2) Pourquoi se rendre dans un magasin
spécialisé ?
Il existe un processus d'appropriation physique et sentimental
de l'aliment, dans lequel entre précisément la modalité de
son acquisition et donc le lieu de son achat. La connotation de l'objet n'est
pas donnée, mais construite et contextuelle. Ainsi un produit se
construit comme typique, exotique dans l'interaction entre le vendeur et
l'acheteur. Nous avons fait plus haut l'hypothèse que dans les magasins
spécialisés, les relations entre le vendeur et l'acheteur
dépendaient de la nationalité supposée de l'acheteur. Par
contre, les relations neutres dans un supermarché tels que Atac ou
Carrefour sont anonymes et neutre d'un point de vue affectif.
On peut imaginer que le sentiment de cuisiner le plus chinois
possible s'actualise plus facilement lorsque l'achat est réalisé
dans un magasin spécialisé. L'une des dimensions de la cuisine
d'un étudiant étranger est en effet la volonté de cuisiner
au plus proche de ses traditions131, or on peut faire
l'hypothèse que l'un des éléments rendant possible le
sentiment de cuisiner comme chez soi, est le fait d'acheter des produits
importés. Ceux-ci sont en effet plus proches de chez soi et de fait
seraient les seuls à donner naissance à une cuisine chinoise. Par
ailleurs, lorsqu'on achète ses produits dans un magasin
spécialisé, l'achat est émotionnellement plus fort et
appartient moins à l'ordre des achats ordinaires, qui se ressemblent.
Pour une partie des étudiants que nous avons
interrogé, le passage dans les épiceries
spécialisées est quotidien, tandis que pour d'autres il est
ponctuel. Au début du séjour en France, l'achat est ponctuel dans
les épiceries spécialisées, il est une forme de gestion de
la pénurie (économie de temps et d'argent), lorsque les autres
sources d'approvisionnement ne disposent pas des produits recherchés, ou
que l'on maîtrise mal ces sources.
L'approvisionnement préventif au pays et la
réception de colis ou l'obtention des aliments par échange dans
des réseaux d'interconnaissances permet seul de s'assurer de l'origine
exacte des denrées, ce qui est fondamental s'agissant d'aliments dont
l'une des fonctions est la valeur remémorative des saveurs du pays.
Abdelbaki est très suspicieux quant à l'origine des épices
qu'il consomme, son stock initial arrivant à épuisement, il en a
demandé à sa mère, parce qu'il suspecte les épices
qu'il peut trouver sur Lyon de n'être pas tunisiennes mais
algériennes ou
130 Desjeux, Dominique, « Préface »,
Alimentations contemporaines, sous la dir. de Garabuau-Moussaoui
I., D. Desjeux,, L'Harmattan, Paris, 2002
131 Nous analyserons ce phénomène en détail
plus avant dans la démonstration.
marocaines. On retrouve la même logique lorsque Tsu Tsu
Tuï ou Shumeï discutent la qualité des produits vendus dans
les épiceries asiatiques : ce qui est mis en doute c'est
l'authenticité de ces produits qui sont moins familiers que ceux que
l'on a achetés soi-même. En définitive, l'achat dans une
épicerie spécialisée s'intègre dans un ensemble
plus vaste qui inclue différentes sources d'approvisionnement.
La qualité des produits du pays à
l'étranger
La question qui se pose si le mangeur se rend dans un magasin
spécialisé est de savoir si les produits qu'il y trouve sont de
qualité identique à ceux qu'il trouverait dans son pays. Nous
retrouvons ici le problème de la confiance que nous évoquions
plus haut.
« En Chine, beaucoup d'aliments sont nommés «
France », « Paris », ou sont décorés avec l'arc de
triomphe, la tour Eiffel,... J'ai essayé des « France Bread
». Honnêtement, diffuser ce produit sous le nom de France
ça fait mal !!! C'est pas DU TOUT du pain !!! » nous raconte
Emeline Dommanget sur son blog Mimine en Chine. Souvent les
expatriés ne sont pas satisfaits de leurs achats de produits
spécialisés132. Ces produits sont fortement investis,
et en réalité ils ne sont pas aussi bons que prévus.
Pour les produits frais, tels que le tofu, les
pâtés impériaux, les produits surgelés, les fruits
et les légumes, un autre problème s'ajoute. C'est le
problème de la confiance, déjà évoqué. Il
est particulièrement présent pour les étudiants asiatiques
que j 'ai interrogés et se pose pour eux pour les magasins
spécialisés chinois. Tous les étudiants asiatiques
expriment une certaine méfiance et résistance face aux produits
vendus dans les épiceries asiatiques, dont ils regrettent la mauvaise
qualité. Voici les propos de Tsu Tsu Tuï qui se rend très
régulièrement dans ces magasins et qui juge leur qualité
approximative.
