3) « L'effet Nouvel-an » comme illustration du
rôle déterminant du contexte154 dans le déroulement des
pratiques
A partir du Nouvel-an chinois, nous avons pu observer chez
Shumeï une variation du registre de ses pratiques alimentaires. Des plats
nouveaux et récurrents ont pris place dans son style alimentaire,
surtout une préparation typiquement chinoise la soupe de riz est
apparue.
153 Bouly de Lesdain, Sophie, « Alimentation et migration
», Alimentations contemporaines. L'Harmattan, Paris, 2002
154 Si l'on garde les termes de J-P Corbeau, on parlerait de
situation. D'après Le Petit Robert, une situation est le fait
d'être en un lieu; manière dont une chose est disposée,
située ou orientée. Le contexte est défini comme
l'ensemble des circonstances dans lesquelles s'insère un fait. Le terme
contexte permet de mettre le doigt sur une pluralité de circonstances,
ce qui correspond mieux à la richesse de la réalité
sociale.
Comme nous l'avons déjà indiqué, la
célébration du Nouvel-an a été l'occasion pour elle
de rencontrer beaucoup plus souvent des étudiants chinois. C'est aussi
le moment où deux de nos colocataires (Giovanni et un français)
sont partis, de sorte que Shumeï s'est retrouvée brusquement
solitaire. Si pendant quatre mois elle avait partagé tous ses repas du
soir avec ses deux colocataires, et faisait la cuisine à tour de
rôle pour trois personnes, avec leur départ, elle se trouvait
à nouveau devant la nécessité de faire à manger
pour elle seule.
Gwenaël Larmet155 définit la
sociabilité alimentaire comme « la propension à partager des
consommations alimentaires avec des personnes extérieures au
ménage, autrement dit des repas avec des tiers. » A partir de cette
définition, on peut proposer l'hypothèse selon laquelle la forme
de la sociabilité alimentaire de Shumeï a évolué du
fait de la modification du contexte de vie, ayant « perdu » ses
colocataires, elle se tourne vers ses amis chinois, et modifie ses pratiques
culinaires en retour. Le contexte joue de deux façons : à la fois
il met en veille les dispositions qu'elle a acquis à cuisiner pour
trois, à cuisiner des plats sino-français, et dans un second
temps il réactive sous l'effet du Nouvel-an l'envie et le besoin de
manger chinois. La perte de ses colocataires lui fait ressentir plus que
d'habitude la nostalgie par rapport à la Chine et à sa
famille156. C'est pourquoi cuisiner à nouveau « des
choses chinoises » selon son expression permet de combler le manque et le
vide affectif.
Quelles sont les distinctions que nous faisons entre les plats
que nous qualifions de sinofrançais et les plats typiquement chinois
?
Il faut savoir que ces appréciations par rapport aux
préparations de Shumeï sont subjectives, elles résultent
d'observations répétées, quotidiennes et des commentaires
que Shumeï faisait sur ses pratiques, sur les qualifications de sa
cuisine.
Nous avons déjà signalé que les
étrangers ont tendance à classer d'eux-mêmes leurs
pratiques culinaires selon qu'elles se rapprochent plus ou moins de ce qu'ils
avaient l'habitude de consommer dans leur pays. On peut affirmer que leurs
pratiques sont hiérarchisées des plus typiques aux moins
typiques, la situation de référence étant le registre
culinaire du pays d'origine. Par rapport à cette situation de
référence les autres pratiques sont toujours endessous.
Les plats sino-français sont ceux que Shumeï
dénigre comme non typiquement chinois. Ils sont composés
d'éléments souvent utilisés en Chine comme le riz, l'oeuf,
les champignons, les aubergines, les courgettes mais ils sont
mélangés de telle sorte qu'on s'éloigne des recettes
chinoises ou alors il manque un élément que l'on remplace par un
autre. Si en Chine, tous les mets sont séparés et
préparés à part, Shumeï pour une question pratique
les prépare tous ensemble. « Je suis seule c 'est pas pratique,
et puis ça fait beaucoup de vaisselle, il faut trois poêles,
normalement en Chine, tu mélanges pas comme ça, mais moi je le
fais »
« Oui parce que moi je mange seule comme ça je
fais que quelque viande, des mélanges,
d 'une manière pratique, c 'est pas très
chinois. Le plat chinois en général, euh à Shanghai on
fait seulement les légumes, jamais avec c 'est séparé
comme ça »
D'autres plats semblent eux dès leur appellation
chinois, en plus de détails tels la touche finale qui consiste à
ajouter du glutamate ou de la poudre Ve Tsin. Lorsque Shumeï
réalise une fondue chinoise, une soupe de riz, ou des soupes diverses
tofu-épinard-champignons noirs... on se situe d'emblée dans un
registre alimentaire chinois. La qualification « chinois »
résulte du fait que cette pratique n'apparaît que chez des
chinois, ce sont des plats ou des mélanges dont nous Français
n'avons pas l'habitude. Deuxièmement, la présence d'aliments
très
155 Larmet, Gwenaël, « La sociabilité
alimentaire s'accroît », Economie et Statistique,
N°352-353, 2002
156 Le fait que cette période de l'année soit aussi
celle du Nouvel-an fait qu'elle éprouve de la nostalgie, parce que
l'année d'avant elle était rentrée dans sa famille.
