4) L'évaluation des pratiques en France
Comment nos enquêtés évaluent-ils leurs
pratiques culinaires par rapport à ce dont ils ont l'habitude dans leur
pays ? Sont-ils satisfaits des « plats typiques » qu'ils
préparent du point de vue de leur goût, de leur saveur ?
« Et est-ce que justement tu as essayé
plusieurs fois de faire des plats roumains ici ou ? Non, je sais pas, disons
que en deux mois, j 'ai essayé dix fois de faire des plats
roumains
Et à chaque fois ça te plaît ? Tu es
déçue ou au contraire contente de manger quelque chose dont tu as
l 'habitude ?[Rire]Non je ne suis pas déçue parce que ce n 'est
pas...enfin quand même des fois,.mais ça n 'a pas le même
goût, ce n 'est pas le même plat quand même. »
Le plus souvent les plats reproduits en France sont des
pis-aller dont les enquêtés se satisfont faute de trouver les
mêmes ingrédients. Les plats préparés en France ne
sont pas à la hauteur des plats préparés au pays, ni
à la hauteur des espérances placées en eux. Evalués
à l'aune des souvenirs gustatifs et olfactifs, ces plats en France
apportent moins de plaisir, se situent endessous dans la hiérarchie du
bon.
L'une des ethnologues contactées pour la
rédaction de l'ouvrage La cuisine des
ethnologues194 dont le pari consiste à
réunir des recettes qui peuvent en théorie être
réalisées en dehors de leur aire culturelle refusa l'offre dans
la mesure où l'on ne pouvait transposer la cuisine de Mount Hagen ou de
l'ensemble de la Mélanésie au-delà de son milieu
écologique. En effet pour Marylin Strathern « Les facteurs de l
'environnement font la spécificité de cette cuisine, car ils sont
par essence inexportables. C 'est d 'abord une question d 'ingrédients :
qualités spéciale des bananes à cuire, légumes
verts, tubercules. Puis d 'ustensiles : à Hagen, les grands repas sont
invariablement préparés dans des fours enterrés qui
confèrent aux aliments leur savoureuse et inimitable délicatesse.
»
L'un des mérites de cette citation est de montrer que
c'est l'ethnologue et non pas les natifs qui défend la
non-exportabilité de la recette. Elle défend un point de vue
maximaliste selon lequel il n'est pas pensable d'essayer de reproduire la
préparation hors de son pays d'origine sous peine de perdre le
goût et l'essence de la recette qui est « inimitable ». Or les
étrangers ne se situent pas du même point de vue, pour eux
reproduire les recettes à distance est un pari qui leur permet de se
ressourcer combien même la recette n'aurait pas le même goût
en France,
192 Op cit
193 De même que lorsqu'on fait une tourte ou une galette
des rois à la frangipane, on doit bien rattacher la pâte
feuilletée de dessus à celle du dessous, pour que la
préparation « n'explose » pas pendant la cuisson. 194 Jessica
Kuper (dir), La cuisine des ethnologues, Collection Territoires.
Bibliothèque Berger-Levrault
c'est déjà une victoire que d'avoir pu la
reproduire. Mais après, ils évaluent leurs préparations
à l'aune de la situation de référence dont ils disposent
qui est le même plat préparé dans leur pays.
Les migrants n'attribuent jamais entièrement aux plats
réalisés le sceau de la nationalité, c'est à dire
qu'un plat préparé en France ne sera jamais ni tout à fait
chinois, ni roumain, ni italien...il lui manque touj ours un petit quelque
chose qui empêche de lui accorder sa préférence. «
Quand je fais ici quelque chose de roumain, ce n 'est pas le même
plat, c 'est une dérivation du plat roumain [rires], une
déviation [rires] » nous dit Theodora.
« Des fois au lieu de faire cette soupe aigre avec le
liquide je vais faire avec le citron, ou bien le persil n 'est pas pareil je
crois (rires), mais le goût est moins fort ici, je pense ... c 'est pas
aigre comme ça l 'est d 'habitude avec ... avec le truc roumain,
ça ressemble pas, ça n 'a pas le même goût du coup
»
Lorsqu'on essaie de remplacer l'ingrédient par un
autre, la saveur obtenue est plus ou moins éloignée de ce qu'on
connaît, « le goût est moins fort ici, je pense... »
estime Theodora. Les plats préparés ne sont jamais aussi «
purs » qu'ils devraient l'être. Ils ne peuvent être
estampillés pleinement chinois... Pourquoi les plats
réalisés en France avec le souci de reproduire des plats
familiers du pays avec les même ingrédients ne sont-ils jamais
pleinement authentiques ?
« Comment tu qualifierais ta façon de manger
ici ? C'est roumain, français? Euh, j 'ai pas de qualificatif, vraiment,
c 'est un mélange, métissage des cuisines »
En fait l'utilisation d'un aliment de substitution modifie le
goût de la préparation comme en témoigne Tsu Tsu Tuï
« Euh..oui pour ce que je fais, je pense que c 'est vraiment chinois,
mais pour les autres [ceux pour lesquels elle a du changer d
'ingrédients], euh, parfois avec parce que je ne peux pas acheter
vraiment les matériaux, je pense que ça peut changer le
goût. »
Giovanni de même « Je pense, peut-être que
c'est psychologique, mais je crois qu'en fait c'est pas le même
goût. ». On pourrait citer chacun de nos enquêtés. Tous
l'expriment de la même manière sur le mode de l'incertitude et
d'une chose valant uniquement pour eux, dont ils n'affirmeraient pas la
validité au-delà de leur seule expérience individuelle.
Notre colocataire Shumeï dénigre ses pratiques
culinaires comme n'étant pas typiques en raison de la présence
d'ingrédients qui ne sont pas chinois. L'attitude la plus courante
consiste à déplorer la substitution à laquelle on se
livre.
Il s'agit peut-être bien ici d'un biais de
l'enquête : dans la mesure où notre enquête avait
été présentée comme un questionnement sur le
maintien ou non des pratiques alimentaires du pays d'origine, il se peut que
les enquêtées aient eu tendance à mettre en exergue le fait
que leurs préparations n'étaient pas totalement identiques
à celles qu'ils auraient pu préparer dans leur pays. Les
questions trop directives les invitaient en effet à pointer ce qui
correspondait et ce qui se distinguait.
Quels sont les plats que fais ici ? (Peux-tu me citer deux
ou trois plats) As-tu l 'habitude de les faire en Chine ?
Est-ce que tu peux faire tous les plats que tu fais en
Chine ici ? Si non, pourquoi ? Ont-ils le même goût ? Prends-tu
autant de plaisir à les manger ici qu 'en Chine ? As-tu des
difficultés à cuisiner en France ? Est-ce plus difficile et en
quoi ? Quels seraient les qualificatifs que tu emploierais pour décrire
ta cuisine en France par rapport à celle que tu fais en Chine ?
Pour certains étudiants, l'enjeu en France consiste
à manger de la façon la plus proche possible de son pays. Cette
volonté se manifeste soit de façon permanente soit de
façon plus ponctuelle au milieu des pratiques modifiées. Mais le
souci de la continuité ne suffit pas, elle est techniquement,
pratiquement difficile à maintenir, les étudiants jugent leurs
pratiques à l'aune de la situation de référence que
constitue la cuisine dans leur pays.
A l'opposé de la volonté de maintenir en France
des pratiques identiques à celles de son pays, d'autres étudiants
semblent satisfaits d'apprendre à cuisiner autrement. En France, il
s'initient à la cuisine française.
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