II. Cuisiner comme chez soi ou la tentative d'un
conservatisme actif
A l'inverse de Shumeï qui a beaucoup modifié ses
pratiques alimentaires et est ouverte aux découvertes culinaires, deux
des étudiants interrogés manifestent une réserve par
rapport aux aliments et préparations des autres pays. Il s'agit de Tsu
Tsu Tuï chinoise et de Abdelbaki, étudiant tunisien. Comment
comprendre leur volonté de conserver des pratiques les plus proches
possibles de leurs pays ? Comment expliquer l'expression de la
continuité alimentaire qu'ils expriment ? Pour eux, leurs pratiques en
France sont dans la continuité de leurs pratiques alimentaires dans
leurs pays d'origine.
Manuel Calvo162 proposait de
réfléchir sur les pratiques alimentaires en situation de
migration à partir de l'idée de continuum alimentaire. Il
différencie trois styles alimentaires possibles pour les migrants.
Le style dichotomique est celui dans
lequel les faits et les pratiques alimentaires continuent à être
basés sur la culture d'origine, même si la personne migrante a
incorporé plusieurs éléments des techniques appartenant
à la société d' insertion. Il correspondrait selon lui
à une étape transitoire d'accommodation, et serait
caractérisé par un remplacement partiel des techniques, d'une
acquisition des pratiques limitée à l'incorporation des
techniques et de manières de faire simplifiées, rapides et
adaptées au mode de vie urbanisé. Les pratiques culinaires se
veulent pragmatiques, instrumentales, et sont faites d'alternances et de
superpositions culturelles.
Ce style caractérise Tsu Tsu Tuï et Abdelbaki
comme nous allons essayer de le démontrer. Ce qu'il faut voir dès
à présent, c'est que derrière l'affirmation de la
continuité, percent des modifications liées à la
société d'accueil.
Le style duel est
caractérisé en priorité par la coexistence des deux
cultures. Il s'agit d'une double participation intériorisée,
propre à la période d'adaptation, d'un style panaché,
formé d'éléments variés avec des substituts
culturels solides. Ce style correspond bien à l'atttitude en cuisine de
Shumeï.
Le style anomique est quant à
lui défini par la perte totale des normes de la culture d'origine sans
que cela soit remplacé par une acquisition des normes de la
société d'accueil. Il est selon nous beaucoup trop extrême
et n'est pas représenté parmi une population
d'étudiants163.
162 Manuel Calvo, « Migration et alimentation » in
Cahiers de sociologie économique et culturelle n° 4, p.
77.p 52-89.
163 Nous pensons qu'il ne pourrait exister même chez des
populations non étudiantes. Il reste toujours des marques de la culture
d'origine de l'individu.
1) La différence structurelle des cuisines
française et chinoise explique le maintien des pratiques culinaires
d'origine de Tsu Tsu Tuï
Faisant décrire à Tsu Tsu Tuï des repas
pris en Chine et des repas pris en France, nous avons constaté une
similitude très forte dans la composition de sa semaine alimentaire, mis
à part pour le petit déjeuner. Elle prépare en France les
mêmes plats qu'elle mange en Chine, mais il s'agit essentiellement de
plats simples, parce que les plats plus compliqués aussi plus typiques
sont moins facilement réalisables en France en raison du manque
d'ingrédients. Elle goûte peu à la cuisine française
et manifeste une réserve par rapport à celle-ci. Elle a
essayé de manger à la cantine mais elle n'aime pas « la
manière française, à la cantine, euh y 'a toutes les
choses ensemble, mélangées, je n 'aime pas les plats à
manger ensemble ». La structure des repas est différente. Elle
veut comme en Chine avoir des plats différents dans des assiettes
séparées, le riz doit obligatoirement être à part,
« le riz avec les petits plats c 'est typiquement chinois
».
Sa réserve pour la cuisine française peut
s'expliquer par la grande distance entre la cuisine française et la
cuisine chinoise164. La cuisine des autres pays est une nourriture
concoctée et manipulée par d'« autres ».
