L'activité culinaire des étudiants étrangers( Télécharger le fichier original )par Frédérique Giraud Ens-Lsh - Master 1 de Sociologie 2006 |
Chapitre deuxUne sociologie des migrations àtravers l' alimentationI. Pratiques alimentaires et migrations : manger dans un nouvel espace alimentaire«Vois-tu, Adèle, disait-il, il est bon quand même de voyager. On élargit le domaine de sa connaissance, on apprend, on déguste des joies nouvelles...» M. Rouff, La Vie et la Passion de Dodin-Bouffant, gourmet43
L'apport d'Emmanuel Calvo45 est important dans notre démarche de recherche. C'est le premier auteur, et un des seuls, qui prenne en compte spécifiquement le problème de l'alimentation des migrants. Le projet et l'expérience migratoires peuvent être analysés à 43 Rouff, Marcel, La Vie et la Passion de Dodin-Bouffant, gourmet, Serpent à plumes, 1924 (2003) 44 Poulain, Jean-Pierre, « Les ambivalences de l'alimentation contemporaine », conférence, Café des Sciences et de la Société du Sicoval, Mission Agrobiosciences, 2000 45 Op cit l'aune des pratiques alimentaires dans le pays d'arrivée par rapport aux pratiques du pays d'origine. L'angle d'approche de l'alimentation qui est le nôtre se situe dans la continuité de l'article de Calvo, qui liste des perspectives de recherche. Pour comprendre les pratiques culinaires des migrants, E Calvo propose deux lignes d'analyses : l'axe permanences-modifications et la notion de continuum alimentaire. Pour E Calvo, l'alimentation des migrants peut être étudiée à l'aide de l'opposition permanences - modifications. Il faut en effet comprendre que l'alimentation migrante se comprend dans une dynamique à la fois géographique induite par le changement de pays et souvent également sociale. La mobilité géographique induit, comme nous l'avons montré un changement d'espace social alimentaire, elle produit ainsi des contacts entre des habitudes socio-culturelles alimentaires différentes. Cette mise en contact devrait produire des effets et favoriser l'émergence de nouvelles habitudes. E Calvo cherche à analyser les répercussions des déplacements spatiaux et culturels sur l'organisation du fait culinaire et alimentaire des groupes migrants et examine la dynamique d'insertion des migrants dans la société d'accueil au moyen des pratiques alimentaires. Celle-ci est évaluée à partir de l'intégration dans les habitudes alimentaires du migrants de plats du pays d'accueil, de l'abandon des anciennes pratiques ou de leurs remaniements dans le nouveau pays. Depuis l'approvisionnement jusqu'à la consommation des plats, les migrants sont conduits à modifier leurs pratiques culinaires. De façon grossière, la question est de savoir si le migrant modifie ses habitudes alimentaires et se convertit au régime alimentaire moyen de son lieu de résidence, s'il oublie ses origines et cuisine à la manière du pays d'accueil ou si au contraire il manifeste le souci de conserver au maximum ses pratiques. C'est cette seconde option qui est retenue comme ligne argumentative par E Calvo. Il dresse la liste de tous les travaux où se manifeste la permanence après l'arrivée dans la nouvelle société d'un style alimentaire semblable ou presque à celui que pratiquait le groupe dans le pays d'origine. L'ensemble du groupe est tendu vers la réalisation des plats connus, familiers qui rappellent le pays d'où l'on vient. Chaque groupe social possède un cadre de références guidant l'élection de ses aliments. Chaque groupe se fait, comme nous l'avons dit, une idée de la comestibilité des aliments ; ce fait prend nécessairement une résonance particulière en situation de migration. Le groupe, l'individu porte en lui ces catégorisations et met quotidiennement à l'épreuve ses critères de perception dans la société d'accueil. Calvo distingue deux attitudes de l'individu : soit il entre dans un processus d'accommodation, selon lequel il modifie ses pratiques culinaires en intégrant à ses habitudes alimentaire de nouveaux produits issus de la société d'accueil, soit il entre dans un processus de conflit et cherche au maximum à manger comme dans son pays. M Calvo dresse à grands traits la situation alimentaire du migrant et