« Il y a seulement deux choses je vais acheter au
supermarché chinois. Les autres je préfère acheter chez
Atac, au supermarché française, parce que avec des produits, j'ai
trouvé un problème avec les produits chinois, peut-être c
'est pas euh.. comment dire, c 'est peut-être pas le problème pour
tous les supermarchés chinois, mais euh ; il y a quelques, plusieurs
supermarchés chinoises euh vend les produits pas très
fraîches
C 'est pas très frais. Et parce que un jour je suis
allée à la supermarché chinoise, mais je trouvais que
beaucoup de choses n 'étaient pas, n 'ont pas marqué de dates. C
'est pas bon, et je préfère...Et pour les choses frais, je n
'aime pas, je n 'ai pas trouvé là-bas »
Les produits importés n'ont pas toute la
fraîcheur attendue, les dates de péremption ne sont pas
respectées. Nous avons prêté attention à cette
question lors de nos observations et nos achats, nous n'avons jamais
été confrontés à ce problème là.
Aller au marché pour « faire des
retrouvailes ethniques »
Sophie Bouly de Lesdain133 défend
l'idée, à partir de l'exemple des migrantes camerounaises en
région parisienne, que l'étude des réseaux
d'approvisionnement offre une grille de lecture pertinente pour l'étude
de l'alimentation et de l'intégration, puisqu'elle conduit, avant la
132 Surtout lorsqu'ils tiennent compte du prix que ces produits
leur ont coûté comparativement à leur coût en
France.
133Bouly de Lesdain, Sophie, « Alimentation et
migration, une définition spatiale », Alimentations
contemporaines, sous la dir. de Garabuau-Moussaoui I., D. Desjeux,,
L'Harmattan, Chapitre 4, Paris, 2002.
consommation, à s'interroger sur le rôle du mode
d'acquisition dans l'identité de l'objet et celle de son
acquéreur. La connotation de l'objet n'est donc pas donnée, mais
construite. L'identité de l'aliment s'acquiert donc dans un circuit
d'achat précis.
De même, Dinh Trong Hieu134 indique combien
fréquenter un supermarché chinois, un marché de produits
tropicaux sert pour les étrangers asiatiques à se ressourcer. On
va dans les supermarchés asiatiques autant pour se ravitailler, ou
acheter de quoi subsister que pour y faire des « retrouvailles ethniques
». On y va en compagnie, en petits groupes, ou on y va pour y rencontrer
ses amis, ses compatriotes. Lors d'observations dans les magasins asiatiques de
la rue Passet, nous avons régulièrement observé des
groupes d'étudiants de trois ou quatre personnes qui choisissaient
ensemble dans les rayons, commentaient les produits. Au final, leurs paniers
étaient remplis de façon identique.
Mais ne généralisons pas trop vite.
Sophie Bouly de Lesdain135 a réalisé
une monographie du marché de Château rouge localisé dans le
XVIIIe arrondissement à Paris. Ce marché est
généralement considéré comme africain. On y
retrouve en effet des commerçants du Cameroun, du Zaïre, de la
Côte-d'Ivoire, du Congo à la fois dans le secteur de l'alimentaire
et dans d'autres secteurs136. Pour un individu la fonction
première du passage à Château Rouge est la
convivialité, l'approvisionnement n'est pas touj ours utile.
Cependant des clientes tiennent un discours fonctionnel qui
fait dominer le rationnel au détriment de l'affectif « je fais mes
courses à l'européenne : je prends, je pars ». Le passage
à Château-Rouge est appréhendé comme devant
être ponctuel et fonctionnel.
Une des enquêtées, une étudiante
camerounaise explique « Je n'ai pas le temps de vivre Château-Rouge
»137. Nous pouvons extraire deux informations de cet
extrait. Tout d'abord, le marché de Château-Rouge « se vit
», c'est à dire qu'il est porteur d'une ambiance, d'odeurs. C'est
donc le signe que se rendre dans un magasin spécialisé n'est pas
neutre d'un point de vue affectif. On y recherche souvent plus que le seul
produit acheté. On y va pour se plonger dans une atmosphère
d'odeurs138, de contacts, de rencontres. L'odeur
précède et participe à l'expérience culinaire ; on
apprend à aimer les odeurs que nous reconnaissons dès la toute
petite enfance, lors de notre processus de socialisation.