spécifiquement chinois comme les champignons noirs, les
algues, les vermicelles de soja, les pâtes somen, les pâtes de
curry ou les sauces d'accompagnement chinoises achetées dans un
supermarché asiatiques donnent un autre style aux pratiques
alimentaires. Certains plats comme les soupes de vermicelles ou la
présence d'éléments gluants oblige Shumeï à
utiliser les baguettes pour les mélanger et les manger. Comme
Shumeï utilise ses baguettes exclusivement pour son petit-déjeuner,
le fait qu'elle les utilise pour un autre plat, le fait de le manger avec une
fourchette étant plus laborieux, moins pratique, est un indice qui
permet de qualifier tel ou tel plat de chinois.
A partir de la célébration du Nouvel-an chinois,
nous avons pu observer une modification du contenu du registre alimentaire. On
voit disparaître les plats que nous avons qualifiés de
sinofrançais au profit des plats chinois qui se répètent
à une très grande fréquence. Il s'agit de plus de plats
chinois différents de ceux réalisés lors de la
première partie de l'année, qui étaient des plats
réalisés pour des amis invités français ou d'autres
nationalités (principalement italien et tunisien) qui avaient une teneur
festive tels que la fondue chinoise ou des plats compliqués de poulet et
de légumes.
Les plats chinois réalisés ensuite le sont dans
des circonstances différentes : ils le sont pour elle seule, ce sont des
plats mangés en Chine quotidiennement, plutôt rustiques tels que
la soupe de riz : il s'agit d'une soupe à base de riz que l'on mange
avec l'eau de cuisson. D'autres variétés existent : on y ajoute
des haricots rouges et des graines de soja que l'on a préalablement
faits trempés, ainsi que du chou chinois. Cette soupe est
consommée préférentiellement au petit déjeuner ou
lors de pré-repas. On peut également consommer le bouillon seul,
puis manger le riz après.
Alors que jusqu'en mars 2007, notre colocataire n'avait jamais
préparé cette soupe, elle l'a alors préparé deux
à trois fois par semaine de façon à en avoir pour tous les
jours. Par ailleurs apparaissent dans son alimentation la cuisine du tofu, des
vermicelles de soja, des nouilles cellophanes. Si Shumeï continue à
cuisiner des épinards, elle les prépare différemment :
tandis que pendant la première période de l'année, ils
sont cuisinées avec un oeuf et des oignons ou de l'ail ou en
accompagnement de poisson, par la suite, ils sont
préférentiellement mangés en soupe avec du tofu ou des
champignons noirs.
Comment expliquer ces modifications du régime
alimentaire ? Doit-on invoquer un effet de lassitude qui pousse à
modifier les pratiques alimentaires ? Certainement, mais nous faisons
l'hypothèse que c'est l'environnement social, le contexte entendu dans
le sens large de contexte relationnel (être seul ou en compagnie d'amis),
contexte temporel (période de fête, période normale),
contexte individuel (être nostalgique...) qui déterminent les
pratiques. Tous les contextes ne sont pas propres à favoriser les
mêmes pratiques culinaires. Cette hypothèse de travail trouve son
origine dans la lecture des travaux de Bernard Lahire et plus
particulièrement le chapitre « Analogie et transfert » de
L 'homme pluriel157. Il existe des contextes
fédérateurs qui invitent à préparer des plats
plutôt chinois et des contextes plus propices à l'ouverture vers
l'alimentation française. L'entourage soutient les habitudes : la vie
avec des français invite à la découverte de produits
culinaires français fortement présents dans les habitudes
françaises, tandis que la présence d'un entourage chinois
mobilise le souvenir de la Chine et des habitudes liées à
l'alimentation dans ce pays. Pour saisir de façon pertinente les
variations du contexte social dans lequel vivent les étudiants que nous
avons interrogés, on peut repartir du triangle du manger qui nous a
permis une première fois de mettre en évidence les variations
possibles des situations. Le lecteur se rappelle que le triangle du manger
est
157 Lahire, Bernard, « Analogie et transfert », L
'homme pluriel, , Scène III, Acte I, Hachettes Littérature,
Pluriel, Paris, 2001, p117-157
constitué par : un mangeur socialement
identifié, un aliment (représentations dans
l'univers socioculturel) et une situation, c'est à dire le
contexte social identifié où a lieu l'interaction entre le
mangeur et l'aliment (type de partage, ordinaire ou festif, domicile ou hors
foyer, public ou privé...) à un moment donné.
