b) Acheter au pays des produits que l'on trouve pas en
France ou plus chers : l'importance de la variable coût
Nos deux enquêtées chinoises n'ont pas du tout le
même rapport aux stocks d'avant départ et aux épiceries
asiatiques. Notre colocataire Shumeï a amené avec elle un grand
nombre de produits alimentaires (champignons noirs, algues, deux sachets
différents de petites crevettes
roses et grises, vermicelles de soja, sauce de soja, gourmet
powder, thé...), arguant de son expérience de l'année
d'avant, et de la difficulté à trouver ces produits en France.
L'autre étudiante Tsu Tsu Tuï n'a amené de
Chine que des ustensiles et une couronne de fruits de mer (algues) sur les
conseils de Shumeï d'ailleurs, achetant sur place dans les
épiceries asiatique de Lyon les produits dont elle a besoin. L'une adore
faire les courses alimentaires, l'autre se dit paresseuse et se rend le moins
souvent possible dans les épiceries asiatiques, elle profite du
déplacement de autres pour se faire rapporter les produits dont elle a
besoin.
Si nous posons ainsi d'emblée la différence
entre ces deux enquêtés, c'est pour mettre le doigt sur la
rhétorique différente développée par deux
enquêtés de même nationalité quant à la
nécessité de cet approvisionnement au pays. Si Shumeï
défend d'un point de vue économique la nécessité de
ramener ces produits de Chine « c 'est beaucoup plus cher qu 'en Chine
et puis c 'est pas bon. Les champignons tu peux pas les trouver, et les
crevettes non plus. Ça il faut les acheter en Chine. Déjà
là bas c 'est assez cher. », elle en acheté des sachets
d'environ 300g, Tsu Tsu Tuï préfère quant à elle
acheter les produits en France parce que c'est compliqué d'apporter avec
soi des produits. Si Shumeï lui a conseillé d'amener des aliments
très spécifiques, elle ne l'a pas écouté. Ses
parents et son mari lui ont uniquement acheté une couronne d'algues
sèches facile à transporter.
Ces deux logiques s'expliquent assez facilement si on les
rapporte à leur attitude plus générale devant les courses
alimentaires. Ici jouent les origines sociales. Shumeï a vécu dans
une famille assez pauvre, sa province natale est l'une des plus pauvres en
Chine du Nord. En France, elle économise une partie de sa bourse pour sa
famille : pour son mari et son fils, mais surtout pour sa mère, veuve
qui vit de ses terres avec son dernier frère. L'alimentation ne
constitue pas le premier poste de son budget. Elle cherche les produits les
moins chers et dès lors, c'est la solution de l'approvisionnement avant
le départ qui constitue la solution privilégiée. Si elle
achète les champignons en Chine, c'est parce qu'ils restent deux
à trois fois moins chers qu'en France. De plus Shumeï n'est pas
très confiante dans la qualité des produits achetés dans
les supermarchés asiatiques. Elle est habituée à manger
des produits du jardin de sa mère et trouve les légumes vendus
dans les épiceries asiatiques pas assez frais. Elle fait ses courses
dans des filières de discount alimentaire type Ed et achète des
produits premiers prix. Au cours de l'année, cette logique de
restriction des coûts alimentaires s'est renforcée, Shumeï
préférant voyager un peu en France et en Europe et épargne
pour cela.
Pour Tsu Tsu Tuï, le coût n'est pas un
problème : « Est- ce que tu fais attention à ce que tu
vas acheter parce que ça coûterait trop cher ? Non, pour les
produits ... de la vie, de alimentaires je m 'en fiche ». On peut
relier cela à son origine sociale, son père est professeur
à l'université, sa mère était vendeuse dans un
magasin avant de prendre sa retraite. Elle a toujours mangé des produits
achetés dans des magasins. Même si ils coûtent plus chers,
elle préfère acheter les produits en France parce que ce n'est
pas pratique à transporter depuis la Chine. Mais la différence
peut aussi être expliquée par le fait que en Chine, Shumeï a
l'habitude de cuisiner elle-même, pour son mari, elle a toujours vu sa
mère cuisiner. Elle a donc l'habitude des produits nécessaires
à la réalisation des plats, tandis que Tsu Tsu Tuï n'a
pratiquement jamais cuisiné. Sa famille a touj ours habité en
ville à Shanghaï ou dans sa proche banlieue, or en ville on peut
manger pour un bas coût dans des restaurants ou acheter dans les rues des
plats déjà préparés. Si bien qu'elle n'avait pas
l'habitude avant de venir en France de cuisiner.
