des
modes de cuisson : faire la cuisine de l'Autre est donc un moyen d'enrichir son
répertoire culinaire.
Comme cela a été démontré pour
l'approvisionnement, l'intégration de nouvelles pratiques alimentaires
à son registre de pratiques habituel demande un apprentissage et une
volonté. On fait l'hypothèse qu'il s'agit pour ces
étudiants de se situer entre deux répertoires du comestible celui
du pays d'origine et un nouveau constitué des nouvelles pratiques
apprises en France.
I. Changer de pratiques culinaires
1) Des modifications des pratiques à la marge...
Jusqu'ici il n'a pas été question
spécifiquement des étudiants étrangers dont les pays
d'origine sont les plus proches de la France. En effet, leurs pratiques
culinaires leur posent a priori moins de difficultés qu'aux autres
étudiants. Parce que la cuisine de leur pays est proche de celle de la
France, on voit mal a priori la différence qu'il peut exister entre la
cuisine d'un étudiant en France et en Allemagne, en France et en
Italie... L'objet de la partie consacrée à la
démonstration de l'alimentation comme fait pluriel fait ici tout son
sens. L'analyse de J Pfirsch Des goûts alimentaires
différenciés entre la France et l'Allemagne a permis de
mieux prendre la mesure des différences entre des pays aux traditions
culinaires apparemment proches.
Les étudiants italiens, allemands sont conduits
à modifier leurs pratiques culinaires parce qu'ils ne trouvent pas en
France tous les produits dont ils auraient besoin pour reconstituer les
pratiques du pays. Mais on remarque aussi qu'il ne cherchent pas toujours
à se procurer les produits de leur pays.
G Desmons et A O'Mahoney195 étudiant les
habitudes alimentaires de la population anglophone du sud-ouest de la France
constatent que 60% des anglophones n'achètent pas de produits «
d'origine anglaise ». Même si les produits sont disponibles sur le
marché, les expatriés n'éprouvent pas le besoin de
consommer des produits venant de leur pays d'origine.
En France, les Italiens, les Allemands, les Américains
peuvent retrouver en France des produits qu'ils consomment également
dans leur pays de façon évidente. La différence qui existe
réside dans la variété des produits disponibles
relativement en France et en Italie et dans l'impossibilité de trouver
les produits les plus spécifiques. Ainsi si il existe un grand choix
de
195 G Desmons et A O'Mahoney, « Nourriture, langage,
culture. Les anglophones du Sud-Ouest de la France en voie de mutation
culinaire », Faire la cuisine. Analyses pluridisciplinaires d'un
nouvel espace de modern ité. Les Cahiers de l'OCHA, n° 11,
2006
pâtes en France, nous ne disposons pas de la
variété existante en Italie. De l'avis de Giovanni, dans chaque
supermarché italien deux à trois rangées entières
regorgent de pâte s différentes. A l'inverse, les Allemands
peuvent goûter en France à une beaucoup plus grande
variété de fromages. Comme le note Christina « ce qu 'on
a ici de plus, on a beaucoup plus de fromages. Même à Aldi,
même à Lidl, ils ont ici un rayon vraiment grand, plus de sortes
roquefort, camembert, qu 'on a pas en Allemagne ». Les pâtes,
le fromage... se trouvent dans des supermarchés génériques
en France, les étudiants de cette nationalité n'ont pas besoin
pour les produits de base à la différence par exemple des
chinois, des russes de se rendre dans des magasins spécialisés
tels les Casitalia. D'une surface de 150 à 200 m² les
magasins Casitalia196 offrent un assortiment de 2 000
références constituées à 50% de produits italiens,
45% de produits Casino et 5% de marques nationales et premiers prix. Il existe
dix magasins de l'enseigne Casitalia dans le sud-est de la France puis en
région parisienne. Parallèlement Casino a mis en place des
espaces dédiés aux produits italiens dans une sélection de
magasins Petit Casino, Spar, etc.. .sous l'appellation Saveurs d
'ailleurs.
