2) Plat ethnique et synecdoque : le produit
nécessaire et suffisant
Faustine Régnier191 montre que l'exotique
d'une recette repose pour les individus ou les magazines qui publient ces
recettes dans la catégorie exotique, sur la présence
nécessaire et suffisante d'un seul produit exotique. Celui-ci transforme
l'ensemble de la recette en recette exotique. Ainsi c'est l'ananas qui
transforme une préparation banale en plat hawaïen, pour qu'un plat
devienne italien, il faut le saupoudrer de parmesan.
L'exotisme peut reposer sur la seule présence d'un
produit que l'on ajoute à un plat. De même chez les
étudiants interrogés, c'est l'ajout d'un aliment que l'on
pourrait presque dire magique qui transforme la préparation en la
faisant devenir typique. Shumeï et Tsu Tsu Tuï ajoutent dans toutes
les préparations un peu de « Ve Tsin - gourmet powder », qui
est composé à 90% de glutamate. Il remplace souvent le sel dans
la cuisine orientale, il présente sous la forme d'une fine poudre
blanche, elle n'a aucun goût en soi, mais possède la
propriété de rehausser la saveur des aliments auxquels il est
ajouté.
Interrogée sur son utilisation du « gourmet powder
», Shumeï dit que c'est pour « rendre bon », Tsu
Tsu Tuï nous dit que « c 'est pour la cuisine plus goûter
». Elle l'incorpore à chacune de ses préparations. Elle
avait acheté cette poudre en Chine pour l'amener en France et être
sûre d'en disposer. Cela permet à une préparation non
typique de le devenir « parfois
191 F Régnier, L'exotisme culinaire. Essai sur les
Saveurs de l'autre, Le lien social, Maison des Sciences de l'Homme, Puf,
Paris, 2004
avec parce que je ne peux pas acheter vraiment les
matériaux, je pense que ça peut changer le goût.
» Le gingembre fonctionne comme les épices d'Abdelbaki sur le
même principe. Leur présence permet aux enquêtés,
mais peut-être aussi aux autres personnes d'identifier le plat comme
chinois, tunisien. Le produit nécessaire et suffisant est un marqueur
identitaire.
3) Le nécessaire réapprentissage des
techniques de préparation
Les techniques de préparation des aliments constituent
une somme plus ou moins érudite du savoir-faire acquis en même
temps que le reste de la culture. Si dans le pays d'origine, elles sont pour
les personnes ayant l'habitude faire la cuisine, pratiquées par routine
intériorisée, elles doivent être en France
réapprises. Ces techniques sont faites de détails à la
fois très concrets et très subtils qui donnent à une
préparation son caractère typique. Elles concernent la
manière de couper les légumes et les fruits, l'ordre de
mélange des aliments dans la casserole, le dosage des aliments au
jugé, le « coup d'oeil » pour savoir quand la sauce «
prend », l'estimation du temps de cuisson...
Nous avons expérimenté l'importance des
techniques de fabrication de deux manières. L'observation
répétée des pratiques culinaires de trois de nos
enquêtés au cours de la préparation des plats quotidiens et
plats festifs et la prise de notes concernant les commentaires, explications et
jugements des enquêtés sur leurs préparations, mais
également la tentative de reproduction des mêmes plats sous l'oeil
amusé de ces mêmes enquêtés par nous-mêmes.
Lors de ces deux modalités de saisie des techniques, nous avons
enregistré de nombreux commentaires techniques, matériels
concernant la préparation telle qu'elle devait être dans les
règles de l'art. Ce sont nos essais de réalisation de ces
recettes, essais dans quelques cas ratés qui nous ont le mieux permis de
prendre conscience des techniques nécessaires pour la préparation
des aliments.
En France, les techniques de préparation doivent
être adaptées. Les produits ne sont pas les mêmes, ils n'ont
pas la même consistance, par exemple la farine de blé
utilisée traditionnellement en France est très différente
de la farine de riz gluant utilisée en Chine. Celle-ci est
extrêmement volatile et lorsqu'on la mélange avec de l'eau ou du
lait, elle change de consistance et devient gluante. Il est difficile de savoir
doser les proportions d'eau et de farine parce qu'elle ne réagit pas de
la même manière que la farine de blé. La technique de
farinage du poisson avec cette farine et avec de la farine de riz gluant est
très différente, il faut mettre beaucoup moins de farine de
blé. Ces ajustements ne peuvent se faire qu'au coup par coup lorsqu'on
en fait l'expérience par soi-même, or le temps de leur
apprentissage, les recettes deviennent aléatoires.
On ne trouve pas forcément les produits alimentaires
sous la même forme. Le fromage n'est pas conditionné de la
même manière en France et en Italie comme nous le fait remarquer
Giovanni «Le gorgonzola, le grana c 'est pas la même
pièce, j 'ai l 'habitude d 'acheter une pièce de 1kg, je le fais
moi-même à la maison. En Italie, y 'a des sortes de crème
qui ressemblent à la crème fraîche mais c 'est autre chose,
c 'est moins du fromage, c 'est plus doux et c 'est fait pour les raviolis,
pour les pâtes ». En France on trouve des lardons
prédécoupés tandis qu'en Chine, il faut les
découper soi-même ce qui allonge le temps de la
préparation.
Les techniques de préparation sont également
bouleversées compte tenu de l'absence de certains ustensiles, des modes
de cuisson différents. Rappelons pour mémoire que les types de
cuisson (c'est-à-dire la nature, l'emploi et la
manipulation de la chaleur) ne sont pas les mêmes suivant les cultures.
Ainsi que le note Emmanuel Calvo192, on peut distinguer un usage
restreint du four pour la cuisson des viandes et de la pâtisserie, un
emploi préférentiel de la vapeur pour la préparation des
aliments.
Les étrangers doivent donc apprendre à cuisiner
dans ces nouvelles conditions. Il est plus facile de mélanger la farine
de riz gluant avec des baguettes qu'avec un fouet ou une fourchette... parce
qu'une fois humide elle colle énormément. Si un étudiant
chinois essaie de cuire les raviolis ou les boulettes de riz gluant dans de
l'eau bouillante parce qu'il ne dispose pas en France de panier en bambou pour
cuire à la vapeur, il doit veiller à consolider les raviolis,
à bien replier la pâte plusieurs fois sur
elle-même193. En effet, cuits à la vapeur, les raviolis
chinois ne se décomposent pas, les boulettes de riz qui gonflent
à la cuisson ne s'ouvrent pas, tandis que la cuisson à l'eau
bouillante réserve d'assez mauvaises surprises.
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