La cuisine du pays se fait lorsqu'on est en groupe avec des
amis ou en famille. Maria Payen, une enquêtée d'Annie Hubert
d'origine mauricienne, mange d'ordinaire poissons surgelés, escalopes
à la crème, sans oublier le thon à la sauce tomate de chez
elle. Mais quand elle reçoit Viana, sa nièce, elle prépare
un cari de poulet aux saveurs de son pays. « Le plat de
référence est utilisé par des groupes
émigrés qui y retrouvent sécurité, bien-être,
dans un souvenir idéal et idyllique de leur pays et de leur enfance.
Cela perdure tant qu 'ils se trouvent en situation d'exclusion ou encore en
processus d'intégration », conclut Annie Hubert158.
Cela peut se comprendre, dans la mesure où elle prend plus de temps,
demande une organisation pour l'approvisionnement et la préparation des
plats sans les ustensiles toujours adéquats, coûte plus cher.
L'ensemble de ces faits explique qu'on la réserve à des occasions
privilégiées.
Si l'on pose cette hypothèse du rôle du contexte
dans le déploiement des pratiques et dans le choix des pratiques
mobilisées, du rôle de la présence de
l'entourage159, on peut mieux comprendre deux faits observés.
Shumeï a hébergé pendant deux semaines une amie chinoise de
l'Ens de Lyon, sous notre regard avide d'informations. Pendant deux semaines,
nous avons pu observer de façon plus ou moins régulière la
préparation des repas du soir par les deux amies chinoises.
Le registre culinaire des mets chinois préparés
était particulièrement intéressant à étudier
dans la variation qu'il faisait apparaître dans les manières de
faire de Shumeï. Elle qui n'aime pas selon ses dires faire la cuisine
s'est attelé à la préparation de plats longs et
nécessitant une grande dextérité (notamment la confection
de boulettes de riz gluant aux crevettes, de soupes très
compliquées, de calamars). Ces pratiques qui sortaient pour elle de
l'ordinaire ne changeaient pas l'ordinaire de son amie. Celle-ci habite
à la résidence de l'Ens de sciences de Lyon et partage ses repas
avec les étudiants chinois de l'école. Elle nous a raconté
cuisiner souvent en compagnie de ses amis, afin de pouvoir réaliser des
plats compliqués. Sur le même mode que pour la préparation
des raviolis, les étudiants chinois de l'Ens se rassemblent et
confectionnent de grandes quantités d'un plat typique, qu'ils se
partagent puis congèlent.
Ce n'est que secondés par d'autres amis chinois que les
étudiants se lancent dans des préparations longues,
traditionnellement préparées par la mère de famille en
compagnie de ses enfants. Les amis soutiennent et encouragent des habitudes
culinaires proches du pays d'origine, parce qu'on se sent épaulé,
et peut-être plus légitimes lorsqu'on les prépare à
plusieurs. Lorsqu'elles petit-déjeunent seules, Shumeï, son amie et
Tsu Tsu Tuï mangent des oeufs pochés. Mais au cours des deux
semaines où Shumeï hébergeait son amie chinoise, elles ont
pris des petits déjeuners très différents de celui-ci et
beaucoup plus typiquement chinois. Celui-ci se prépare la veille, parce
qu'il correspond à un mini-repas : il se compose de riz et de plats de
légumes comme le déjeuner. Ce petit-déjeuner est long
à préparer et va produire beaucoup de vaisselle à faire.
Plus convivial, plus lent, l'étudiant ne le prépare qu'en
compagnie d'autres étudiants.
