Ecole Normale Supérieure Lettres et Sciences Humaines
Université Lyon II
Département de sociologie
Master 1
Mai 2007
L'activité culinaire dans un pays
étranger : l'exemple du
mangeur étudiant
Frédérique Giraud
sous la direction de Pierre Mercklé
Mes remerciements s'adressent à Pierre Mercklé
pour m'avoir aidé à réaliser ce travail de recherche, ,
pour les orientations suggérées, les remarques, les suggestions,
les précieux conseils,le temps accordé aux premières
lectures de ce mémoire. Je remercie toutes les personnes
rencontrées qui ont bien voulu m'accorder de leur temps pour
répondre à mes questions, qui m'ont permis de les observer. Je
remercie en particulier mes colocataires.
Introduction
La vie de Zhu Ziye1 ressemble à une
initiation à la civilisation et surtout à la gastronomie
chinoise. Le roman qui commence par un petit déjeuner à base de
nouilles « al dente » sert de prétexte à un inventaire
des multiples manières de les cuisiner et de les servir : « Un bol
de crevettes sautées en accompagnement, nouilles sur l'autre rive,
beaucoup de bouillon, vertes, sauce longue, al dente. ». Le narrateur fait
découvrir un exotisme authentique. Ainsi, le potage au riz croustillant,
spécialité de Suzhou, se fait appeler « le premier plat sous
le ciel »... Le gingembre frais, le soja très salé, la
cardamome parfument de leurs senteurs inconnues « la viande aux cinq
parfums enveloppée dans des feuilles de lotus ». Plus radicalement
étranges encore, « l'oie fermentée » ou le
«caillé de soja séché puant» reviennent comme
des préparations inacceptables au goût occidental. La nourriture
des autres réserve souvent de formidables expériences mais
s'avère parfois difficile à avaler, voire totalement immangeable
à la fois pour des raisons culturelles et des raisons gustatives.
Bien que manger soit un acte physiologique, spontané et
sur lequel tout individu s'interroge à un moment donné de sa vie,
la question de savoir « qui mange quoi et comment » ne suscite pas
systématiquement d'interrogations. Chacun connaît et tend à
valoriser sa cuisine, l'alimentation de son groupe de référence,
mais amalgame, ignore ou fantasme celle des autres. Pour les uns, les «
Asiatiques » mangent du chien, et les « Africains » des insectes
grillés. Pour les autres, les « Français » mangent des
cuisses de grenouilles et du fromage malodorant voire véreux. Ainsi, la
frontière alimentaire coïncide avec la porte des restaurants dits
exotiques : on n'y entre pas ou avec méfiance puisque, dans le doute de
ce que l'on va y manger ou de savoir si l'on va apprécier, on
s'abstient...
La cuisine est un sujet que la pensée savante
considère comme mineur, le culinaire est un sujet médiocre,
culpabilisant ou futilisé. Il est difficile de faire de la sociologie
sérieuse à propos de l'alimentation. Ce sont peut-être les
demandes sociales qui accompagnent les récentes crises alimentaires qui
font que le domaine est décrié. Le sociologue de l'alimentation
est interpellé par les médias parce qu'aujourd'hui convergent
vers l'alimentation des intérêts sociaux, sanitaires,
économiques et politiques. Mais plus que cela, le fait est que
l'alimentation reste un objet futile parce que touchant à la vie de tous
les jours, à la vie la plus quotidienne et la moins originale.
L'alimentation est pour chacun d'entre nous un des points forts de notre
culture ordinaire, chacun a sur cet objet des convictions intimes fortes
résultant d'expériences personnelles. Mais la
caractéristique de ce domaine constitue aussi pour le chercheur ou
l'étudiant un pari, le pari de montrer que tout n'est pas aussi simple
qu'on voudrait le croire en matière de comportements alimentaires.
La cuisine est l'art d'élaborer des aliments et de leur
donner saveur et sens. Elle obéit à des rites
d'élaboration et de préparation qui traduisent une
représentation du monde, une cosmogonie qui est à la fois de
l'ordre de l'imaginaire et de l'ordre matériel.
