Une sociologie des migrations par l'alimentation
L'alimentation offre pour l'observation des processus
d'insertion une des situations concrètes les plus étendues et les
plus variées. Elle permet d'observer la socialisation à partir de
plusieurs dimensions, solidaires intéressant aussi bien les domaines du
public et du privé, que de l'ordinaire et du festif ou de l'individuel
et du collectif. L'activité alimentaire permet d'avoir accès au
concret des processus et des phénomènes qui les accompagnent et
de caractériser les nouveaux rapports sociaux dans lesquels les groupes
et les individus évoluent dans le quotidien de leur insertion.
L'observation attentive des pratiques culinaires permet d'identifier dans les
pratiques le maintien de pans de l'ancienne socialisation et l'incorporation de
nouvelles pratiques.
Les habitudes alimentaires sont celles qui résistent le
mieux au changement pour être culturellement et biologiquement
intériorisées. De ce fait, elles sont devenues un indicateur du
degré d'intégration des migrants, c'est-à-dire du
processus par lequel les migrants participent à la vie sociale de la
société d'accueil. Ainsi, au courant du XIXe siècle, alors
que l'Amérique s'interroge sur l'intégration possible des
migrants, le type d'alimentation est un critère d'américanisation
pour l'administration. L'étude du changement alimentaire et du maintien
de ses aspects identitaires n'est pas une exclusivité des recherches sur
les migrants. Les changements alimentaires constatés à
l'échelle régionale, voire nationale, soumettent à
l'épreuve des faits et infirment la thèse de la convergence selon
laquelle on assisterait à une uniformisation des pratiques.
Les activités alimentaires sont-elles immuables ? Si
elles le sont, comment expliquer leur persistance ? Si non, en quel sens
peuvent-elles varier ? Le changement culturel s'opère-t-il sur un mode
linéaire et global ? L'ensemble des variations des comportements
culinaires peutil être appréhendé à la
lumière d'une opposition entre les pratiques d'aujourd'hui et les
pratiques d'hier ? Assiste-t-on à la naissance d'un nouveau registre des
pratiques alimentaires dans le pays d'accueil ?
L'ethnologie urbaine a trop tendance à analyser les
comportements comme caractéristiques d'une identité culturelle,
d'une ethnicité, l'observation des comportements alimentaires en
situation de migration géographique permet de faire éclater les
références trop monolithiques et à les scinder en une
pluralité d'influences.
Un mangeur naît dans un espace social alimentaire,
caractérisé par un répertoire du comestible, au sein
duquel il est familiarisé à un ensemble d'aliments. Chaque espace
nouveau de vie est créateur au sein de l'individu de nouvelles
références alimentaires aimées ou non aimées, mais
qui impriment leur marque chez l'individu. On définit
l'itinéraire gustatif d'un individu comme la marque sur son patrimoine
alimentaire de la fréquentation de différents espaces sociaux
alimentaires. Le mangeur suit des itinéraires socioculturels pluriels.
Son répertoire gastronomique, ses habitudes culinaires, alimentaires
varient selon sa position sociale, son genre, son âge (et la cohorte
à laquelle il appartient), sa région d'origine et celles
où il a successivement résidé, selon qu'il existe un
relatif continuum avec les socialisations induites par ses aînés
ou qu'il se trouve impliqué dans une situation nouvelle. Il invente en
combinant des influences diverses de nouvelles manières de faire
culinaires.
La logique de l'itinéraire conduit à envisager
les approvisionnements, la cuisine, les préférences, et
dégoûts alimentaires du pays d'origine et ceux du pays d'accueil
et les enjeux de la confrontation des références culinaires
initiales aux normes du pays d'accueil.
Les itinéraires des étudiants que nous avons
interrogés sont simples, deux modèles se distinguent. Soit
l'étudiant n'a jamais quitté son pays ni même sa
région, auquel cas S'intéresser à un public
d'étudiants dont le projet de migration est uniquement lié
à une situation d'études permet de se placer dans une situation
d'observation où l'enjeu des modifications alimentaires est sans
importance majeure pour l'individu et ne permet pas de résoudre a priori
la question du maintien ou de la constance des styles alimentaires d'origine.