La variable coût est déterminante dans cette
démarche d'approvisionnement. Elle se retrouve chez les personnes les
moins dotées en capital économique. C'est ainsi qu'elle
intervient très nettement chez Giovanni. Mais ce n'est pas tant son
origine ouvrière qui le pousse à
économiser sur l'alimentation, c'est aussi l'habitude
de manger des produits cultivés chez lui, ou dans son village, des
produits de très bonne qualité face auxquels les produits des
supermarchés ne peuvent rivaliser. En France, il n'achète pas de
tomates ou de légumes que ses parents produisent, il dit « c
'est psychologique, je vais pas acheter quelque chose que je mange chez moi et
qui coûte rien et que ici tu achètes c 'est pas bon »
Pour lui, ce serait impensable d'acheter des pâte s en
France « Je vais pas acheter les pâtes en France, c 'es dix fois
plus cher ». « Tu préfères acheter quelque
chose qu 'il n'y a pas en Italie, qui est cher en France peut-être, mais
tu n 'as pas d 'idée du prix » « c 'est mieux que tu
achètes en France les produits qui sont plus chers en Italie, en France
tu vas pas acheter ce qui coûte pas cher en Italie et qu 'en France tu
vas payer deux à trois fois plus cher. » Comme le montrent ces
trois citations, c'est un propos qui revient souvent dans sa bouche. Les
derniers temps de son séjour en France, il a dû acheter
lui-même des pâtes en France, parce qu'il était
arrivé à l'épuisement de ses stocks, il a alors
acheté des pâtes de premier prix, parce que mauvaises pour
mauvaises autant acheter les pâtes françaises les moins
chères. C'est bien par des raisons économiques qu'il explique ses
achats massifs de pâtes en provenance d'Italie. Surtout en France, les
pâtes ne sont pas bonnes. Acheter ses pâtes en Italie, c'est aussi
le seul moyen de manger des vraies pâtes. En France, il trouve la marque
Barilla qu'il achète aussi en Italie, mais il ne trouve pas les
pâtes artisanales qui ne sont pas faites avec de la farine de blé,
mais au sarrasin...
Il faut aussi tenir compte du fait que les étudiants
ont tous une bourse pour venir en France, or lorsqu'on n'a pas l'habitude de
faire les courses, on ne sait pas trop combien on peut dépenser.
« J'ai apporté des boites de harissa, on en
trouve en France, c 'est vrai, mais chez moi c 'est pas du tout cher. Et puis
au début de l 'année, en plus j 'avais pas beaucoup d 'argent il
me fallait des provisions ; du fromage aussi, des boîtes de tomates, de
thon, des amandes grillées, salées que ma mère m 'a
donné. » nous explique Abdelbaki.
La logique d'approvisionnement peut aussi résulter de
ce que les produits étrangers en France ne se trouvent que dans des
épiceries spécialisées, pas toujours localisées
près de chez soi et sont de surcroît de moins bonne
qualité. C'est alors l'impossibilité de trouver ces produits
facilement en France, c'est le facteur temps qui intervient ou leur non
existence qui explique le choix de les acheter au pays. « La harissa,
le piment j 'en avais ramené beaucoup de Tunisie, parce que je savais
pas si j 'allais en trouver facilement. Et puis au début t 'as pas le
temps de chercher le magasin où tu en trouves. » Abdelbaki
L'argument de la qualité intervient assez fortement
dans la logique d'approvisionnement au pays, on est méfiant
vis-à-vis des produits que l'on trouve en France qui ont dû
être importés mais dont on ne connaît pas l'origine exacte,
à l'inverse on est rassurés par ce qui vient de chez soi. En plus
se tisse le lien de la mémoire à travers ces aliments. «
A part les épices, tout ça, ça existe en France, les
épices en France ça existe pas, enfin... ça existe en
France, mais c 'est des épices disons ça existe au Maroc comme en
Tunisie, moi je préfère des épices de chez moi tu vois,
par contre pour la poudre ça existe pas, j 'en suis sûr.
