2) La situation d'enquête
A la base de toute situation d'enquête s'engage une
relation entre l'enquêteur et l'enquêté, qui dépend
des propriétés sociales de chacun de deux membres de la
relation.
Il est nécessaire de faire état de ce qu'ont
été les relations d'enquête et des conséquences qui
en découlent pour l'usage des informations obtenues.
L'identité que le chercheur se voit attribuée
repose sur des caractères immédiatement perceptibles comme le
sexe, le type racial, l'âge apparent, la qualité physique. Elle
induit des attentes et des réactions plus ou moins
stéréotypées, qui vont orienter le mode de présence
de l'enquêté et modifie d'autant la nature des échanges
entre individus.
L'identité du chercheur est définie et
appréciée différemment par les uns et les autres et engage
des relations elles-mêmes différentes. Chaque situation
d'entretien est donc unique.
a) La prise de contact avec les
enquêtés
La relation d'enquête s'amorce dès la prise de
contact initiale pour la prise d'un rendez-vous pour l'entretien, comme le
rappelle Muriel Darmon98.
Du fait de la situation d'observation décrite, les
contacts avec nos premiers enquêtés ne se sont pas faits pour et
par l'enquête. Mes colocataires étrangers étaient d'abord
mes colocataires avant de devenir des enquêtés.
Nos autres enquêtés ont toujours
été rencontré sur le même mode : il s'agit pour
toutes les personnes que nous avons interrogées, de personnes
rencontrées à notre domicile parce qu'elles étaient
invitées par nos colocataires. Ce sont ces derniers qui d'ailleurs leur
proposait de participer à l'enquête et recrutait pour nous ces
personnes. Les personnes venaient donc à l'entretien
réalisé par l'ami d'un ami.
Dès lors une situation de confiance était
déjà présente au début de l'entretien, nous
connaissions l'enquêté, puisqu'il avait déjà
mangé chez nous, nous avions échangé quelques mots en
dehors même du contexte de l'enquête.
98 Darmon, Muriel, « Le psychiatre, la sociologue et la
boulangère : analyse d'un refus de terrain », Genèses,
58, 2005, 98-112
On pourra d'ailleurs remarquer que ce sont les
enquêtés qui nous ont présenté par nos colocataires
qui ont donné suite aux demandes d'entretien.
Nous avions en effet pris contact avec d'autres personnes,
notamment un groupe d'étudiants chinois de l'ENS Sciences qui jouait au
badminton tous les samedi après-midi dans l'enceinte de l'ENS-LSH.
Notre colocataire chinoise nous avait proposé de
participer à ces après-midi sportifs afin de pouvoir prendre des
contacts avec de futurs enquêtés. Je m'y rendais seule, je
n'étais pas introduite par celle-ci, elle n'a pas voulu le faire, de
telle sorte que notre présence était uniquement
considérée comme sportive. Nous pouvions jouer avec ces
étudiants, puis discuter ensuite avec eux. Nous avons parlé
à plusieurs reprises de l'alimentation et nous avions
échangé nos adresses et numéro de téléphone
pour pouvoir se voir en dehors de ces heures de sport, qu'il n'était pas
opportun de déranger par des questions d'alimentation.
Ces étudiants chinois de l'ENS sciences constituaient
un groupe d'une douzaine de personnes. Ils arrivaient toujours ensemble
à l'ENS, ne possédant pas de badge pour rentrer dans
l'établissement. Ils se faisaient ouvrir la porte par mon colocataire
qui se joignait alors eux. Une autre étudiante chinoise de l'ENS Lettres
les rejoignait également.
D'après ce que j 'ai pu apprendre par la discussion et
par ma colocataire, les chinois de l'ENS Sciences vivent de façon
très regroupée. Ils habitent très proches les uns des
autres et se voient constamment. Ils mangent très souvent ensemble. Leur
structure de sociabilité est très tendue avec leur groupe, mais
très peu ouverte sur l'extérieur. C'est cette clôture du
groupe sui luimême, qui s'explique par les difficultés de langage,
qui expliquer la difficulté de l'enquêté à
pénétrer dans le groupe pour enquêter.