L'étudiant peut a priori autant être attiré par la
découverte de nouvelles façons de cuisiner parce que cette
situation durera uniquement le temps du séjour ou à l'inverse
refuser de s'ouvrir à un nouveau style alimentaire en raison de la
durée courte et anodine du séjour. Choisir une population
d'étudiants c'est aussi se confronter à une population que l'on
peut supposer plus ouverte aux innovations culinaires, par suite le constat
d'une volonté de maintien des habitudes alimentaires prend une
résonance toute particulière. Notre démarche de recherche
nous conduit à poser le problème de l'alimentation sous une forme
diachronique.
Ce questionnement se pose différemment pour l'ensemble
des personnes que nous avons interrogé. En effet nous avons choisi des
étudiants de plusieurs nationalités dans l'objectif de faire
varier la distance géographique et structurelle de leurs cuisines
à la cuisine française. Nos enquêtés sont allemands,
américains, italiens, chinois, roumains, et brésiliens. Il
s'agissait d'essayer de mettre en relief des différences de
comportements selon que le pays dont est originaire la personne se situe loin
des pratiques de la France ou plus proches. Nous faisons l'hypothèse que
cette différence joue un rôle dans la tendance à la
variation ou au maintien des comportements alimentaires en France.
L'alimentation dans toute la complexité qu'elle
recèle en tant que processus global inclue aussi bien les aliments
consommés que la manière de les apprêter et la
manière de les manger. Nous suivrons les pratiques alimentaires dans
l'ordre du cycle culinaire, que l'on définit comme l'ensemble des
activités ayant un lien avec l'acte culinaire : il comprend deux
étapes bien distinctes que sont l'approvisionnement et l'acte culinaire
en lui-même. La consommation ne sera abordée que plus
épisodiquement, cette partie de l'analyse nécessite un
approfondissement des données et un prolongement souhaitable de la
recherche menée dans le cadre de cette année.
Les modes de consommations alimentaires sont compris ici comme
l'articulation de formes d'approvisionnement et de formes de
préparations. Par formes d'approvisionnement nous entendons l'ensemble
des pratiques qui s'effectuent dans le but de se procurer des produits
alimentaires finis ou semi-finis, elle comprend les modalités de
déplacement vers les pôles commerciaux et celles de leurs
fréquentations. Les formes de préparations désignent les
techniques de préparation, les manières de cuisiner à
partir des produits préalablement achetés qui prennent place
à l'intérieur du groupe domestique. Les formes de la consommation
désignent les pratiques qui prennent place à l'intérieur
du groupe dome stique.
La cuisine des étudiants étrangers est
étudiée en confrontant le cycle culinaire depuis les
stratégies d'approvisionnement jusqu'aux pratiques culinaires en France
à celles réalisées au pays. On définit la situation
alimentaire de l'étudiant étranger comme l'ensemble des faits
touchant l'alimentation depuis l'approvisionnement jusqu'aux pratiques
culinaires, c'est à dire la situation géographique par rapport
aux magasins où l'on fait ses courses, la possession d'aliments typiques
du pays ou non, la disposition d'ustensiles divers, la maîtrise d'un
certain nombre de recettes. C'est par rapport aux modifications de la situation
alimentaire provoquées par le changement de pays, c'est à dire
les remaniements du contexte géographique et relationnel que les
pratiques de l'étudiant sont évoquées.
On appréhende les faits culinaires de manière
à saisir d'une part les modifications apparues dans les produits choisis
et consommés et les manières de les préparer en France par
rapport au pays de façon générale, d'autre part le
contraste existant entre les étudiants suivant leur nationalité
et la distance géographique et structurelle de leur pays à la
France. L'opposition principale relevée consiste dans le changement,
l'accommodation à la situation alimentaire en France ou la tentative de
maintien des pratiques à l'identique. Cette distinction entre le
changement et la tradition servant de référence est cependant
ambiguë si l'on considère que l'un et l'autre ne constituent pas
des catégories ni statiques ni très précises.
Il faut s'interroger sur le détail de ce qui dans le
pays d'accueil peut modifier le cadre de l'acte culinaire. Cette question se
pose pour chaque mangeur pris individuellement : l'offre de produits
alimentaires, c'est à dire les types de produits et leur
variété distribués dans le pays, les lieux de leur achat,
leur prix seront vraisemblablement différents d'un pays à
l'autre, mais également les ustensiles dont dispose le mangeur, la
cuisine en tant que pièce sont un ensemble de faits qui changent.
