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L'activité culinaire des étudiants étrangers

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par Frédérique Giraud
Ens-Lsh - Master 1 de Sociologie 2006
  

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3) Les étudiants et la volonté de goûter

Nous postulons, à l'instar de J Pavageau, citant Tylor et Frazer74, que pour une population entreprenant un voyage à l'étranger, c'est une pensée magique sympathique qui les guide. On pourrait la définir comme l'envie, animée par le besoin de changer sa perception des choses, de connaître la culture de l'autre, de changer d'horizon. Or dans ce processus, la nourriture tient une grande place. L'imaginaire exotique est alimenté par l'imaginaire alimentaire, l'envie de goûter à des nourritures exotiques et de connaître de nouvelles manières de manger. De plus, on pense connaître l'autre par le biais de ses aliments. Ce phénomène se développe dans deux sens différents : on aime goûter à la cuisine de l'autre et lui faire goûter ses traditions culinaires.

a) Faire goûter ses plats pour présenter sa culture

Pour nos enquêtés, il est important de faire connaître aux personnages natifs du pays où ils se trouvent leurs traditions culinaires. Par la connaissance des aliments de l'autre, on a accès à la culture. L'alimentation fonctionne comme synecdoque, elle concentre la culture de son pays. L'autre se donne à voir à travers la nourriture, le partage de nourriture apparaît comme un moyen privilégié de se relier à l'autre.

74 Les lois de la magie sympathique ont été décrites par Tylor, Frazer et Mauss comme formant les principes de base de la pensée dans les cultures « primitives ».

E.B. Tylor, Primitive Culture: Researches into the Development of Mythology, Philosophy, Religion, Art and Custom, New York, Gordon Press, 1974, 1re édition 1 871.

J.G. Frazer, The Golden Bough : A Study in Magie and Religion, New York, MacMillan, lre édition, Londres, 1890 ; Le Rameau d' or, Paris, R. Laffont, 1981.

M. Mauss, A General Theory of Magic (R. Brain, Trans.), New York, Norton, 1re édition, 1902 ; « Théorie générale de la magie » in Sociologie et Anthropologie, PUF, 1950.

Chez tous nos enquêtés apparaît l'envie de faire connaître à l'autre ses traditions culinaires. Giovanni, notre colocataire italien, qui nous a invités à manger, des pâtes à la carbonara « tu vois, moi j 'aime inviter les gens, pour leur faire goûter des trucs italiens. Mais quand je fais des trucs italiens pour vous, le but c 'est pas de vous faire goûter quelque chose de vraiment italien. Je vais faire des trucs que vous vous goûtez beaucoup, c 'est comme la grande production, elle fait des choses qui ressemblent à des choses italiennes, mais c 'est pas italien, c 'est pas grave. L 'important pour elle c 'est de vendre plus »

Comme le montrent ces propos, cette volonté de faire goûter des saveurs originales est ambiguë. Si tous nos enquêtés expriment la volonté de faire goûter, à l'heure où je les ai interrogés, peu étaient déjà passés à l'acte. Ils projetaient de préparer des recettes typiques sans l'avoir fait. Ils envisageaient de réaliser le plat non pas qu'ils préfèrent, mais celui qu'ils imaginaient être le plus facile à réaliser en France, et donc peut-être le moins typique de chez eux.

Notre colocataire chinoise et notre enquêté tunisien font partie de ceux qui aiment beaucoup cuisiner pour les autres pour leur faire goûter.

Abdel s'est spécialisé pour les amis qu'il invitait, dans la réalisation d'une soupe épaisse à la tomate, extrêmement pimentée, qui se déguste avec du pain. Nous avons assisté à sa préparation quatre ou cinq fois, l'unique changement était la quantité de piment insérée dans la préparation. Si les invités avaient déjà goûté la soupe et avaient demandé moins de piment, Abdel en enlevait et se réservait pour sa part du piment à ajouter, pour les nouvelles personnes, la soupe n'était pas allégée en piment. La dégustation de cette soupe fonctionne un peu à la manière d'un rite de passage « pimenté ». Quiconque n'a pas mangé pimenté ne peut connaître la culture et la cuisine d'Abdel, et ne mange pas tunisien.

Le piment et la harissa constituent des éléments majeurs de sa culture, desquels il ne peut se détacher. Abdel est moqué par ses amis, qui disent qu'il ne mange que du piment.

Au début de l'année, Abdel a également préparé un couscous. C'était au tout début de l'année, et cette préparation difficile coïncidait presque avec ses premiers pas en cuisine. En effet, avant de venir en France, il n'avait jamais cuisiné.

La volonté de faire un couscous correspondait à la volonté de faire quelque chose de typiquement tunisien75, mais il y avait également chez lui, la volonté de se prouver qu'il était capable de le faire.

