Dans ce premier chapitre, l'objectif est de regarder le fait
alimentaire d'un point de vue général, global afin de restituer
la complexité de cet acte. Il faut resituer l'acte alimentaire dans une
aire culturelle.
On ne se rend pas toujours bien compte à quel point la
façon dont nous mangeons est façonnée par la culture, car
cela nous paraît être normal, « naturel ». On «gomme
» très facilement la dimension culturelle, qui nous échappe,
en la naturalisant. Même la position que nous adoptons pour manger, la
manière d'utiliser les mains ou non, les ustensiles dont nous nous
servons, constituent autant d'éléments qui sont
façonnés, très concrètement, sans parler des
produits eux-mêmes.
J-P Corbeau est à l'origine d'une définition du
mangeur comme un être pluriel dont on définit les pratiques
alimentaires au sein d'une société donnée. Il propose un
appareil conceptuel très heuristique pour appréhender les
pratiques alimentaires au sein d'un espace, qui permet de se rendre compte des
déterminations sociales pesant sur l'acte alimentaire.
- un mangeur socialement identifié (genre,
niveau d'étude, âge, origine, etc) ; chaque mangeur suit un
itinéraire socio-culturel différent qui évolue dans
l'espace et dans le temps ;
- un aliment (représentations dans l'univers
socioculturel) ; les aliments également varient à travers le
temps (technologies) et l'espace (goûts, coûts, marchés)
;
- une situation, c'est à dire le contexte
social identifié où a lieu l'interaction entre le mangeur et
l'aliment (type de partage, ordinaire ou festif, domicile ou hors foyer, public
ou privé...) à un moment donné.
Ces trois éléments constituent donc les sommets
du « triangle du manger ». Celui-ci varie à la fois dans
l'espace social et dans le temps. La migration pose les individus dans une
situation de rupture par rapport au triangle du manger mettant en cause,
suivant les individus deux ou trois sommets du triangle.
Tout d'abord il faut considérer que les aliments
auxquels le mangeur peut avoir accès varient. Cette situation de
variation des aliments recouvre plusieurs changements, selon que les aliments
qu'il connaît, aime et sait cuisiner sont présents dans la
société (sont-ils faciles à trouver, à quel prix,
sous quelle forme, bénéficient-ils d'une représentation
positive) ou sont introuvables.
Quelles sont les différentes situations envisageables
pour un mangeur étranger ?
- les aliments auxquels il était habitué, qui
étaient selon la formule de Claude Lévi-Strauss « bons
à penser » ne se trouvent pas dans la société
où il arrive, ou uniquement dans des magasins spécialisés,
durs à trouver, et qui plus est plus chers que dans le pays d'origine
- les aliments auxquels il était habitué sont
jugés négativement dans la société où il
arrive.
- les aliments auxquels il était habitué, ne se
trouvent pas sous la même forme, présentation. Il ne s'agit pas du
même produit, il faudra inventer une nouvelle manière de le
cuisiner.
13 Corbeau, Jean-Pierre et Poulain, Jean-Pierre, Penser
l'alimentation. Entre imaginaire et rationalité, Toulouse: Privat,
2002.
- Le mangeur se trouve confronté à d'autres
aliments, qu'il ne connaît pas et ne sais pas cuisiner
Chacune de ces situations enjoindra le mangeur à
ajuster ses pratiques culinaires. On fait l'hypothèse que dans chacun
des cas amène une réaction particulière et met en jeu des
techniques et des rhétoriques spécifiques.
Les deux autres sommets du triangle évoluent
également. Les étudiants changent de style de vie en partant en
France. Plusieurs cas de figure se présentent : les étudiants
passent de la vie chez leurs parents à la vie en solo (Abdelbaki,
Théodora, Giovanni) , de la vie en couple à la vie solitaire en
colocation (Shumeï, Tsu Tsu Tuï, Anna), ou encore de la vie de fils
unique à la vie en colocation en résidence universitaire
(Giovanni), de la vie en colocation avec des amis à la vie en solo
(Mickaël), de la vie en famille nombreuse à la vie en solo
(Abdelbaki), de la vie en résidence universitaire à la vie en
colocation. A chacune de ses situations doit être ajoutée le
changement d'aire géographique. Ces changements modifient les conditions
de déploiement de l'acte alimentaire. l
Lorsque les étudiants passent de la vie chez leurs
parents à la vie en solo, la décohabitation se double de la prise
en charge nouvelle dans sa globalité de l'acte alimentaire. L'individu
devient autonome et doit faire seul des choix alimentaires autrefois
commandés par la vie en famille. L'alimentation peut devenir plus
souple, parce qu'elle est moins réglée par les contraintes
familiales ou au contraire rentrer dans un cadre « Ici je mange avec mes
collocs, quatre fois par jour, pas là-bas mais je change, c'est juste
pour ma santé. En Roumanie c'était plus libre » explique
Theodora.
Le passage de la vie en couple à la vie en colocation
change le statut de l'individu : il regagne un contexte plus étudiant,
les personnes concernées par cette situation sont en thèse, plus
âgées que la moyenne de leurs colocataires. La pratique
alimentaire change de sens : on ne cuisine plus pour deux, mais pour soi (Tsu
Tsu Tuï) ou on continue à cuisiner pour ses (Shumeï) ou un de
ses colocataires (Anna prépare très souvent à manger pour
Alberto son colocataire italien).
Le passage de la vie de fils unique à la vie en
colocation en résidence universitaire (Giovanni) coïncide avec le
passage des repas en famille à des repas entre amis. L'étudiant
prend la charge et l'initiative des repas, tandis que chez les parents, c'est
la mère qui en prend l' initiative.
L'ensemble de ces changements informe l'acte alimentaire,
modifie le sens des pratiques.
Le concept d'espace social alimentaire théorisé
par Jean-Pierre Poulain nous est ici particulièrement utile, en
complément de l'analyse de J-P Corbeau pour comprendre la situation du
mangeur étranger dans son pays.