Chapitre trois
Les recettes de l'enquête
I. Problèmes méthodologiques de
l'étude des pratiques alimentaires
L'étude des pratiques alimentaires pose deux types de
problèmes méthodologiques : comment et par quels moyens entrer
dans « l'espace social alimentaire » des mangeurs? J-P
Poulain76 relève trois types de problèmes
méthodologiques dans l'étude des phénomènes
alimentaires.
Le premier est relatif à la nature des
données sur lesquelles travaille le chercheur. Quels types de
données collecter ? Le chercheur a-t-il accès à ce que
font réellement les individus ? Ou à ce qu'ils disent faire ?
À leurs opinons, leurs attitudes, leurs valeurs par rapport à
l'alimentation en général ou par rapport à certains
produits alimentaires?
Ces données sont toutes intéressantes et
permettent de conduire des analyses sociologiques mais elles ne rendent pas
compte du même niveau de la réalité du fait social
alimentaire. Il convient donc d'être attentif au statut des variables
utilisées. Par l'intermédiaire d'un entretien, on a accès
à des données de représentations sur les pratiques et non
pas aux pratiques elles-mêmes.
Le second problème tient à la
diversité des méthodes de collecte de données,
toutes ne permettent pas d'obtenir des données de la même
qualité. On peut récolter des données comportementales en
observant des mangeurs et/ou leur demander de rapporter ce qu'ils ont
mangé.
La situation d'observation permet de jouer sur ces deux
tableaux et d'obtenir les deux types de données. En effet, une situation
d'observation participante permet au chercheur d'observer l'ensemble des
pratiques sans que l'enquêté ne sache vraiment ce qui est
observé.
J-P Poulain distingue quatre voies d'entrées
différentes dans les pratiques alimentaires : les disponibilités
d'aliment à l'échelle des états, les achats alimentaires
analysables par catégories sociales, les pratiques domestiques d'achat,
de préparation et de consommation, et enfin les consommations
individuelles. Ces niveaux correspondent à des focales, à des
échelles de lecture complémentaires du phénomène
alimentaire.
1) L'entrée par les achats
L'entrée par les achats permet de saisir des
données factuelles correspondant à des comportements d'achats
réels, soit observés de façon directe (panier de la
ménagère (Herpin 1984), soit objectivés à travers
des variables macro ou micro économiques (d'une filière, volume
de vente d'un magasin,...) Ces données sont dans les études
menées au niveau national croisées avec des données
sociologiques : sexe, âge, PCS..., attitudes, opinions, normes, valeurs,
ou selon les cadres théoriques, des variables d'intégration comme
« l'habitus », « le mode de vie », « le style de vie
», ou encore « les logiques d'action ».
Jean-Pierre Poulain distingue deux points aveugles de
l'entrée dans la consommation par le biais des achats : la part dans les
achats qui est consommée par d'autres et celle qui est jetée et
le phénomène d'autoconsommation. Le second point ne nous concerne
pas directement sous cette forme là. Par l'intermédiaire des dons
et des colis reçus par nos enquêtés lors de leur
76 J-P Poulain, « Les outils disponibles », in
Première partie, Comment étudier les phénomènes
alimentaires ?, Manger aujourd'hui. Attitudes, normes et pratiques,
Privat, Toulouse, 2001, 39-58
séjour en France, on assistait à la mise en
place de cette situation d'autoconsommation. Toutefois dans la mesure où
il ne s'agit pas pour nous de mesurer des pratiques d'achats, cette pratique ne
constitue pas pour nous un point aveugle de l'analyse.
La situation d'observation dans laquelle je me trouvais me
permettait d'éviter le premier écueil moyennant une vigilance et
un « contrôle » quotidien.
Lorsqu'on regarde les achats, on ne peut saisir la part dans
les achats qui est consommée par d'autres et celle qui est jetée.
Il donne l'exemple des plus de 65 ans qui apparaissent comme sur-consommateurs
de fraises. Seule une approche un peu plus fine montre que s'ils
achètent plus de fraises que d'autres tranches d'âge, ce n'est pas
forcément pour leur consommation personnelle : les fraises en question
se transforment en effet souvent en confitures offertes aux enfants ou jouent
les desserts lors de la visite des petits enfants.
De même l'analyse des flux économiques montre que
l'on consomme aujourd'hui beaucoup moins de pain qu'il y a dix ans. Or
l'approche par les achats masque l'ampleur du phénomène,
notamment la part du pain jeté à la poubelle.
Il conclut que l'étude des restes peut constituer un
lieu de lecture privilégié de la valeur symbolique des aliments,
et doit être considéré comme une démarche
nécessaire à l'objectivation des pratiques.