L'acte culinaire est un fait social
L'acte culinaire est pour l'individu beaucoup plus que le support
de la fonction biologique de nutrition. C'est un acte humain total à
travers lequel se retrouvent les questions sociales et
1 Wenfu, Lu, Vie et passion d'un gastronome chinois, Picquier
poche, Arles, 1996
culturelles les plus fondamentales. L'alimentation est ici
considérée comme un fait social total dont l'analyse peut
renvoyer à la question de l'appartenance sociale, culturelle ou
communautaire de ceux qui s'alimentent. Elle revêt une forte charge
symbolique comme en témoignent la valeur attachée à
l'aliment de base, les différents interdits alimentaires ; elle est un
système de représentation : les aliments sont objets de
classement comme le sont aussi les saveurs ou les opérations culinaires.
La manière d'associer et de présenter les mets comporte une
dimension éminemment culturelle.
Les migrations humaines offrent une perspective
intéressante pour comprendre l'importance des dimensions sociales de
l'alimentation.
Un premier détour par une lecture anthropologique de
l'alimentation est nécessaire pour faire saisir à notre lecteur
l'enjeu que recouvre un acte alimentaire et culinaire. Il faut pour comprendre
la situation d'un mangeur étranger dépasser l'idée que
l'acte alimentaire est simple, qu'il va de soi. Sans cette rupture avec le sens
commun, on ne saurait comprendre la complexité de la situation
alimentaire.
Nos actes alimentaires sont gouvernés par des
déterminants auxquels nous ne pensons pas, des déterminants
culturels et sociaux, sans lesquels nous ne pouvons pas comprendre les
difficultés à changer de pratiques alimentaires. Nos goûts
alimentaires sont donc dictés à la fois par nos
préférences personnelles et par notre culture, notre histoire et
notre situation économique. Comme diverses autres expressions et
pratiques culturelles, ils sont révélateurs de la façon
dont nous nous présentons, dont nous modelons notre identité,
dont nous définissons notre appartenance à la
société et dont nous prenons nos distances vis-à-vis des
autres.
L'alimentation est un support de l'identité
individuelle et un support de l'identité des groupes sociaux. Tous les
éléments relevant des savoirs, des croyances et des
représentations liées à l'alimentation sont des supports
de l'identité collective. En effet la cuisine, les manières de
table renvoient à une représentation du groupe social auquel le
mangeur appartient, certains aliments comme le pain dans la civilisation
occidentale, le riz en Chine et le couscous au Maghreb ainsi que le montre
Garine dans son introduction à l'ouvrage Cuisines, reflets des
sociétés cristallisent une identité.
Il suffit d'évoquer un plat constitué de chien
pour simplement faire percevoir que ce produit n'est pas défini comme un
aliment dans notre univers culturel alors qu'il l'est dans d'autres espaces.
Non seulement ailleurs il est classé comme un aliment dans la culture
vietnamienne du Nord ou dans celle de la Chine du Sud, mais en plus il y est
considéré comme un aliment de choix, de grande qualité.
Les contraintes qui enserrent le comportement alimentaire sont
de deux ordres : biologique et environnementale. Des formes d'alimentation
extrêmement variées existent qui respectent les contraintes que la
mécanique digestive nous impose. Il n'y a qu'à regarder
l'extrême diversité des modes alimentaires à
l'échelle de la planète d'un point de vue anthropologique : on
constate qu'on peut manger uniquement des aliments d'origine animale, comme le
font ou le faisaient les Inuits, et arriver à avoir des apports en
nutriments bien plus variés qu'on ne le pense a priori dans un mode
d'alimentation de ce type. Si historiquement, dans certains contextes, la
pression du biotope a été très forte, on constate que dans
la modernité, le développement de la technologie, les formes
d'organisation économique détendent aujourd'hui cette
pression.
Dès l'origine de l'humanité, manger
pose le problème de l'altérité et de la survie qui
peut en dépendre puisque manger est un acte biologique et un pari
dangereux sur le produit ingurgité
et l'adéquation de son mode de préparation.
L'aliment est fondamentalement anxiogène, en grande partie parce que
nous l'incorporons.
Même si nous l'avons en partie oublié,
manger, dans l'inconscient collectif constitue un jeu avec la mort,
une ordalie, une prise de risque parfois fatal mais valorisante et structurante
sur le plan biologique et culturel lorsque l'on en réchappe, ce qui,
dans nos sociétés occidentales contemporaines est, heureusement
la règle... Manger constitue un « pari vital» que
notre société dramatise actuellement alors même que la
sécurité alimentaire se renforce, comme si le plaisir de manger
devait nécessairement s'accompagner d'une peur.