L'appréhension devant la cuisine étrangère peut être
comprise comme le résultat à la fois de la crainte devant la
composition d'aliments inconnus, de la répulsion (dégoût)
envers la nature de ces aliments, et du fait qu'ils ont été
préparés par un «autre». Cette analyse vaut
spécifiquement pour la cantine.
Plus généralement l'étudiant
étranger est confronté à de nouvelles formes alimentaires
qui existent à plusieurs niveaux. La temporalité des
journées alimentaires n'est pas la même, en Chine le repas du soir
se prend habituellement vers 1 7h30 ou 1 8h, puis au cours de la soirée
le repas est complété par de petites prises alimentaires qu'on va
acheter dehors. L'offre alimentaire n'est pas la même : si Tsu Tsu
Tuï n'éprouve pas de difficulté à trouver les
ingrédients dont elle a besoin, elle regrette de ne pas trouver en
France tous les plats préparés qu'elle utilise habituellement en
Chine. Les manières de prendre ses repas ne sont pas les mêmes :
en Chine on se sert de peu d'outils, mais ceux-ci sont différents de
ceux utilisés en France. On mange, on mélange et on saisit les
aliments à l'aide de baguettes.
Une consommation codifiée : le repas
chinois165
Trois repas par jour
Quels que soient les milieux, la norme est de trois repas par
jour, appelés repas du matin, repas de midi et repas du soir. Le petit
déjeuner se prend entre 5h et 7h30, le déjeuner entre 1 1h30 et
12h30, le dîner entre 18h et 18h30, cela variant avec saisons dans les
campagnes. A la campagne, on mange chez soi en famille, à la maison ;
à Shanghaï, Pékin, Canton, on déjeune sur son lieu de
travail, à la cantine.
Un modèle à trois
termes
Le repas chinois se fonde sur un équilibre nutritionnel
entre un féculent considéré comme l'élément
substantiel, et des mets d'accompagnement ayant en principe un rôle de
sapidité et non de sustentation. Sont associés à une
céréale ou un tubercule cuits à l'eau ou vapeur des
|
164 Si cette distance existe bien aussi pour Shumeï, nous
avons essayé de fournir des éléments d'explication des
modifications de ses pratiques.
165 Sabban, Françoise. Une consommation codifiée :
le repas chinois. In: Tables d'hier, tables d'ailleurs, Odile Jacob,
1999.
condiments, des sauces, des plats de légume, de
viandes, de poissons, d'oeufs, de sous-produits du soja. En Chine, ce
modèle commun à de nombreuses sociétés
traditionnelles dont le mode de vie est essentiellement rural, se
complète d'une soupe légère en goût et fluide en
consistance. Ce bouillon n'est pas toujours présent, car sa confection
dépend des possibilités et il est parfois remplacé par un
verre de thé léger ou plus souvent de l'eau chaude
absorbée dès que le repas est terminé.
Quelques exceptions
Le petit déjeuner occupe une place particulière.
A la campagne, c'est un repas comme un autre. En ville, il peut ressembler au
dîner ou au déjeuner par sa composition, bouillie de riz et navets
salés par exemple, mais dans certains milieux, il est d'inspiration
occidentale et se compose de thé ou de café avec du lait, des
toasts, beurre, confiture. Bien souvent on le prend dehors. Les marchands
ambulants du petit matin offrent des étals surchargés parmi
lesquels le citadin fait son choix. Il déjeune d'un youtiao, beignet
torsadé et bol de lait de soja tiède, de boulettes de riz gluant
à la cacahuète...
La réticence de Tsu Tsu Tuï face à la
nourriture française est aussi liée au fait que nous l'avons
interrogé alors qu'elle n'était pas depuis longtemps en France
(trois mois) et on peut faire l'hypothèse qu'elle n'était pas
encore habituée aux produits français.