Lorsque j 'assistais à ces rencontres sportives, je ne
parlais qu'aux trois mêmes personnes : une chinoise de l'ENS de Lettres,
qui aurait dû faire partie de mes enquêtés, d'autant plus
que le sujet l'enthousiasmait étant donné son goût pour la
cuisine99, et deux de l'ENS sciences. Par ailleurs l'une des
étudiantes devait systématiquement se faire traduire ce que je
disais.
J'avais tout de même obtenu des adresses et des
téléphones, mais ces personnes n'ont jamais répondu
à mes appels et à mes messages. J'ai par la suite
arrêté d'assister à ces rencontres qui prenaient du temps
sans permettre de conquérir des enquêtés100.
Outre la clôture du groupe sur lui-même, je me
suis confrontée à la réserve naturelle de potentiels
enquêtés face à des pratiques relevant de la structure du
privé.
Comme le rappelle Olivier Schwartz101, la situation
d'enquête se caractérise par un « vol de l'ethnologue »
qui correspond « au viol des intimités et aux vérités
privées dérobées ». Je demandais à voir des
pratiques quotidiennes d'entretien de soi, relevant de l'intime.
b) Le déroulement des
entretiens
La situation idéale aurait été de
réaliser mes entretiens au domicile de mes enquêtés, nous
avons déjà signalé qu'il n'avait pas été
possible de le faire, mis à part le cas de trois enquêtés,
nos colocataires faisant partie.
99 Elle voulait devenir cuisinière
100 J'y ai finalement assisté cinq fois.
101 Schwartz, Olivier, « L'empirisme irréductible. La
fin de l'empirisme ? », in : Le Hobo, Anderson Nels, Paris,
Nathan, 1993, p. 265-305.
Nous appréhendons ce refus comme la marque de
l'importance que nous accordons à l'alimentation dans la
définition de soi. L'alimentation est nous l'avons vu un
phénomène identitaire pour l'individu et le groupe.
Pénétrer dans les cuisine des
enquêtés, regarder dans leurs frigos, leurs provisions, les
regarder faire à manger suppose une relation de confiance beaucoup plus
poussée que celle que nécessite l'entretien sur d'autres
pratiques.
G Cazes-Valette a montré dans « Vol d'un coucou
au-dessus de mon nid »102 que l'intrusion d'une inconnue dans
sa cuisine pouvait être vécue comme une intrusion dans son
intimité. La cuisine est un espace qui répond à des codes,
ne s'y aventure pas qui veut. Yvonne Verdier103 rapporte que la
cuisinière du village qui prépare les repas des communions,
mariages renvoie les personnes qui veulent la regarder faire ses recettes, le
plus souvent en leur demandant d'aller vérifier que la table est
correctement mise...
Doit-on relier ce phénomène de rejet à la
nationalité étrangère de mes enquêtés ?
Déjà chamboulés par la perspective d'un entretien en
français, ils l'auraient été encore plus par
l'introspection qu'aurait impliquée ma présence dans leur
cuisine. Ou doit-on uniquement explique ce rejet par la nature intime de la
cuisine ? Il nous semble que les deux effets ont joué ensemble. La
cuisine est un espace privatif om l'on s'exprime fortement.
Par conséquent, comme nous l'avons
évoqué, nous échappait par la même occasion la
possibilité technique de regarder les produits achetés par nos
enquêtés, les ustensiles dont ils disposaient. Or ceci pose
problème dans la mesure où étant étrangers, ils
disposent de produits et d'objets qui m'étaient inconnus et dont le nom
ne pouvait pas me fournir d'informations. Parfois, nous avons pu
procéder à de recoupements ultérieurs : lors de la saisie
de nos entretiens nous cherchions sur des encyclopédies en ligne ce
à quoi ressemblait ces produits étrangers. Nous avons là
une perte sèche d'informations.
|