Chaque culture détermine ce qui dans son environnement
est de la nourriture et ce qui n'en est pas. Les aliments autorisés sont
eux-mêmes classés selon diverses catégories en fonction des
goûts, des formes, des textures ou selon des critères culinaires.
Une partie de ces interdits et tabous est due au fait que chaque culture donne
des significations à ce qui l'entoure. Il semble que toutes les cultures
établissent des règles, des tabous et des interdits, qui limitent
les consommations alimentaires. Ces interdictions peuvent être
permanentes ou non, toucher seulement une partie du groupe ou toute une
population. Les différents interdits alimentaires liés aux
religions sont l'exemple principal. Un étranger fait-il sien les
interdits alimentaires du pays ? Continue-t-il à manger selon son propre
registre culinaire ? Ou modifie-t-il ses habitudes ?
Pour Claude Fischler la question Pourquoi mangeons-nous ?
se double nécessairement d'une seconde question que contient la
première et qui la précise : Pourquoi mangeons-nous ce que
nous mangeons ?
La réponse évidente pour beaucoup « nous
mangeons ce qui est comestible », ne l'est en fait pas : il ne suffit pas
en effet de dire que nous mangeons ce qui est comestible, il nous faut
définir ce à quoi correspond ce comestible, il faut examiner
comment les sociétés le définissent. En effet n'est pas
défini comme comestible tout ce qui n'est pas toxique. L'immangeable
pour une société donnée répond à quelque
chose de plus qu'une définition objective. Le premier chapitre de L
'Homnivore2 de Fischler nous rappelle ces fondamentaux de la
sociologie de l'alimentation grâce à son titre très
évocateur « L'immangeable, le comestible et l'ordre culinaire
». La variabilité du comestible ne peut pas être
renvoyée simplement à une variation des qualités
objectives ou sensorielles des aliments, puisque d'une culture à l'autre
les mêmes produits seront ou non élevés au rang d'aliments.
Nous ne consommons pas tout ce qui est biologiquement comestible, parce que
comme le note Fischler « tout ce qui est biologiquement mangeable n'est
pas culturellement comestible. »
En ce sens l'analyse de Claude Lévi-Strauss pour qui
existe une analogie entre cuisine et langage nous est nécessaire. Si
tous les individus parlent une langue, il existe un grand nombre de langues
différentes, de même si la cuisine est universelle, elle prend des
formes diverses. Chaque culture possède une culture spécifique
qui implique des règles, des taxinomies et des classifications
caractéristiques de celle-ci. Fischler fait sienne l'analyse de
Lévi-Strauss en notant que chaque culture est définie par sa
grammaire culinaire ou ordre culinaire, grammaire qui définit ce qui est
faisable, pensable ou inimaginable du point de vue de l'ordonnancement, de la
composition des plats.
Prendre conscience de la spécificité culturelle,
de la définition sociale de l'alimentation fait sens pour nous parce
notre population d'enquête est justement caractérisée par
son changement d'aire culinaire. Elle est ainsi confrontée à une
variation des définitions de ce qui est mangeable. Il faudra se demander
ce que cela implique au niveau des définitions du
2 Fischler, Claude, L'Homnivore. Le goût, la cuisine et
le corps, Poches Odiles Jacob, Paris, 2001
comestible, du mangeable. Comment varient les
catégorisations dans l'espace géographique ? Que signifie pour le
mangeur le fait d'être confronté à de nouvelles saveurs,
à de nouvelles odeurs et textures ? Peut-on changer de
définitions du comestible et selon quelles modalités ? Est-ce
difficile ?
Pour Matty Chiva3, le fait de manger doit se
comprendre comme une double relation entre le mangeur et le mangé. L'un
n'existe pas sans l'autre, et l'un n'est pas qualifiable sans l'autre.
L'identité du mangé n'existe pas dans l'absolu, mais elle
apparaît aux yeux du mangeur ; il s'agit d'un problème de «
perception identificatoire » qui permet au mangeur de se dire « ce
qu'il y a dans l'assiette est un aliment pour moi ». Ainsi le choix du
consommable n'est pas toujours rationnel ou imposé par des
impératifs économiques. Il ne suffit pas qu'un produit soit
biologiquement assimilable par l'organisme pour qu'il soit aliment. Il faut
qu'il soit accepté culturellement.