En quoi le temps passé en France par notre
enquêtée est-il mobilisable pour l'explication de son
non-goût pour l'alimentation française ? Il semble que le temps
passé en France permette au goût de se redéfinir comme en
témoigne le cas de Shumeï, et au palais de s'habituer à de
nouvelles saveurs. Si Tsu Tsu Tuï peut dire « J'ai essayé
de manger à la cantine, pour trois ou quatre fois, mais.. je ne peux pas
accepter la façon de manger là-bas », on peut penser
que cette attitude évoluera au cours du séjour vers plus de
tolérance. Les propos de Tsu Tsu Tuï peuvent donc d'un
côté s'expliquer par la durée encore relativement courte
passée en France. Ainsi l'attitude que nous allons décrire ici de
conservatisme actif des pratiques culinaires du pays pour elle et Abdelbaki ne
doivent pas être exagérément consolidées. L'analyse
pour aider à la compréhension peut réintroduire trop de
stabilité ou de pureté là où la
réalité présente de la pluralité et de la
mouvance.
Il semble qu'il faille un temps d'adaptation aux
étudiants étrangers pour commencer à préparer des
plats français. Les premiers temps du séjour, surtout les
premiers jours sont consacrés à la recherche active
d'ingrédients connus et réconfortants. Le premier week-end de son
arrivée en France, Christina prépare un tiramisu, qui est un
dessert très apprécié dans sa famille. Théodora a
le réflexe pendant le premier mois passé en France de regarder
dans tous les magasins qu'elle fréquente si elle trouve des produits
roumains.
« D 'abord, j 'ai regardé si il y avait des
choses que je connaissais. Mais après c 'est en même temps que je
me suis habitué à vivre en France, à parler
français, je me suis mis à cuisiner, un mois après que je
suis arrivée, que j 'ai commencé à manger de plus en plus
de la façon française. ». Le changement de
manières de cuisiner se fait progressivement en même temps que
l'on s'habitue à vivre en France, à fréquenter des
français et que l'on apprend à parler français.
Tsu Tsu Tuï parvient-elle à manger chinois en
France ? Ses pratiques culinaires sont-elles vraiment différentes de
celle de Shumeï ? Grâce aux observations des pratiques de notre
colocataire, nous possédons un point de comparaison. Mis à part
lors du petit-déjeuner, Tsu Tsu Tuï conserve lors de toute prise
alimentaire une portion de riz, servie à part et mangée
avec des baguettes. Comme Shumeï elle fait cuire son riz
dans un cuit-vapeur, mais Shumeï elle mange moins de riz166, et
jamais avec des baguettes ni dans un plat à part.
On peut rappeler que Shumeï ne mange que son petit
déjeuner avec les baguettes, mis à part quelques plats de
vermicelle de soja, tandis que tous les autres étudiants chinois
conservent l'utilisation des baguettes. Tsu Tsu Tuï prépare les
plats de façon chinoise en coupant les légumes de même que
la viande en très petits morceaux de façon à ce qu'ils
soient préhensibles avec les baguettes. Elle n'achète pas de
cuisses de poulet ou alors ne les cuisine pas telles qu'elles : elle coupe la
viande en morceaux. Shumeï par contre cuisine souvent des pilons de poulet
qu'elle mange à l'aide de la fourchette et d'un couteau. Tsu Tsu
Tuï ajoute à ses plats des épices chinoises, du glutamate,
du gingembre167.168.
Les différentes prises alimentaires et leur
degré d 'acculturation169
Le petit déjeuner perd très rapidement sa
spécificité culturelle et est composé
généralement d'aliments empruntés à la
société d'insertion. La réunion du groupe lors du petit
déjeuner est généralement peu ritualisée, il se
prend seul rapidement, de sorte que les valeurs qui le structurent sont peu
nombreuses. L'acculturation dans cette prise d'aliments ne porterait pas
atteinte aux principaux traits culturels de l'alimentation du groupe selon M
Calvo.
Le déjeuner est celui qui par ses différences
présente le plus de possibilités de contacts, il peut en effet
facilement être pris au restaurant universitaire ou à la cantine.
Le repas du soir parce que détaché des obligations de travail est
celui où les occasions de rencontre du groupe permet le plus la mise en
oeuvre des particularismes culturels du système alimentaire.
