Une sociologie de l'alimentation au prisme des
migrations
Si voyager, c'est découvrir des paysages, des gens, des
coutumes, c'est aussi manger ailleurs. Or, manger ailleurs surtout lorsqu'on
est loin de chez soi, loin par rapport au quotidien connu et rassurant, c'est
souvent manger autrement, selon une autre grammaire culinaire, d'autres plats,
d'autres produits, différents de ceux que la coutume ou l'habitude nous
offrent. Lorsque les hommes se déplacent, ils emportent aux eux leurs
habitudes alimentaires. En arrivant dans un lieu et en y séjournant, une
personne en migration se confronte à de nouvelles définitions de
l'acte culinaire, à de nouvelles saveurs, à de nouvelles odeurs,
à de nouvelles pratiques. La migration conduit à la mise en
contact de systèmes alimentaires différents : ceux de la
société d'accueil et ceux des migrants. C'est au travers de ces
transformations du contexte que nous aimerions examiner l'acte culinaire. Il
s'agit de considérer la dynamique des pratiques alimentaires8.
Quelles conséquences a-t-elle sur les conditions de
mise en oeuvre de l'acte culinaire ? Qu'est-ce que cela implique au niveau du
« faire la cuisine » quotidien que d'habiter dans un autre pays que
le sien ? Dans quelle me sure le changement de pays est-il une épreuve
difficile, source de conflits et quel impact cela a-t-il sur les pratiques
culinaires ?
L'appréhension des pratiques alimentaires à
travers la situation de migration offre une grille de lecture permettant de
rendre compte de la nature culturelle des pratiques alimentaires. On naît
dans un monde alimentaire comme on naît dans un monde linguistique et ce
monde façonne nos aptitudes à goûter, à manger. Mais
c'est aussi le moyen d'interroger la persistance, la stabilité des
habitudes culinaires en dehors de leur aire originelle. Lorsqu'un mangeur vit
dans un autre pays que celui de sa naissance, continue-t-il à manger de
façon identique ? Conserve-t-il ses habitudes alimentaires ?
Nous nous inscrivons dans une sociologie des migrations, qui
choisit le prisme de l'alimentation pour étudier le
phénomène migratoire. La sociologie de l'alimentation peut
7 Op cit
8 Nous reprenons ici le titre d'un numéro
spécial de la revue Techniques et Cultures, le numéro 31-32
consacré aux changements alimentaires. Marie Alexandrine Martin et
Martine Garrigues-Cresswell (dir), Techniques et cultures. Dynamiques
des pratiques alimentaires, Vol 3 1-32, 1998
prendre deux directions différentes : on peut la diviser
en une sociologie par l'alimentation et une sociologie
de l'alimentation.
Jean-Claude Kaufmann et François Asher par exemple
développent une sociologie de l'alimentation qui passe par leurs champs
référentiels et préférentiels. Depuis une
théorisation des espaces urbains, des nouvelles formes de
sociabilité qui y émergent ; depuis une analyse de la
construction de l'individu, de la réflexivité imbriquée
dans «l'hypermodernité» et des formes de liberté qui en
résultent, François Ascher dans Le mangeur hypermoderne
9pointe des pratiques alimentaires qui confirment ses
hypothèses. Après avoir réfléchi dans ses premiers
ouvrages sur l'urbanisation, la vie urbaine et la modernité, il focalise
son regard sur les comportements nourriciers spécifiques de
l'hypermodernité. L'alimentation est examinée à l'aune de
son paradigme de référence l'hypermodernité. Pour lui, le
four à micro-onde et les portions individuelles, les McDo's, l'offre
plurielle des restaurants citadins d'une façon générale
manifestent l'émergence d'un mangeur de plus en plus autonome,
individualisé.
Une sociologie de l'alimentation à travers les
migrations
A l'inverse, mais de manière non stricte, nous voyons
en l'alimentation un moyen de comprendre les migrations. Nous prenons les
pratiques alimentaires comme centre de notre recherche dans le but de regarder
autrement ce domaine. Nous défendons l'idée que l'étude
des pratiques alimentaires pour évaluer l'acculturation d'un groupe
d'immigrants transplanté dans un milieu ethniquement et
géographiquement fort différencié de son foyer d'origine
permet de mettre en exergue des éléments du fait alimentaire qui
ne sont pas mis en avant aujourd'hui.
Notre regard sur l'alimentation est volontairement
décentré par rapport aux problématiques majeures du champ
de l'alimentation actuelles, qui réfléchissent surtout sur la
notion de déstructuration des repas10. Nous sommes partis
d'un questionnement issu de la lecture des travaux de B Lahire, notamment
La culture des individus11, sur la pluralité des
expériences d'un même individu au sein de contextes
différents. Notre volonté de nous intéresser à
l'alimentation nous a conduit à envisager une situation où un
même individu serait conduit à mettre en oeuvre des pratiques
différentes selon les contextes. C'est pourquoi nous nous sommes
attachés à choisir une situation alimentaire qui au lieu
d'être statique exemplifiait le mouvement, de là est venue
l'idée de s'intéresser aux pratiques migratoires. La
démarche de constitution de l'objet nous a conduit à partir de
l'alimentation pour nous concentrer sur les pratiques culinaires des migrants.
La recherche ici présentée se situe donc entre le domaine de la
sociologie de l'alimentation et entre la sociologie des migrations, elle veut
apporter un regard neuf aux deux domaines. Toutefois on concède au
lecteur que le regard majeur porte tout de même sur
l'alimentation.12
9 Le mangeur hypermoderne. Une figure de l'individu
éclectique, Odile Jacob, Paris, 2005.
10 Herpin, Nicolas, "Le repas comme institution. Compte-rendu
d'une enquête exploratoire",Revue Française de sociologie, XXIX,
1998, 503-521.
Fischler, Claude, L 'homnivore. Le goût, la cuisine et
le corps, Paris: Odile jacob, 2001.
11 Lahire, Bernard, La culture des individus. Dissonances
culturelles et distinction de soi, Paris: La découverte, Textes
à l'appui, Laboratoire des sciences sociales 2004.
12 Ce choix se manifeste dans la bibliographie que l'on trouvera
en fin de mémoire.
Par ailleurs, ce projet pourrait être rapporté
à une sociologie de la jeunesse qui voudrait examiner la prise
d'autonomie et d'indépendance des jeunes par rapport à la
famille, celle-ci étant manifeste ici par le départ à
l'étranger et le recul pris ou non par rapport aux pratiques
alimentaires de la famille depuis l'étranger. De même, on peut
aussi apporter des éléments de compréhension à une
sociologie de la famille sur ce même thème de l'autonomie par
rapport aux traditions familiales.
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