Pour devenir un aliment, un produit naturel doit pouvoir
être l'objet de projections de sens de la part des mangeurs. Il doit
pouvoir devenir signifiant, s'inscrire dans un réseau de communications,
dans une constellation imaginaire, dans une vision du monde. « L'aliment
doit non seulement être un objet nutritionnel, écrivait Jean
Trémolières4, mais aussi faire plaisir et
posséder une signification symbolique. Un aliment est une denrée
comportant des nutriments, donc nourrissante, susceptible de satisfaire
l'appétit, donc appétente et habituellement consommée dans
la société considérée, donc coutumière.
»
Apprendre à manger, c'est apprendre un
répertoire culturel de produits qui sont acceptés et
considérés comme comestibles. On apprend un répertoire
culinaire, qui définit un ensemble d'indices perceptifs, olfactifs et
gustatifs.
Le mangeur apprend à identifier «
l'identité du mangé ». E. Rozin5 a observé
que la plupart des gastronomies du monde ont un ensemble d'arômes
caractéristiques qui accompagnent la plupart des mets. Par exemple, la
sauce de soja, le gingembre et l'alcool de riz dans la cuisine chinoise
(auxquels s'ajoutent des épices régionales), ou le piment rouge,
le citron vert et la tomate pour les plats mexicains. On a émis
l'hypothèse que ces principes d'arômes auraient pour but, entre
autres, de donner une signature commune aux mets d'une culture donnée,
un signe d'appartenance indiquant ce qui est « à soi ».
Changer de pays de résidence c'est donc faire jouer ces principes de
reconnaissance, mettre ses critères de perception olfactifs à
l'épreuve de nouvelles odeurs. Une personnes qui rentre pour la
première fois dans une épicerie asiatique découvre des
poissons étranges, frais, fumés, congelés ou
séchés, des holothuries, des poudres de crevettes
brunâtres, des oeufs des ancêtres, des liqueurs curieuses et qui ne
ressemblent à rien de connu pour nous occidentaux, des herbes et des
fruits frais qui n'ont rien à voir avec ce que l' on connaissait
jusque-là, en boîtes, des aliments ayant des textures
inhabituelles, spongieuses, râpeuses, soyeuses ou craquantes. Mais on
découvre encore autre chose : un univers d'odeurs inconnu, surprenant,
qui ne ressemble à rien, mais qui comporte aussi de forts accents de
terre et de mer, de viscères et d'humus, de pourriture ou de
fermentation, difficiles à identifier, à comprendre et à
accepter pour l'Occidental que nous sommes.
La couleur des aliments est un des ces indices. On connaît
son existence de part des tests réalisés en laboratoire. Ainsi le
lancement commercial d'un sirop de menthe sans colorant,
3Chiva, Matty, « Le mangeur et le mangé :
la complexité d'une relation fondamentale », Identités
des mangeurs. Identités des aliments, Polytechnica, Paris, 1996
4 Trémolières, J et al., Manuel
élémentaire d'alimentation humaine, ESF, Paris, 1968.
5 Rozin, Paul« The Structure of Cuisine », The
Psychobiology of Human Food Selection, sous la direction de L.M. Barker,
Westport, Connecticut, 1982
parfaitement clair a été un échec
commercial total : pour le consommateur français, le sirop de menthe
doit être vert. Les aliments sont parés de qualités et
défauts, de vertus, de pouvoirs, de toutes sortes d'attributs quasi
magiques.
Matty Chiva parle à ce propos de la « construction
d'une identité réelle du mangé » : l'acte alimentaire
ne saurait être pris à la légère, il engage toute la
personne, l'identité du mangeur en dépend en retour. L'aliment
doit donc être à la fois reconnu et personnalisé, à
partir des expériences antérieures du mangeur. Cela pose la
question de savoir comment se construisent les référents
culinaires du mangeur. Comment se construit le patrimoine gustatif de
l'individu ? Comment se modifie-t-il à l'étranger ? Ou à
l'inverse comment se maintient-il ?