Par contre, dans les supermarchés français, les
migrants ne peuvent trouver des produits spécifiques par exemple pour
Giovanni une crème à la limite de la crème fraîche
et de la crème liquide notamment, qui permet de faire les pâte s
à la carbonara ou les tartes, de la farine de sarrasin noire. En France,
il cherche des produits alimentaires très locaux, participant de
l'identité piémontaise. Ce sont des produits d'usage secondaires.
On pourrait se demander pour chaque étudiant interrogé ce qui
constitue un produit de première nécessité et de seconde
nécessité, toujours est-il que Giovanni, de même que
Christina ne cherchent pas dans les épiceries italiennes les produits
typiques de leur pays.
Il faut comprendre ces pratiques à partir de celles des
étudiants d'autres nationalités. Pourquoi Giovanni et Christina
n'éprouvent-ils pas le besoin de se procurer des produits très
spécifiques ? Trois hypothèses peuvent être
proposées: les habitudes alimentaires des Italiens et des Allemands
étant proches de celles de la France, ils ne sont pas dépourvus
dans un grand nombre de produits de telle sorte qu'ils n'ont pas besoin de se
procurer ceux là, compte tenu de leur coût exorbitant relativement
à l'Italie.
Deuxièmement on peut aussi faire l'hypothèse que
ces produits ne se trouvent pas en France parce qu'ils n'y sont pas
considérés comme exotiques. L'offre de produits étrangers
des supermarchés se limite généralement aux produits dits
exotiques, les plus éloignés de nos traditions culinaires. De
plus à chaque pays est associé un ou plusieurs produits phares
censés représenter un pays : le tapas représente le
Mexique, le parmesan l'Italie, ...
Troisièmement, il se peut que les étudiants
européens soient très heureux de goûter la cuisine
française, parce qu'elle est proche de celle de leur pays mais en
même temps assez proche pour ne pas dépayser.
Pour Giovanni, il n'est pas nécessaire de se rendre dans
une épicerie italienne « Donc tu vas seulement chez Atac ou Ed
et pas dans des magasins typiques italiens ? Non, c 'est inutile. Pourquoi c
'est inutile ? C 'est inutile parce que la cuisine français c 'est
très proche, j 'aime bien goûter la cuisine française, les
produits français, c 'est pas la peine d 'aller chercher toute
196 Voici ce qu'on peut lire sur le site internet de Casino
à propos de cette enseigne « Le Groupe Casino lance une nouvelle
enseigne de proximité. « Casitalia » est un magasin qui
associe un concept unique d'épicerie de proximité et un concept
de 1000 produits italiens .Le groupe a souhaité se rapprocher de
l'Italie car ce pays est connu et aimé dans le monde entier pour la
beauté de ses paysages et surtout pour sa gastronomie .La
présence des produits italiens est devenue incontournable dans nos
habitudes de consommation. « Casitalia », c'est la qualité, le
choix dans une ambiance ensoleillée....Avec déjà 11
magasins à fin 2004, la branche Proximité du groupe Casino a
l'ambition de développer une centaine de points de vente. »
la ville pour acheter des choses italiens. ». Le
coût temporel et financier est trop onéreux par rapport à
l'importance que revêtent les produits dont il manque en France. De plus
il trouve facilement des substituts en France « en fait il y a des
magasins où des fois il y a des promotions, des thèmes avec des
petits trucs où il y a des produits italiens, ou qu 'ils « dit
» qu 'il vient d 'Italie » dans les supermarchés
traditionnels. L'offre des produits italiens les plus connus en France s'est
démocratisée et se retrouve aujourd'hui dans toutes les
supermarchés.
Christina, quant à elle retrouve dans les chaînes
allemandes présentes en France comme Aldi et Lidl des produits qu'elle a
l'habitude de consommer en Allemagne. « Est-ce que tu peux manger en
France de la même manière qu 'en Allemagne ? On peut si on veut,
je dirais. La nourriture allemande et la nourriture française se
ressemblent beaucoup. Mais je dirais qu 'il y , c 'est facile de manger
vraiment une façon allemande, parce qu 'il y a beaucoup de magasins qui
font des choses allemandes, comme les grandes chaînes, Aldi, Lidl par
exemple. J'ai remarqué ça »
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