»
Ce qui importe pour Abdelbaki, c'est de ramener les
épices de son pays préparées dans sa famille, celles dont
il connaît la fabrication, dont il peut m'expliquer la fabrication. La
logique de rationalisation des coûts masque le problème de
confiance dans les aliments, de peur dans les aliments inconnus.
Shumeï est parmi les personnes que nous avons
interrogées celle qui a ramené la plus grande quantité de
produits de son pays. Ayant vécue l'année dernière en
France, elle connaît les difficultés d'approvisionnement et a
décidé de s'y préparer. Elle a acheté en Chine des
produits qu'elle trouve en France mais plus chers, mais surtout des produits
spécifiques de sa
région, plus locaux et donc moins trouvables en France.
Habitant à Shaiton province, en Chine du Nord près de la mer,
elle est habituée à consommer souvent des produits issus de le
mer : comme des algues, des toutes petites crevettes grises et roses, des
sortes de fruits de mer... .L'année dernière elle n'en avait pas
amené en France, et cela lui a manqué. Il est vrai qu'elle a
épuisé ses stocks très rapidement, parce que c'est un
produit qu'elle consomme très régulièrement en soupe. Ses
produits n'appartiennent pas à notre registre alimentaire et ne peuvent
s'acheter en France, par ailleurs, ils sont spécifiques d'une
région de la Chine et ne se trouvent pas dans les épiceries
asiatiques qui importe essentiellement des produits très
consommés dans les grandes villes comme Pékin et Shanghaï
mais ne disposent que de peur de produits plus ruraux et rustiques. C'est le
même problème qui se pose à Giovanni. Si il n'a pas de
difficultés à trouver les produits les plus
génériques, qui sont pour une part passés assez
facielement dans les habitudes de consommation française comme le
parmesan, le gorgonzola, le grane padano, il ne trouve pas en France les
produits plus locaux, typiques d'une région particulière. De
même en France, certains produits ne se trouvent que dans certaines
régions : les vrais calissons ne peuvent s'acheter qu'à Aix en
Provence, les navettes sont marseillaises, certains fromages ne peuvent se
trouver qu'en Savoie.
Au vu des arguments des personnes interrogées, on peut
retourner la question et se demander pourquoi certains enquêtés
n'amènent rien avec eux. C'est le cas de notre enquêté
américain Mickaël et Tsu Tsu Tuï (enquêtée
chinoise). Ne cuisinant presque pas, mangeant surtout dehors aux Etats-Unis
Mickaël ne voyait pas l'utilité d'amener des choses en France. Pour
lui, l'alimentation n'est pas quelque chose de très important. Lors de
l'entretien il nous explique «
But actually you know I prefer the manners to invite
people here, because there's wine, bread and cheese and I think it's also
different and it's also more convivial. In US let's see, we just have salad and
pastas, sups. People take much time to prepare the dinner in France, it's not
like in US»
Ce qui l'a étonné en France, c'est le soin que
l'on apporte aux plats que l'on prépare, le temps que l'on met à
cuisiner, lorsqu'on reçoit des invités par exemple. Lorsqu'il a
logé en septembre dans une famille, il était très surpris
que chaque soir la mère de famille passe une demie-heure minimum
à la cuisine106, et confectionne de vrais plats. Pour lui,
recevoir des invités consistait uniquement à acheter un poulet
rôti et faire une salade. Il n'accorde pas une grande importance à
l'alimentation américaine, parce que pour lui il n'existe pas à
proprement parler des plats typiquement américains.
Tsu Tsu Tuï pense que c'est inutile d'apporter en France
beaucoup de produits chinois. Doiton attribuer au manque d'expérience
culinaire cet enthousiasme initial ? Tsu Tsu Tuï arrive effectivement
à trouver en France l'ensemble des produits chinois qu'elle a l'habitude
de consommer, parce que les produits que l'on trouve dans les grandes villes de
Chine sont aussi les plus facilement exportables en France et restent
relativement abordables.
On voit qu'il est difficile d'expliquer les raisons qui
poussent à apporter des produits en France plutôt que d'essayer de
les acheter sur place. Trois logiques ont pu être distinguées une
logique économique, une logique mettant en jeu la mémoire
affective, une logique de mise à disposition de produits introuvables en
France.
106 When I was living with this family, every night it was a cook
which needs a quite long preparation, and it's different.
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