Nous avons pris connaissance des achats par deux moyens : tout
d'abord nous avons demandé à tous nos enquêtés de
conserver pour nous les tickets de caisse correspondant aux achats alimentaires
et de nous les confier lors d'une entrevue ultérieure, ou de les glisser
dans notre boîte aux lettres. Et par ailleurs, nous demandions lors de
l'entretien une liste exhaustive des produits achetés lors des
commissions. Dans notre perspective, nous demandions une analyse plus
poussée de ces achats, puisqu'il nous fallait savoir dans quel type
d'interface les produits étaient achetés (magasin alimentaire
« normal » supermarché français ou épicerie
spécialisée dans la fourniture de produits d'un pays
d'origine).
Grâce à la demande des tickets de caisse nous
avons pu récupérer sur plusieurs mois un ensemble de tickets de
caisse de trois de nos enquêtés. En réalité seuls
nos colocataires ont bien voulu faire l'effort de garder ces tickets. Mais leur
utilisation est difficile.
Il peut paraître simpliste mais utile de rappeler que la
liste des achats d'une personne ne saurait nous renseigner sur l'utilisation
qui est faite de ces denrées, sur leur consommation réelle, c'est
à dire sur les pratiques de transformation, de consommation des produits
alimentaires, qui nous interpellaient particulièrement dans notre
démarche de recherche
Il est vrai que notre situation d'observation participante
nous a permis d'une certaine manière de contourner cet obstacle. En
effet, nous avons pu observer dans le temps la manière dont
étaient consommés, utilisés les produits achetés.
Il s'agissait en quelque sorte de surveiller quotidiennement l'évolution
des stocks de la personne et de la rapporter à la liste d'achats.
Un rapport de fréquence d'achats pouvait être
établi, l'observation des différences dans la consommation. Elle
fut facilitée par le fait que nos colocataires s'étaient en
quelque sorte pris au jeu, et paraissaient toujours très heureux de
m'apporter les tickets de caisse, dès leur retour du
supermarché.
De plus, mon colocataire italien me faisait
régulièrement « visiter » ses stocks : il ouvrait le
réfrigérateur, son placard me montrant et me commentant les
produits nouvellement achetés, leur qualité supposée en
comparaison des produits du pays d'origine, puis après la consommation
leur qualité réelle. Il m'indiquait très fidèlement
les produits jugés bons, très bons ou mauvais en comparaison des
produits italiens achetés en Italie ou produits par ses parents.
L'approche des achats par l'entretien recouvre elle des
difficultés : la liste des produits achetés a toujours
été difficile à établir pour les
enquêtés et il fallait insister pour qu'ils la continuent sans se
mettre à commenter la qualité des produits achetés. Par
ailleurs, la plupart des enquêtés n'arrivaient pas à se
souvenir de toutes les occurrences des achats.
On retrouve ici un problème général
lié aux données déclaratives (ce que les
interviewés prétendent faire). Se pose alors le problème
de la nature, du statut et de la cohérence entre ce que l'on
prétend faire et ce que l'on fait réellement.
Là encore, la situation d'observation participante par
la biais de la colocation m'offrait un point de vue privilégié :
je pouvais avec mes enquêtés établir une liste exhaustive
des achats. Cette partie de l'entretien se déroulait debout la
tête dans les placards ou le frigo. J'avais accès à une
vision objective des stocks de produits alimentaires.
Dans l'idéal cette démarche aurait pu être
reproduite lors de chacun des entretiens77, si j 'avais pu les
réaliser dans les cuisines de mes enquêtés. Cela n'a pas
toujours été possible, certains de mes enquêtés
n'ayant accepté l'entretien que s'il se déroulait à mon
domicile. Dans les autres cas, j 'ai pu accéder à chaque fois,
sous le regard quelque peu amusé des enquêtés à ma
demande de voir et éventuellement de toucher les produits. J'ai pris
lorsque la situation le permettait des photos des produits, mais celles-ci ne
s'avèrent pas utiles dans l'explicitation des pratiques.
En effet, la seule entrée par les achats ne permet pas
véritablement de comprendre les logiques alimentaires. Reproduire une
vision objective des achats effectués, les lister n'offre pas dans la
perspective de recherche qui est la notre d'intérêt majeur. Nous
étions en effet davantage concerné par les pratiques de
transformation des produits, par l'acte pratique de nos enquêtés
sur ces produits.
Reconstruire la logique de l'approvisionnement nous
intéressait également mais nécessitait d'aller plus loin
que la seule collecte d'une liste d'achats. C'est pourquoi les tickets de
caisse récoltés ne furent pas d'une grande utilité.
Il nous fallait faire parler les enquêtés
à partir du ticket de caisse ou des produits eux-mêmes. Notons que
les enquêtés étaient plus prolixes lorsque nous avions
devant les yeux les produits. Nous avons pensé, mais trop tard pour le
réaliser lors de nos entretiens, qu'il aurait été utile de
demander à nos enquêtés, lors de la prise de rendez-vous,
de conserver dans la perspective de l'entretien quelques tickets de caisse.
Cela nous aurait peut-être permis plus facilement d'établir
l'entretien sur la base de l'évocation de pratiques concrètes.
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