Deuxièmement, une information importante pour nous est
ici indiquée : l'étudiant n'a pas le temps de « vivre le
marché ». Prendre le temps d'aller à Château Rouge est
déjà un investissement en temps suffisamment important, pour ne
pas prendre en plus le temps de flâner. L'envie de prendre son temps dans
ce marché reflète le sentiment de s'y sentir chez soi. Sophie
Bouly de Lesdain indique que le marché de Château rouge rappelle
le souk, le marché
134 Dinh Trong Hieu, « Notre quotidien exotique. Les
repères culturels dans l'alimentation de l'"Asie en France" »,
Ethnologie française, 1997.
135 Op cit
136 On y trouve des tailleurs, des coiffeurs... Les entretiens de
l'auteure n'ont été réalisés qu'avec les
propriétaires de commerces alimentaires.
137 Tsu Tsu Tuï prend le temps de flâner dans les
épiceries asiatiques, elle s'y rend très
régulièrement, tandis que Shumeï n'aime pas trop y aller,
parce qu'elle trouve que ces magasins sont un peu loin. 138 On trouve de
nombreuses références dans la littérature consacrée
aux magasins asiatiques aux odeurs particulières de ces magasins.
Notamment M Chiva, « L'amateur de durian », in La gourmandise.
Délices d'un péché, Paris, Coll Mutations/Mangeurs,
Autrement, 1993. « Mais on découvre encore autre chose : un univers
d'odeurs inconnu, surprenant, qui ne ressemble à rien, mais qui comporte
aussi de forts accents de terre et de mer, de viscères et d'humus, de
pourriture ou de fermentation, difficiles à identifier, à
comprendre et à accepter pour l'Occidental que nous sommes. » p
4
est noir de monde, on se marche sur les pieds dans les
boutiques. Les femmes camerounaises achètent la nourriture à
Château-Rouge, parce qu'elles sont « missionnées » pour
cela par un groupe d'amis, parce qu'on manque de certains ingrédients et
que « ce soir c'est africain », par nostalgie, pour retrouver les
marques, les emballages de là-bas, glaner des nouvelles du pays dans les
boutiques. Des boutiques où l'on peut boire et discuter avec les amis
également, puisque de nombreux commerces y vendent des boissons.
La volonté de reconstruction symbolique du territoire
quitté, manifeste dans les agencements et l'approvisionnement des
boutiques, peut prendre des formes subtiles : Sophie Bouly de Lesdain note que
certaines bières, produites par des multinationales, sont jugées
meilleures par les Africains lorsqu'elles sont proposées dans le
conditionnement usuel en Afrique. Ainsi les épiceries de
Château-Rouge vendent-elles le bouillon Kub dans des bocaux de verre et
le Nescafé dans des boîtes de métal. Même si la
marque et le produit sont internationaux, le pays, lui, est subjectivement
associé à l'emballage. Cela permet d'évoluer dans un
espace où la communauté est fortement présente.
On apprend l'existence de ces marchés par le groupe :
c'est sur le mode oral et par un intermédiaire que l'on apprend
l'existence de Château Rouge, ou du quartier de la Guillotière.
Une parente, des connaissances retrouvées en France ou des voisins
emmènent le nouveau venu dans la rue Passet ou lui indique comment s'y
rendre.
A l'instar de C Crenn139 on fait donc
l'hypothèse que le lieu où l'on fait ses courses alimentaires,
que ce soit le supermarché spécialisé ou la grande surface
ne sont pas des lieux neutres, sans enjeu social, où aucune règle
n'est imposée. Dans les rayons, les choix effectués sont
commandés par la cherté et en partie par les indications des
amis, les membres du réseau, amical ou familial. De même et
surtout dans les magasins spécialisés, les achats sont
codifiés, les produits devant faire sens pour les étrangers. Pour
être achetés, les aliments doivent être
médiatisés en transitant par des territoires ou réseaux
d'individus proches. Le mangeur se fie aux informations que lui donne ses amis
sur la qualité des produits ou sur la possibilité de trouver des
ingrédients en un lieu donné.
Parmi les moyens à la disposition des migrants pour faire
leurs courses alimentaires, les magasins spécialisés occupent une
place de choix. Ils ont une place importante dans les stratégies
d'approvisionnement ne serait-ce qu'en raison de leur dimension identitaire. Le
dernier moyen de se fournir en produits authentiques consiste à
mobiliser un réseau d'amis ou de connaissance.
|