3) Les étudiants et la volonté de
goûter
Nous postulons, à l'instar de J Pavageau, citant Tylor
et Frazer74, que pour une population entreprenant un voyage à
l'étranger, c'est une pensée magique sympathique qui les guide.
On pourrait la définir comme l'envie, animée par le besoin de
changer sa perception des choses, de connaître la culture de l'autre, de
changer d'horizon. Or dans ce processus, la nourriture tient une grande place.
L'imaginaire exotique est alimenté par l'imaginaire alimentaire, l'envie
de goûter à des nourritures exotiques et de connaître de
nouvelles manières de manger. De plus, on pense connaître l'autre
par le biais de ses aliments. Ce phénomène se développe
dans deux sens différents : on aime goûter à la cuisine de
l'autre et lui faire goûter ses traditions culinaires.
a) Faire goûter ses plats pour présenter sa
culture
Pour nos enquêtés, il est important de faire
connaître aux personnages natifs du pays où ils se trouvent leurs
traditions culinaires. Par la connaissance des aliments de l'autre, on a
accès à la culture. L'alimentation fonctionne comme synecdoque,
elle concentre la culture de son pays. L'autre se donne à voir à
travers la nourriture, le partage de nourriture apparaît comme un moyen
privilégié de se relier à l'autre.
74 Les lois de la magie sympathique ont été
décrites par Tylor, Frazer et Mauss comme formant les principes de base
de la pensée dans les cultures « primitives ».
E.B. Tylor, Primitive Culture: Researches into the
Development of Mythology, Philosophy, Religion, Art and Custom, New York,
Gordon Press, 1974, 1re édition 1 871.
J.G. Frazer, The Golden Bough : A Study in Magie and
Religion, New York, MacMillan, lre édition, Londres, 1890 ; Le
Rameau d' or, Paris, R. Laffont, 1981.
M. Mauss, A General Theory of Magic (R. Brain, Trans.),
New York, Norton, 1re édition, 1902 ; « Théorie
générale de la magie » in Sociologie et
Anthropologie, PUF, 1950.
Chez tous nos enquêtés apparaît l'envie de
faire connaître à l'autre ses traditions culinaires. Giovanni,
notre colocataire italien, qui nous a invités à manger, des
pâtes à la carbonara « tu vois, moi j 'aime inviter les
gens, pour leur faire goûter des trucs italiens. Mais quand je fais des
trucs italiens pour vous, le but c 'est pas de vous faire goûter quelque
chose de vraiment italien. Je vais faire des trucs que vous vous goûtez
beaucoup, c 'est comme la grande production, elle fait des choses qui
ressemblent à des choses italiennes, mais c 'est pas italien, c 'est pas
grave. L 'important pour elle c 'est de vendre plus »
Comme le montrent ces propos, cette volonté de faire
goûter des saveurs originales est ambiguë. Si tous nos
enquêtés expriment la volonté de faire goûter,
à l'heure où je les ai interrogés, peu étaient
déjà passés à l'acte. Ils projetaient de
préparer des recettes typiques sans l'avoir fait. Ils envisageaient de
réaliser le plat non pas qu'ils préfèrent, mais celui
qu'ils imaginaient être le plus facile à réaliser en
France, et donc peut-être le moins typique de chez eux.
Notre colocataire chinoise et notre enquêté
tunisien font partie de ceux qui aiment beaucoup cuisiner pour les autres pour
leur faire goûter.
Abdel s'est spécialisé pour les amis qu'il
invitait, dans la réalisation d'une soupe épaisse à la
tomate, extrêmement pimentée, qui se déguste avec du pain.
Nous avons assisté à sa préparation quatre ou cinq fois,
l'unique changement était la quantité de piment
insérée dans la préparation. Si les invités avaient
déjà goûté la soupe et avaient demandé moins
de piment, Abdel en enlevait et se réservait pour sa part du piment
à ajouter, pour les nouvelles personnes, la soupe n'était pas
allégée en piment. La dégustation de cette soupe
fonctionne un peu à la manière d'un rite de passage «
pimenté ». Quiconque n'a pas mangé pimenté ne peut
connaître la culture et la cuisine d'Abdel, et ne mange pas tunisien.
Le piment et la harissa constituent des éléments
majeurs de sa culture, desquels il ne peut se détacher. Abdel est
moqué par ses amis, qui disent qu'il ne mange que du piment.
Au début de l'année, Abdel a également
préparé un couscous. C'était au tout début de
l'année, et cette préparation difficile coïncidait presque
avec ses premiers pas en cuisine. En effet, avant de venir en France, il
n'avait jamais cuisiné.
La volonté de faire un couscous correspondait à
la volonté de faire quelque chose de typiquement tunisien75,
mais il y avait également chez lui, la volonté de se prouver
qu'il était capable de le faire.
