III. Le mangeur étudiant
1) Le rapport à la cuisine des étudiants :
corvée ou plaisir
Dans les sociétés occidentales, le rapport
à l'activité culinaire est ambivalent, dans son caractère
à la fois valorisant et dévalorisant. Faire la cuisine
crée du lien et est source de valorisation pour son auteur. Si
l'alimentation et la cuisine peuvent être source d'identité,
peut-on dire qu'il existe un rapport spécifique des jeunes à la
cuisine ? C'est l'hypothèse que défend Isabelle
Garabuau-Moussaoui dans « La cuisine des jeunes : désordre
alimentaire, identité générationnelle et ordre social
»62.
Le regard porté à l'alimentation dans cette
recherche ne soit pas faire surestimer l'importance de la cuisine chez un
public d'étudiants. Il ne faut pas considérer que la
période étudiante est un moment où l'étudiant passe
beaucoup de temps à cuisiner. Pris par ses études, ses cours,
l'étudiant se caractérise par une cuisine rapide, facile à
faire. Plusieurs de nos enquêtés affirment ne pas avoir assez de
temps pour préparer des plats compliqués. Ainsi Tsu Tsu
Tuï
59 A Hubert, « Cuisine et politique, le plat national
existe-t-il? », Strasbourg, Revue des sciences sociales, n°27,
8-11
60 Manuel Calvo, « Migration et alimentation » in
Cahiers de sociologie économique et culturelle n° 4, p.
77.p 52-89.
61 Op cit
62 Garabuau-Moussaoui, Isabelle «La cuisine des jeunes :
désordre alimentaire, identité générationnelle et
ordre social » in Anthropology of food, 2001, volume 0
« Euh, oui ici quand j 'arrive ici, je n 'ai pas , je
n 'ai pas fait beaucoup attention à la cuisine chinoise pour faire des
trucs très très simples, parce que je ne je n 'ai pas besoin, euh
je n 'ai pas le temps suffisamment de utiliser beaucoup de temps à faire
la cuisine. » Les étudiants se cantonnent à une cuisine
qui leur permet de dégager du temps pour autre chose. Théodora
affirme :« je pense que je vais faire ce qu 'il y a de plus pratique,
de plus vite fait que ... c 'est pas comme le week-end je peux me donner le
temps. »
Les jeunes (20/30 ans environ) sont considérés
comme ayant une alimentation déséquilibrée,
déstructurée, comparée à la norme du repas «
français ». Lorsqu'on analyse non pas l'alimentation comme l'acte
d'ingérer, mais la cuisine, comme un système de techniques,
d'actions, de savoir-faire, de symboliques, de valeurs, de
représentations, on constate que les jeunes ont un rapport complexe au
savoir et au savoir-faire venant de leurs parents: entre rejet et
volonté d'apprendre. Ils sont pris à chaque fois dans des
injonctions paradoxales : se définir, dans la cuisine, comme un groupe
d'âge autonome et en rupture avec les valeurs de leurs parents et,
à la fois, se réapproprier les normes incorporées depuis
leur enfance sur l'alimentation et la cuisine. Le système culinaire des
jeunes se construit en opposition à la cuisine traditionnelle (et
maternelle), qui demande des compétences que les jeunes ne veulent ou ne
peuvent mobiliser, pour trouver une identité différente,
alternative, qui puise ses références et ses valeurs dans
l'expérimentation et la créativité.
Le moment de la jeunesse est un moment de découverte et
d'ouverture au niveau culinaire ; le départ de chez les parents est un
moment où les jeunes vont développer une cuisine alternative
à celle de leurs parents et l'intégration de produits
étrangers peut participer de cette prise de distance. Les jeunes
valorisent la créativité, la nouveauté, les
mélanges. De ce point de vue la situation de migration peut constituer
le moyen de connaître d'autres pratiques que celles de sa famille et de
son pays.
On est d'autant moins attaché à reproduire les
pratiques alimentaires typiques de son pays d'origine que l'on part moins
longtemps. Dès lors le séjour à l'étranger est
perçu comme un intermède, une parenthèse temporelle
pendant laquelle on laisse de côté ses préférences
alimentaires au profit de pratiques plus diversifiées.
Dans les familles qui s'installent ensemble à
l'étranger, l'alimentation, à l'instar de la langue peut
constituer l'un des éléments de continuité des traditions
familiales comme on peut le voir dans les documentaires de Néna
Baratier63. La mère peut avoir à coeur d'apprendre
à ses enfants, le plus souvent à sa fille, les traditions
culinaires parce que l'alimentation recouvre plus que le seul fait de se
nourrir.