158 Annie Hubert, « Destins transculturels »,
Milles et une bouches. Cuisines et identités culturelles,
Autrement, Paris, 1995
159 Lahire, Bernard, Tableaux de familles. Heurts et malheurs
scolaires en milieu populaires, Seuil, Gallimard, Paris, 1995
Cette présence de l'entourage qui mobilise certains
registres du système alimentaire d'un individu permet d'expliquer que
les pratiques culinaires de notre colocataire diffèrent des pratiques
des autres étudiants chinois observés. C'est une des
premières choses sur laquelle notre colocataire a volontairement
attiré notre attention. « Les autres Chinois c 'est pas pareil
que moi, euh ils cuisinent vraiment typique chinois. Avec eux, je cuisine pas
chinois, parce que je fais moins bien qu 'eux, je vais faire une tarte, des
choses qu 'ils savent pas faire »
Elle tient à marquer sa différence avec les
autres Chinois, qu'elle fréquente d'ailleurs très peu au moment
de l'entretien, au risque de mentir parce que lorsqu'elle reçoit des
Chinois, elle se met à cuisiner plus typique qu'usuellement.
Contrairement à ce qu'elle affirme elle ne cuisine pas des choses
françaises pour eux.
On peut expliquer cette attitude de prise de distance par
rapport aux pratiques des autres chinois par deux faits. Shumeï est l'une
des seules étudiantes chinoises à venir d'une province de la
Chine campagnarde et très pauvre. D'après ce que nous avons pu
apprendre lors de nos discussions, les autres étudiants chinois sont
originaires de la ville, rappelons que Tsu Tsu Tuï vient de Shanghaï.
Deuxièmement, venant de la campagne, Shumeï n'a pas la même
origine sociale que les autres étudiants chinois ; les parents de
Shumeï étaient paysans dans leur province. Ils possèdent
avec d'autres Chinois un champ qu'ils cultivent ensemble. Le père de
Shumeï est décédé alors qu'elle avait 12 ans
;dès 9 ans, ses parents l'ont envoyé à Shanghaï faire
des études parce qu'elle était très bonne à
l'école, se sacrifiant financièrement pour la réussite de
leur fille aînée. Aujourd'hui en thèse, Shumeï a
accompli une ascension sociale. Ce qui est notable c'est qu'elle se distancie
des autres chinois, pour beaucoup fils de professeur ou de vendeurs...en se
mettant en retrait « moi je sais pas cuisiner comme eux, je fais pas
des choses typiques chinoises », mais en même temps, elle se
distancie de sa mère, des origines paysannes d'une façon presque
violente. « Mon père est déjà mort, il y a
longtemps et ma mère elle a seulement 51 ans, mais elle a l 'air
beaucoup plus vieille. Les cheveux sont tout gris, plein de rides, elle porte
pas très jolie, elle s 'habille pour le champ. »
L'idée que Shumeï se fait de sa propre cuisine
qu'elle ne trouve pas assez fine, très salée, une cuisine
très simple, des choses « pas très fines, c 'est
grossier » coïncide avec l'idée qu'elle se fait de sa
région d'origine Shaïton province. Si elle préfère
les choses de sa région, c'est ambigu parce qu'à d'autres moments
elle s'en détache.
« Est-ce que quand tu as commencé à
faire à manger à ton mari, est-ce que tu faisais à manger
comme ta maman ou plutôt à la façon de Shanghai parce que
tu habitais là-bas ?
Non, à la manière de moi-même, parce
que ma mère, sa région est trop simple, je n 'aime pas beaucoup,
parce que ma mère c 'est pas une femme qui aime beaucoup cuisiner, et
comme ça je vais pas faire comme elle, rien du tout je
crois»
Le fait qu'elle dénigre ses pratiques alimentaires,
qu'elle se considère moins bonne cuisinière que ses amis chinois
est liée à son origine sociale inférieure, elle reporte
ses origines dans sa manière de faire la cuisine.
Avant qu'elle fréquente de façon assidue des
amis chinois, Shumeï cuisinait peu de plats très typiques. Cela
peut s'expliquer par son projet de poursuivre sa vie en France. Elle a
entrepris des démarches pour amener son fils avec elle en France
l'année prochaine, ce premier pas vers une installation en France
coïncide avec sa volonté ancienne de faire sa thèse en
France. Par cette mobilité géographique elle poursuit son
ascension sociale.
Peut-on dire que ce souhait de vivre en France se manifeste d'une
façon ou d'une autre dans ses pratiques alimentaires et culinaires ?
Contrairement à d'autres étudiants chinois, elle aime
beaucoup le pain, le fromage, et consomme des produits
typiques de certaines régions françaises avec la
délectation et le plaisir de s'initier aux pratiques culinaires
françaises. Une anecdote permet de le faire comprendre : très
soucieuse d'apprendre les manières de faire françaises, elle a
acheté récemment de la crème liquide pour cuisiner le
poisson et délaisse la sauce au soja dont elle a l'habitude, elle est
férue de la margarine aux oméga trois et du cervelas, de
même que du roquefort. Elle est très ouverte aux produits
français, goûte volontiers et fréquemment à la
nourriture française, même si par contre elle n'aime pas manger
à la cantine ce qui serait un moyen de découvrir des aliments.