Parmi les étudiants interrogés, on retrouve de
manière identique cette différence dans le degré
d'acculturation selon les repas. Le petit déjeuner est bien le repas qui
le plus vite change de nature170. Tsu Tsu Tuï dit «
Pour le petit-déjeuner, je pense que, j 'ai déjà
mangé de la façon française, mais pour les autres, je vais
rester la façon chinoise. ». En France elle ne mange plus le
même petit-déjeuner qu'en Chine où elle mange du riz, en
France elle prend le petitdéjeuner chinois réservé aux
enfants. « Je vais prendre des oeufs pochés, je pense que
ça c 'est le petit-déjeuner typique, typiquement chinois et je
vais manger aussi un morceau de pain avec euh chocolat et je vais prendre,
parfois je vais prendre euh..un..un bol..de lait avec les petits morceaux.. de
euh, avec les petits morceaux de chocolat dedans. C 'est le petit
déjeuner pour les enfants en Chine »
Mais ce n'est pas le petit-déjeuner français,
elle n'aime pas la baguette de pain dont la croûte est trop dure, elle
trouve la confiture trop sucrée. Shumeï mange également des
oeufs le matin avec un bol de lait. Mais elle aime également le pain et
le beurre. Le déjeuner et le dîner se font de la manière
chinoise, Tsu Tsu Tuï ne voit pas de différence dans sa
façon de manger en
166 Il n'est peut-être pas aussi anecdotique de raconter
que Shumeï estime que mon conjoint et moi mangeons plus de riz qu'elle. Un
jour elle nous a dit « Vous mangez autant de riz que les chinois. Jamais
pour moi j 'aurais acheté un sac de riz de cinq kilos en France
».
167 Shumeï a utilisé pour la première fois
du gingembre en mars, or il s'agit d'un ingrédient extrêmement
utilisé en Chine.
168 Notons que l'ensemble des différences que nous
distinguons ici sont peut-être le fait de différences
régionales et familiales de préparation plus que des
différences liées aux modalités du séjour en
France. Cependant nous ne connaissons pas suffisamment la cuisine chinoise pour
trancher dans un sens ou dans l'autre.
169 M Calvo établit une différence dans les
trois prises alimentaires d'une journée, dans leurs relations avec les
pratiques d'origine. Nous retrouvons ces mêmes caractéristiques
chez nos enquêtés.
170 Abdelbaki a modifié son registre alimentaire du
petit-déjeuner, de même que Théodora, Christina ou encore
Giovanni.
Chine et ici. Seulement, elle cuisine ici beaucoup plus qu'en
Chine, puisqu'elle trouve moins de plats tout préparés, des
nouilles aromatisées au poulet...
Il est difficile pour nous d'évaluer
véritablement les différences qui existent dans les plats
préparés en Chine et en France, étant donné que
nous ne pouvons pas observer les pratiques en Chine. L'entretien ne
recèle pas de contradictions. Notre enquêtée cuisine le
plus chinois possible : il s'agit d'atteindre des ressemblances placées
à des niveaux différents en commençant par les
qualités sensorielles : elle reconstitue le plat dans sa forme, son
onctuosité, dans ses saveurs, ses qualités gustatives. Cette
reconstitution n'est pas une simulation réalisée avec des
ingrédients de substitution, puisqu'elle dispose grâce aux
magasins asiatiques de toutes le denrées dont elle a besoin.
Peut-être faut-il se méfier de l'expression de la
continuité par les étrangers. Le plat préparé en
France est-il l'exacte reproduction du plat préparé en Chine ? Le
résultat n'est-il qu'un ersatz présenté comme la
reproduction du plat authentique ? Ou possède-t-il vraiment les
qualités du plat authentique ? L'affirmation de la continuité
constitue le moyen pour les étudiants de rester proches de leurs pays et
de leur famille. Elle vaut peut-être plus par sa défense en
paroles que par sa réalisation. Il ne faut pas négliger la
reconstruction à laquelle se livrent les personnes en entretien face au
sociologue.
|