Les pratiques culinaires sont par exemple liées aux
ancêtres chez les cambodgiens, de sorte qu'apprendre à cuisiner
c'est aussi apprendre le respect des anciens.
On est d'autant moins attaché au maintien de pratiques
alimentaires identiques à celles de son pays d'origine que
l'alimentation tient une place marginale dans la culture familiale du migrant,
que l'individu migrant n'a pas déjà appris à faire la
cuisine chez lui.
L'idée est que nos enquêtés ne cherchent
pas à reproduire en France les pratiques culinaires de leur pays,
à deux exceptions près. L'attitude la plus répandue
consiste à s'ouvrir à des pratiques alimentaires nouvelles,
à de nouveaux produits. Il faut alors expliquer pourquoi certains de nos
enquêtés sont particulièrement soucieux de reproduire en
France l'alimentation
63 Baratier, Néna, Le Repas des ancêtres. La
cuisine des autres, Coll. Ethnologie Europe, CNRS Image, 1994 et Les
Mains dans le plat. La cuisine des autres, Coll. Ethnologie Europe, CNRS
Image, 1995
Il s'agit pour le premier d'un documentaire sur les Cambodgiens
en France et le second concerne les pratiques culinaires de familles
africaines.
de leur pays. Lorsque nos autres enquêtés le font
également, c'est en des temps et des contextes particuliers que nous
devrons élucider.
Malheureusement nous nous sommes rendus compte trop
tardivement de ce phénomène de sorte que nos entretiens ne nous
permettent pas de tirer suffisamment au clair les phénomènes de
maintien ou de non maintien des pratiques. Nous ne disposons des
éléments d'analyse de la socialisation alimentaire de nos
enquêtés propres à nous permettre d'expliquer ce qui dans
la biographie de nos enquêtés fait qu'ils sont attachés au
maintien des traditions.
Jean-Pierre Has soun et Anne Raulin64 se demandent
« Que reste-t-il de la notion d'exotisme alimentaire à
l'époque de ce que certains appellent le « village
planétaire » ? Vivons-nous dans un état culinaire
indifférencié ? Cette question trouve un écho particulier
avec une population d'étudiants. Peut-on légitimement
considérer que les étudiants de différentes
nationalités se différencient par leur alimentation ? Ou doit-on
postuler que le fait d'être étudiant annule les
spécificités culinaires ? Ce n'est pas l'hypothèse que
nous posons dans notre recherche.
Mondialisation et persistance des
préférences nationales
La mondialisation des produits alimentaires ne date pas
d'aujourd'hui : bien des produits considérés comme des
éléments de base de l'alimentation européenne ont
été rapportées en Europe lors des Grandes
découvertes. Avec le baisse du coût du transport et
l'amélioration des techniques de conservation et de production des
denrées alimentaires, les produits importés sont plus facilement
disponibles e de façon moins ou moins coûteuse.
Malgré la mondialisation accrue le cadre national
continue d'orienter les pratiques alimentaires des individus. Stephan
Mennel65 souligne que l'Angleterre et la France qui sont deux
nations voisines, très proches dans leur héritage culturel et
historique, qui ont connu à long terme les mêmes processus sociaux
s'opposent du point de vue culinaire en de nombreux points. Jean-Vincent
Pfirsch66 de même montre la persistance d'importantes
différences de part et d'autre du Rhin : si la cuisine est conçue
en France comme objet de prestige et valorisée comme telle, les Anglais
et les Allemands se montrent plus soucieux d'économie et de
simplicité.
Le cadre national reste important. Rappelons également
que si MacDonald's est souvent perçu comme le symbole de
l'uniformisation alimentaire a une stratégie
délibérée de déclinaison de ses menus selon les
continents ou les pays. De même on sait que si un même produit se
répand à l'identique dans plusieurs lieux, les usages qui en sont
faits par la population locale ne sont pas les mêmes que dans la
société d'origine.
64 Jean-Pierre Hassoun et Anne Raulin, « Homo exoticus
», Mille et une bouches. Cuisines et identités culturelles,
Collection Autrement, 1995, Paris
65 Mennel, Stephan, Fran çais et Anglais à
table, du Moyen Age à nos jours, Flammarion, Paris, 1987
66 Pfirsch, Jean-Vincent, La saveur des
sociétés. Sociologie des goûts alimentaires en France et en
Allemagne, PUR, Rennes, 1997
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