Or on peut faire l'hypothèse que ces faits qui peuvent
paraître anecdotiques, cette intégration progressive des produits
français dans son style alimentaire quotidien est liée à
sa volonté d'habiter la France. Elle est très fière de
nous raconter que son fils aime lui aussi beaucoup le fromage, tandis que le
reste de sa famille à qui elle en a rapporté l'été
dernier n'aime pas du tout. Pourtant Theodora nous permet d'exprimer un doute
quant au sens de l'incorporation des produits français dans le registre
alimentaire pour l'alimentation française. Si elle n'a pas pris le soin
d'apporter des provisions de son pays pour son séjour cette
année, si elle n'a pas vraiment cherché de produits roumains,
elle le fera si elle était amenée à rester en France.
« Si je reste ici, je vais essayer quand même de trouver tout
ça. De trouver des ingrédients roumains, ça c'est
sûr. » C'est aussi quand le séjour dans le pays
étranger est amené à se prolonger que se fait sentir avec
une importance plus grande la nécessité de trouver des produits
de chez soi. Si elle n'a pas amené beaucoup de produits de chez elle,
c'est parce que sa vie en France est temporaire, elle n'est pas vouée
à perdurer, sinon le manque serait trop important.
W Labov dans « Les motivations sociales d'un changement
phonétique »160 démontre que les changements
phonétiques qui témoignent d'une perte de la tradition sont
distribués parmi les habitants de l'île inégalement, on les
retrouve surtout chez les jeunes qui souhaitent partir de l'île. Le
changement du style de la prononciation se comprend comme le symbole de leur
ouverture à la nouveauté par opposition au maintien de la
tradition. De même on peut faire l'hypothèse que
l'intégration dans les pratiques quotidiennes de produits occidentaux,
voire français participe du détachement par rapport à son
pays. Comme dans l'île étudiée par Labov, le changement
phonétique prend sens par rapport au groupe : lorsque tout le village
est réuni on peut entendre la variation d'accent sur certaines syllabes.
Le changement n'est pas tu, il peut même être accentué. Par
contre en présence d'amis chinois, Shumeï change ses
manières de faire : elle cuisine de façon chinoise, ne mange plus
de fromage, ne fait les courses de la même manière. Ce ne sont pas
du tout les mêmes produits que l'on trouve dans son frigo dans les deux
périodes : lorsqu'elle vit seule, on va trouver du fromage, du
pâté ou du cervelas, du camembert, des légumes, des
saucisses, des yaourts aux fruits. En compagnie de son amie chinoise, elle a
acheté du tofu, des légumes, des fruits.
Shumeï aime beaucoup goûter à des plats
français, elle est très friande de tout ce qui est nouveau.
Lorsqu'elle faisait la cuisine à tour de rôle pour deux de ses
colocataires, elle a pu s'initier à d'autres saveurs. Par opposition,
son amie Tsu Tsu Tuï est plus réticente par rapport aux plats
français161 « J'ai essayé de manger à
la cantine, pour trois ou quatre fois, mais.. je ne peux pas accepter la
façon de manger là-bas », « Oui, je vais..je
suis heureuse de goûter, ..seulement les plats comme ça, euh je ne
je ne peux pas manger toujours, mais parfois je veux bien goûter. Et pour
plusieurs j'aime bien, mais pas pour tout..[rire] » On voit que la
volonté
160 Labov, William, « Les motivations sociales d'un
changement phonétique », Sociolinguistique, Editions de
Minuit, 1976
161 Le paragraphe suivant y est consacré.
de concéder le goût pour les plats français
est tout de suite gommée par le souci de rappeler que les plats
français ne font pas partie de son ordinaire.
Il semble que le rôle du contexte dans le
déploiement des habitudes et des pratiques culinaires soit important et
permette d'expliquer le maintien ou l'abandon de pratiques de son pays
d'origine selon les contextes. La précédente analyse permettait
d'expliquer l'alternance entre plusieurs types de pratiques alimentaires. Que
dire des étudiants qui veulent conserver l'ensemble de leurs pratiques
alimentaires en France ? Le paragraphe suivant se concentre sur deux
étudiants qui sont caractérisés par leur volonté de
cuisiner comme chez eux.
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