L'analyse anthropologique de l'alimentation se structure
autour du principe d'incorporation, elle nous permet de mieux comprendre
l'enjeu que constitue l'acte alimentaire. C'est là autour de ce principe
que se trouve une pensée magique liée à l'acte
alimentaire. Claude Fischler a posé comme un principe structurant toute
approche de l'alimentation cette fonction de l'incorporation. Lorsqu'il a
organisé en 1994 le colloque « Pensée magique », il a
mis en évidence le fait que dans les sociétés occidentales
dites « développées », le fonctionnement cognitif de la
pensée magique continuait à exister parallèlement à
la pensée dite rationnelle. Et que ce mode de fonctionnement
était particulièrement exacerbé dans l'univers de
l'alimentation.
Man ist was man iBt" dit le proverbe allemand. Le principe
d'incorporation peut se définir comme la croyance selon laquelle, en
incorporant ce qu'il mange, le mangeur assimile certaines vertus de la chose
mangée. Cette croyance en un principe d'incorporation semble être
une caractéristique universelle du rapport entretenu par l'homme
vis-à-vis de son alimentation. Ce rapport magique qui préside
à l'anthropophagie, est loin d'être une spécificité
d'une "mentalité primitive" comme le pensait Frazer ou Levi-Bruhl, mais
semble être un des modes de pensée coexistant en chacun de nous,
à côté d'un esprit cartésien. Il n'est probablement
pas de peuple qui ne partage pas cette croyance, qui s'exprime de
manière plus ou moins systématique ou coercitive.
Jusqu'à un passé récent, nous pensions en
effet qu'elle ne concernait que les « sauvages », c'est-à-dire
ceux qui ne sont pas de notre culture. Dans notre univers culturel,
héritier de la tradition chrétienne, nous pensions que tout ce
qui pouvait être assimilé à des pratiques sacrificielles
était rejeté dans un temps ancien. Pour reprendre l'expression de
J-P Poulain 6, l'alimentation contemporaine est pour beaucoup
laïcisée. Une autre manière de le formuler est « Je
suis, je deviens ce que je mange » ; le mangeur est transformé
analogiquement par le mangé, acquiert certaines de ses
caractéristiques.
Quelle est la nature du «principe d'incorporation» ?
S'agit-il d'une représentation, d'une croyance ? S'agit-il d'une «
façon de penser» ? Le principe d'incorporation entraîne une
cascade de conséquences, immédiates ou indirectes. Si je suis ce
que je mange, si je deviens ce que je mange, alors il convient de veiller
à ce que je mange avec une grande vigilance. Du principe d'incorporation
découle un impératif de prudence.
Dans ce processus, l'aliment devient un substrat qui
véhicule des essences, des vertus assimilables par le mangeur.
L'incorporation est la transmission, par l'ingestion, d'un certain nombre de
traits constituant en quelque sorte le contenu pertinent, le principe actif
dans la représentation. Ces traits sont, évidemment, d'ordre
symbolique autant que concret. On
6 J-P Poulain, « Les ambivalences de l'alimentation
contemporaine », Café des sciences et de la société
du sicoval, Hors série Alimentation, 2000
comprend aussi comment le partage alimentaire peut
créer une identification au groupe. En effet, si plusieurs individus
incorporent la même substance, ils auront également en commun les
éléments assimilés : c'est ce qui est
réalisé dans de nombreux rites initiatiques. Car cette
transmission implique que chaque mangeur et la substance alimentaire vont avoir
en commun, à l'issue du processus, certains traits identiques.
Comme le note J-P Poulain7, le principe
d'incorporation a une double dimension : « je fais entrer en moi, et en
même temps je m'incorpore dans la communauté des... ». Il
donne l'exemple des Massaïs dans le biotope desquels, vivent une sorte de
gros hérissons ainsi que des lapins. Si les tribus alentours consomment
les hérissons et les lapins, les Massaïs « [ne mangent pas les
hérissons] parce que [ils sont] Massaï ». La culture des
Massaïs est une culture guerrière dotée d'un code de
l'honneur très contraignant. Un certain nombre de représentations
symboliques est projeté sur l'animal. En l'occurrence, le
hérisson se met en boule lorsqu'il est en situation de danger,
c'est-à-dire qu'il est décodé comme refusant le combat. Le
danger identitaire qu'il y a pour un Massaï à consommer du
hérisson tient dans le fait qu'il risque de s'approprier ce trait de
caractère considéré comme un défaut.
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