2) Curiosité culinaire et imaginaire alimentaire.
L'imaginaire alimentaire au coeur du projet migratoire ?
Pour J Pavageau67, l'imaginaire alimentaire «
participe à l'alchimie complexe qui mobilise l'individu pour un
éventuel projet de migration ». Il ponctue le projet de
mobilité. L'imaginaire alimentaire ne se réduit pas au simple
objet nourriture, il renvoie plus largement à une image du corps, et
à son déplacement dans l'espace. En effet, pour reprendre le
titre de la contribution de J-P Poulain dans le numéro spécial
des Etudes Vietnamiennes68, « la cuisine, c'est plus
que des recettes... », la cuisine est ce tout complexe qui mobilise des
aliments en vue de leur transformation au sein d'un espace culturel, elle
inclut de ce fait les aliments, les ustensiles et la personne du cuisinier qui
prend en charge la transformation.
J Pavageau note avec raison que l'imaginaire alimentaire se
construit en lien avec la pensée magique. Rappelons à ce propos
la nature spécifique de l'alimentation qui engage le mangeur dans sa
survie même, surtout lorsqu'il se trouve à l'étranger et
est donc confronté à un nouvel espace du comestible69.
Le mangeur à l'étranger appréhende l'alimentation de
façon magique plus que rationnelle, parce qu'il est confronté
à de nombreux aliments qui lui sont inconnus.
Comme le rappelle et le redémontre M Chiva70
deux modes de pensée, magique et rationnelle, coexistent chez l'homme
occidental, voire chez chacun de nous. L'expression pensée magique a
été proposée par l'ethnologue Frazer71. Selon
lui, deux principes la caractérisent : le principe de similitude et le
principe de contiguïté.
Le principe de similitude veut que le semblable appelle le
semblable ; la pratique magique veut alors que l'on obtienne l'effet
désiré par simple imitation de l'objet considéré.
Le principe de contact veut que les choses qui ont été en contact
les unes avec les autres, continuent à agir l'une sur l'autre, certaines
propriétés fondamentales se transférant de l'une à
l'autre de manière permanente. L'exemple donné par Paul
Rozin72 est de ce point de vue parlant : lorsqu'un aliment a
été touché par un cafard, il nous semble que l'aliment
dans son entier se « cafardise »73. Il y aurait
dans ce cas véritable contamination, phénomène que l'on
retrouve dans le principe d'incorporation. On peut raccrocher la pensée
magique à l'étude des conduites alimentaires à travers le
phénomène de néophobie, la peur de l'inconnu alimentaire
peut entraîner des réactions de rejet.
Le principe de la contagion interpersonnelle, lorsqu' il est
associé au principe « on est ce qu' on mange », fait de la
nourriture un élément doté d' un grand pouvoir de
contagion sociale, puisque la nourriture passe entre de nombreuses « mains
» tout au long de la filière d' approvisionnement, de
préparation et de distribution, elle devient porteuse de l' essence de
plusieurs personnes. Elle peut ainsi acquérir une charge puissamment
négative ou positive.
67 J Pavageau, « Imaginaire alimentaire, projet de voyage et
pratiques touristiques », in Etudes Vietnamiennes, pratiques
alimentaires et identités culturelles, 3-4, Vietnam, 1997, 599-
622
68 Pratiques alimentaires et identités culturelles, E.
Vietnamiennes, Poulain, Jean-Pierre, 3-4,1997
69 Nous faisons ici référence au principe
d'incorporation que nous avons défini auparavant.
70 M Chiva, « La pensée en construction », in
Manger magique. Aliments sorciers, croyances comestibles, N°149,
Collectives Mutations/Mangeurs, Autrement, Paris, 1994, article en ligne
71 J.- G. Frazer, Le Rameau d'or, Paris, Genther,
1923.
72 P Rozin, « La magie sympathique », in Manger
magique. Aliments sorciers, croyances comestibles, 149, Autrement, Coll.
Mutations/Mangeurs, Paris, article en ligne
73 P. Rozin, L. Millman & C. Nemeroff, «
Opération of the laws of sympathetic magic in disgust and other domains
», Journal of Personality and Social Psychology, n° 50,
1986, p. 703-7 12. Ils ont démontré la présence habituelle
du principe de contagion chez les Américains instruits et
considèrent qu'il s'agit d'un principe de pensée universel,
fondamental, et en même temps surmontable.
Les aversions alimentaires les plus violentes sont
motivées par le dégoût. La crainte d'ingérer des
substances répugnantes, par exemple des aliments qui seraient
préparés avec des animaux inacceptables, tels le ver de terre ou
le rat, provoque une violente réaction de rejet. Ce rejet a une base
idéelle : c'est en effet l'idée d'ingérer ces produits,
plutôt que leur nocivité physique, qui le motive. Ainsi
céline, une française expatriée en Chine que nous avons
contacté par mail, nous explique « J'avais peur de tomber malade,
à cause de l'eau surtout, et à cause du manque de propreté
dans les plupart des petits endroits où je mange. Mais je n'ai jamais
été malade. », plus loin elle ajoute « c'est surtout
pour la viande, si l'apparence ne me plait vraiment pas, je n'achète
pas. »
P Rozin rappelle que ces principes s'appliquent de
façon majeure au sein de deux traditions alimentaires-culinaires qui
semblent particulièrement sensibles à la contagion et aux
problèmes qu'elle peut poser : les cultures juive et hindoue. Dans le
système alimentaire cacher, la contagion potentielle réside dans
le fait que des lois alimentaires comprenant des tabous absolus et les
règles concernant le mélange d'aliments, ont pu ne pas être
respectées. La loi talmudique gère cette situation impossible en
précisant les taux de contamination acceptables. Le contact d'une
substance non cacher avec un aliment cacher ne rend pas cet aliment
inconsommable si la contamination s'est produite par hasard et si l'agent
contaminant ne représente pas plus d un soixantième du volume
total.
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