Shumeï, notre colocataire chinoise aime beaucoup faire partager ses plats et les faire goûter à tous ceux qui pénètrent dans le module. Elle insiste toujours pour nous faire goûter, tous ses plats. Même si elle considère qu'elle ne cuisine pas chinois en France, et que la cuisine n'est pas un moyen privilégié de faire connaître une culture « je pense que la cuisine c 'est pas le plus important, pour moi le plus important c 'est la culture, l 'histoire, les manières de vie, de penser les choses, la langue. La cuisine ça dépend des gens, y 'a des gens qui s 'intéressent beaucoup à la cuisine. Moi j 'aime pas faire la cuisine. », elle manifeste cette envie de faire partager par les saveurs nouvelles un morceau de sa culture. En effet, Shumeï aime surprendre et nous faire goûter ce qu'elle pense que nous trouvons bizarre. Très souvent, elle demande à ceux qui regardent ce qu'elle prépare « C'est bizarre, non ? » témoignant du souci d'attirer l'attention sur ce qui au niveau alimentaire la distingue. Elle nous a ainsi fait goûter des champignons noirs achetés en Chine, au goût très prononcé et à la texture un peu gluante, des oeufs au thé préparés par une amie, des algues...

75 Au début de leur séjour, tous nos enquêtés manifestent le besoin de manger comme chez eux, c'est pourquoi c'est au début de l'année que se concentre la réalisation des plats de chez soi. Cela répond au sentiment de nostalgie, la nourriture permettant de se remémorer les siens.

Il semble que l'on cuisine d'autant plus chinois, tunisien, italien...qu'on mange avec les autres parce que les autres participent de la construction de l'identité étrangère du plat, parce qu' ils ne connaissent, ne savent pas comment manger, font la moue. Faire goûter à l'autre est un moyen de réassurance et d'assignation identitaire. L'autre certifie que ça ne ressemble pas à ce qu'il mange d'habitude, qu'il considère que c'est chinois. C'est la confrontation à l'autre qui donne au plat son identité. Ainsi l'envie de faire goûter aux autres est autant si ce n'est même plus une pratique pour soi, que pour les autres. C'est un moyen de se retrouver à l'étranger, de replonger dans ses racines et de s'en montrer fier.

Cuisiner pour soi et cuisiner pour les autres : deux expériences culinaires différentes

« Se faire à manger », « donner à manger » à autrui s'inscrivent dans des scénarios différents. Nous faisons l'hypothèse que l'on ne s'engage pas de la même manière dans la cuisine selon que l'on fait à manger pour soi seul ou pour les autres. C'est sous cet angle là que nous voudrions faire travailler l'hypothèse de Bernard Lahire d'une variance des manières d'être soi selon les contextes. Comme le montre Bernard Lahire on ne peut présupposer que les individus sont caractérisés par une cohérence de leurs manières de faire dans tous les milieux. Les personnes engagent différentes facettes d'elles-mêmes dans différents contextes.

Comme le remarque J-C Kaufmann dans on dernier livre Casseroles, amours et crises. Ce que cuisine veut dire « Il y a cuisine et cuisine » selon le titre du cinquième chapitre. La plupart des personnes interrogées établissent une distinction entre une cuisine ordinaire, celle de tous les jours que l'on s'efforce d'expédier ou celle que l'on fait par passion. Dans l'esprit des personnes interrogées, le clivage est très clair : il existe deux mondes de la cuisine totalement opposés qui divisent l'expérience.

Le partage de nourriture, un partage de sens

On s'appuie sur une lecture anthropologique qui permet de mettre en évidence la force symbolique du partage de nourriture. Dans toutes les sociétés l'établissement et le maintien des relations humaines passe avant tout par le partage de la nourriture. Le terme français compagnon vient des mots latins signifiant « partager le pain avec quelqu'un ». Les Bantous d'Afrique australe estiment qu'un échange de nourriture équivaut à un pacte temporaire entre individus, ce qu'ils appellent « l'association clanique de la bouillie ». Pour la plupart des Chinois, toute transaction sociale ou presque comporte une contrepartie alimentaire. Le don et le partage de la nourriture constituent la relation fondamentale dans la société chinoise.

C'est dans les sociétés rudimentaires et isolées, comme celle des îles Trobriand que l'on observe le milieu des relations existantes entre la nourriture et les comportements humains. Les Trobriandais ne tiennent pas l'alimentation pour une nécessité biologique destinée à nous maintenir en vie et ne reconnaissent pas consciemment la plus ou moins grande valeur des critiques des différents aliments. Ils ne mangent pas seulement parce qu'ils ont faim, mais parce que manger est une obligation sociale. Donner de la nourriture est un acte vertueux, l'homme qui en distribue beaucoup est bon par définition. Des distributions rituelles d'aliments ont une telle importance lors de toutes les festivités et cérémonies que certains anthropologues les ont décrites comme des cultes de la nourriture. La nourriture est un élément important dans toutes les transactions commerciales. Les aliments sont un moyen privilégié d'accroître ou d'acquérir son prestige.

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"En amour, en art, en politique, il faut nous arranger pour que notre légèreté pèse lourd dans la balance."   Sacha Guitry