Shumeï, notre colocataire chinoise aime beaucoup faire
partager ses plats et les faire goûter à tous ceux qui
pénètrent dans le module. Elle insiste toujours pour nous faire
goûter, tous ses plats. Même si elle considère qu'elle ne
cuisine pas chinois en France, et que la cuisine n'est pas un moyen
privilégié de faire connaître une culture « je
pense que la cuisine c 'est pas le plus important, pour moi le plus important c
'est la culture, l 'histoire, les manières de vie, de penser les choses,
la langue. La cuisine ça dépend des gens, y 'a des gens qui s
'intéressent beaucoup à la cuisine. Moi j 'aime pas faire la
cuisine. », elle manifeste cette envie de faire partager par les
saveurs nouvelles un morceau de sa culture. En effet, Shumeï aime
surprendre et nous faire goûter ce qu'elle pense que nous trouvons
bizarre. Très souvent, elle demande à ceux qui regardent ce
qu'elle prépare « C'est bizarre, non ? » témoignant du
souci d'attirer l'attention sur ce qui au niveau alimentaire la distingue. Elle
nous a ainsi fait goûter des champignons noirs achetés en Chine,
au goût très prononcé et à la texture un peu
gluante, des oeufs au thé préparés par une amie, des
algues...
75 Au début de leur séjour, tous nos
enquêtés manifestent le besoin de manger comme chez eux, c'est
pourquoi c'est au début de l'année que se concentre la
réalisation des plats de chez soi. Cela répond au sentiment de
nostalgie, la nourriture permettant de se remémorer les siens.
Il semble que l'on cuisine d'autant plus chinois, tunisien,
italien...qu'on mange avec les autres parce que les autres participent de la
construction de l'identité étrangère du plat, parce qu'
ils ne connaissent, ne savent pas comment manger, font la moue. Faire
goûter à l'autre est un moyen de réassurance et
d'assignation identitaire. L'autre certifie que ça ne ressemble pas
à ce qu'il mange d'habitude, qu'il considère que c'est chinois.
C'est la confrontation à l'autre qui donne au plat son identité.
Ainsi l'envie de faire goûter aux autres est autant si ce n'est
même plus une pratique pour soi, que pour les autres. C'est un moyen de
se retrouver à l'étranger, de replonger dans ses racines et de
s'en montrer fier.
Cuisiner pour soi et cuisiner pour les autres : deux
expériences culinaires différentes
« Se faire à manger », « donner à
manger » à autrui s'inscrivent dans des scénarios
différents. Nous faisons l'hypothèse que l'on ne s'engage pas de
la même manière dans la cuisine selon que l'on fait à
manger pour soi seul ou pour les autres. C'est sous cet angle là que
nous voudrions faire travailler l'hypothèse de Bernard Lahire d'une
variance des manières d'être soi selon les contextes. Comme le
montre Bernard Lahire on ne peut présupposer que les individus sont
caractérisés par une cohérence de leurs manières de
faire dans tous les milieux. Les personnes engagent différentes facettes
d'elles-mêmes dans différents contextes.
Comme le remarque J-C Kaufmann dans on dernier livre
Casseroles, amours et crises. Ce que cuisine veut dire « Il y a
cuisine et cuisine » selon le titre du cinquième chapitre. La
plupart des personnes interrogées établissent une distinction
entre une cuisine ordinaire, celle de tous les jours que l'on s'efforce
d'expédier ou celle que l'on fait par passion. Dans l'esprit des
personnes interrogées, le clivage est très clair : il existe deux
mondes de la cuisine totalement opposés qui divisent
l'expérience.
Le partage de nourriture, un partage de sens
On s'appuie sur une lecture anthropologique qui permet de
mettre en évidence la force symbolique du partage de nourriture. Dans
toutes les sociétés l'établissement et le maintien des
relations humaines passe avant tout par le partage de la nourriture. Le terme
français compagnon vient des mots latins signifiant « partager le
pain avec quelqu'un ». Les Bantous d'Afrique australe estiment qu'un
échange de nourriture équivaut à un pacte temporaire entre
individus, ce qu'ils appellent « l'association clanique de la bouillie
». Pour la plupart des Chinois, toute transaction sociale ou presque
comporte une contrepartie alimentaire. Le don et le partage de la nourriture
constituent la relation fondamentale dans la société chinoise.
C'est dans les sociétés rudimentaires et
isolées, comme celle des îles Trobriand que l'on observe le milieu
des relations existantes entre la nourriture et les comportements humains. Les
Trobriandais ne tiennent pas l'alimentation pour une nécessité
biologique destinée à nous maintenir en vie et ne reconnaissent
pas consciemment la plus ou moins grande valeur des critiques des
différents aliments. Ils ne mangent pas seulement parce qu'ils ont faim,
mais parce que manger est une obligation sociale. Donner de la nourriture est
un acte vertueux, l'homme qui en distribue beaucoup est bon par
définition. Des distributions rituelles d'aliments ont une telle
importance lors de toutes les festivités et cérémonies que
certains anthropologues les ont décrites comme des cultes de la
nourriture. La nourriture est un élément important dans toutes
les transactions commerciales. Les aliments sont un moyen
privilégié d'accroître ou d'acquérir son
prestige.
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