Les personnes étrangères dans leur pays
d'accueil font face à une offre alimentaire qui ne leur permet pas
toujours d'accéder de façon simple aux mêmes produits que
dans leurs pays, ni aux mêmes ustensiles, aux mêmes modes de
cuisson... Cette situation peut conduire à des modifications
imposées des styles alimentaires qui connaissent un processus de
réorganisation à tous les niveaux. En effet, le maintien d'une
tradition alimentaire spécifique chez les immigrants dans leurs lieux de
résidence n'est pas toujours facile à préserver et
dépend, entre autres, des facilités d'approvisionnement.
Les faits empiriques témoignent à la fois d'une
volonté de conservatisme actif des pratiques du pays d'origine sous deux
aspects, l'un régulier et quotidien, l'autre plus ponctuel et de la
volonté par d'autres de s'ouvrir à de nouvelles pratiques
culinaires. Il faut alors se demander qui sont les étudiants dont les
pratiques varient ? En quoi se différencient-ils des autres
étudiants que nous avons interrogés ? Comment comprendre leur
volonté de goûter à des nouveaux plats, est-elle
liée à leur projet migratoire ? Il faut aussi s'intéresser
aux modalités pratiques de la variation des actes culinaires.
L'étude du faire-la-cuisine quotidien, habituel, modeste, anodin,
répété, sous ses aspects les plus matériels
(produire, acheter, préparer, conserver, consommer) est le cadre
d'observatoire idéal d'un contexte social dans son dynamisme.
La variation des pratiques culinaires met en jeu les habitudes
alimentaires du mangeur, mais aussi comme il s'agira de le montrer un ensemble
de représentations symboliques
Comment accepte-t-on des aliments inconnus dans son corpus de
recettes ? Comment s'intègrent-ils au registre du comestible ? Comment
cuisiner avec des aliments inconnus ? Le processus d'insertion est
marqué par la rétention, le remodelage ou l'abandon de produits
et de pratiques. Quels sont les produits et pratiques conservés et
à quel titre le sont-ils ? Certaines préparations doivent-elles
être abandonnées faute de pouvoir être reproduites
convenablement ou facilement ? Ce changement conduit-il à des techniques
d'accommodation et au bout de combien de temps ? De quelle nature est cet
apprentissage ? Est-il progressif ?
Quel rôle peut avoir le contexte dans la
sélection des habitudes et des pratiques culinaires maintenues ? Quel
est le rôle du mode d'approvisionnement dans la reconstitution, le
maintien de pratiques alimentaires du pays d'origine ? Le budget
économique a-t-il un rôle dans la possibilité de maintenir
en France des pratiques culinaires proches de son pays ?
Les plats du pays d'origine sont-ils préparés en
toutes circonstances ? Y-a-t-il des temps et des configurations sociales qui
disposent plus que d'autres à la reconstitution des pratiques du
pays ? Les populations qui consomment les cuisines d'ailleurs
expriment-elles un esprit d'ouverture, de curiosité, de partage ?
Dans le premier cas, il s'agit pour les étudiants de
parvenir à manger en France au plus proche de leurs habitudes
alimentaires de leur pays d'origine par le biais d'un approvisionnement en
produits typiques de son pays, et de leur préparation dans les normes,
dans le second cas, il s'agit en de temps et des circonstances particuliers de
reconstituer l'espace d'un repas des plats du pays. On constate
également chez certains étudiants des pratiques culinaires
nouvelles, un nouveau registre de pratiques résultant de l'incorporation
dans ses recettes d'aliments du pays d'accueil. Ces deux attitudes
suggèrent l'existence de faits de continuité, de modification et
parfois de rupture par rapport à la référence à un
passé récent. Quels sens dégager de ces faits et quelle
interprétation générale donner aux influences
exercées par la mobilité spatiale et socioculturelle sur la
composition, la structuration et le fonctionnement des habitudes alimentaires ?
Quelle interprétation donner aux phénomènes de permanence,
d'abandon, de changement ou de remodelage des pratiques culinaires? Les faits
de maintien sont-ils l'expression d'une volonté de conservatisme actif,
d'un attachement à des filiations culturelles irréductibles ?
L`abandon et le changement de certaines habitudes sont-ils l'expression d'une
acculturation et, à terme, d'une assimilation
indifférenciée au pays d'accueil? La modification des logiques et
des pratiques alimentaires et les faits d'innovation sont-ils annonciateurs
d'un syncrétisme alimentaire, d'une forme combinée
d'éléments de différenciation et
d'indifférenciation ? Pour comprendre les pratiques culinaires des
migrants, on peut les situer sur un axe qui oppose globalement les permanences
de traits alimentaires du pays d'origines aux modifications intervenant dans ce
style alimentaire.
La compréhension de certains comportements de maintien
des pratiques culinaires par-delà la migration nous amènera
à nous demander si l'on peut considérer la nourriture comme un
instrument identificateur. La cuisine fonctionne-t-elle comme un marqueur
identitaire ? Estelle en situation de migration une manière de se
retrouver, de se rassembler ? Les habitudes alimentaires ne
possèdent-elles pas une dimension patrimoniale et identitaire ? Les
revendications d'appartenances peuvent-elles se référer à
l'intimité des pratiques alimentaires ?.
On verra qu'en certains contextes, elle rend possible une
recréation de l'identité et un retour à soi dans le pays
étranger. L'acte culinaire peut permettre pour un migrant depuis le pays
étranger de recréer un univers de sensations olfactives et
gustatives connues, de renouer avec son pays, sa région, sa famille et
de combler une nostalgie. Les comportements alimentaires sont un instrument
explicite dont dispose les émigrants pour maintenir identité dans
l'émigration. Pour cela il faut essayer de manger dans le pays d'accueil
les mêmes plats que chez soi, cela suppose de reconstituer en France un
univers de saveurs au plus proche du pays. Cette reconstitution de plats du
pays passe d'abord par un approvisionnement en produits typiques, originaires
du pays, par l'utilisation d'ustensiles spécifique et une
préparation dans les règles.
Ce travail est organisé en chapitres successifs. Dans
un premier temps, il s'agit de démontrer que l'acte alimentaire est un
fait social, qui demande pour être compris à être saisi dans
un ensemble de déterminations culturelles, que l'alimentation n'est pas
un fait anodin et que la situation de migration met en exergue l'enjeu que
recouvre l'acte alimentaire et culinaire. A travers la situation de
mobilité géographique, l'étudiant change d'espace social
alimentaire et se voit confronté à de nouvelles
définitions du comestible. Il s'agira de regarder en quoi cette
situation de mise en contact avec de nouveaux aliments, de nouvelles
manières de faire... .peut poser des difficultés au mangeur dans
un second chapitre traitant spécifiquement des pratiques alimentaires en
situation de migration. Le troisième chapitre amènera le lecteur
à pénétrer de façon beaucoup plus précise
dans les coulisses de l'enquête, puisque celui-ci présente les
modalités de la recherche. Les chapitres suivants seront
consacrés de façon plus exclusive aux analyses.
Celles-ci seront développées en plusieurs temps
qui permettront de suivre l'acte culinaire selon son déroulement
temporel réel. En premier lieu, on verra que l'étudiant
étranger peut préparer la phase alimentaire du séj our
à l'étranger et que cette étape est loin d'être
anodine pour le bon déroulement de l'expérience de vie en
France.
Ensuite, l'analyse sera focalisée sur la phase
première du cycle culinaire qui est l'approvisionnement. Comment
l'étudiant étranger fait-il ses courses en France ? La
futilité apparente de la question cache des difficultés de mise
en oeuvre pour des personnes étrangères. On verra que la
démarche d'approvisionnement sous ses multiples modalités
nécessite la mise en place de stratégies, qu'il fait apprendre
à faire les courses alimentaires. Les deux derniers chapitres de
l'étude se consacreront à la manière de faire la cuisine
en France, il s'agira de saisir les deux modalités principales de l'acte
culinaire. En France, l'étudiant peut cuisiner d'une façon qui se
rapproche de celle de son pays ou chercher à découvrir des
ingrédients nouveaux et à modifier ses pratiques culinaires. Nous
verrons que les deux démarches engagent très différemment
le mangeur. Le dernier chapitre de la démonstration beaucoup est plus
court que les précédents. Il permet de synthétiser
l'ensemble de ce qui a démontré sur le rôle du groupe dans
la situation migratoire. Il recense dans l'analyse les éléments
démontrés et propose quelques conclusions.
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