indique quels sont les points d'accroches d'une analyse plus fine. A plusieurs reprises au cours de son article, il signale que les éléments manquent pour saisir les nuances, il signale que l'on dispose de peu d'éléments sur le changement des traits culturels ou leur maintien en ce qui concerne notamment les formes rapides de préparation, de simplification des modes de préparation relatifs à une cuisine de tous les jours. Il pose pour hypothèse centrale la volonté de permanence des traits spécifiques des faits alimentaires, la volonté de maintien des références alimentaires par le groupe dans la nouvelle société. Emmanuel Calvo se base sur l'étude de A. Jobert et M. Tallard46 qui établissent qu'au moins 62% des informateurs ayant obtenu la nationalité du pays d'accueil ont un taux de pratique alimentaire liée à la culture d'origine égal ou supérieur à la moyenne. Les variables « cuisine nationale » et « habitudes culinaires » ont ainsi pu être utilisées pour mesurer l'insertion à une société donnée. Il se concentre sur la reconstitution des « plats totems », « plats ethniques » qui permettent au migrant de se rattacher à son pays par la pensée. Il s'intéresse plus à une cuisine réalisée en groupe qu'à une cuisine de tous les jours pour soi, pour les jours ordinaires de la semaine. Il développe la notion de « continuum alimentaire » qu'il définit comme la permanence après l'arrivée dans la nouvelle société d'un style alimentaire semblable à celui que pratiquait le groupe avant son déplacement. Il s'agit selon la définition qu'il en donne du « maintien spatial et temporel d'un fait culturel après que le groupe ait quitté le milieu d'origine. » Les faits et les pratiques alimentaires qui se poursuivent ainsi à travers la migration possèdent selon E Calvo un poids culturel susceptible de dépasser la fonction alimentaire qu'ils avaient à l'origine. Ainsi l'étude des faits alimentaires dans un contexte migratoire peut avoir un intérêt beaucoup plus large que le seul domaine de l'alimentation. Le maintien de pratiques alimentaires est un indice de la place qu'occupe l'alimentation au sein d'une culture, et du changement d'importance relative qu'elle peut revêtir sous le coup de la migration. Ce continuum alimentaire présente plusieurs formes variables. Il différencie un continuum alimentaire dichotomique, duel, anomique, chacun correspondant à un stade de l'adaptation des pratiques des migrants à leur nouvel environnement, en fonction de modalités d'insertion et du niveau de structuration de la culture d'origine. Cette continuité culturelle se manifeste par rapport aux autres pratiques culturelles telles que l'habillement, l'usage de la langue maternelle, la pratique religieuse. L'alimentation constitue un point de rattachement à la culture d'origine mais n'est pas le seul et son importance doit être évaluée dans son rapport avec les autres pratiques. Calvo note que les pratiques alimentaires ne se modifient que très lentement, la continuité culturelle des traits alimentaires ayant un niveau de maintien supérieur à celui de l'habillement, de l'usage de la langue maternelle et dans une certaine mesure de la pratique religieuse. Le clivage majeur mis à jour par M Calvo est celui existant entre le maintien des pratiques alimentaires du pays d'origine qui manifeste une continuité totale entre les pratiques d'hier au pays et les pratiques dans le pays d'émigration, et l'abandon des anciennes pratiques. L'attitude du groupe migrant se comprend dans une perspective dynamique allant des permanences aux modifications. A terme, on peut pour lui clairement opposes les pratiques culinaires liées au pays d'origine et celles du pays d'accueil. J-P Hassoun propose une analyse plus nuancée, où coexistent au sein des mêmes pratiques des pôles d'influences des deux pays. 3) Le dépassement de l' analyse de CalvoJ-P Hassoun dans Hmong du Laos en France. Changement social, initiatives et adaptations47 étudie les modifications des comportements des Hmong en France. Un chapitre est consacré à leurs pratiques alimentaires. Il réalise une analyse de leurs repas (il se base sur l'observation 46 A. Jobert et M. Tallard, « Les naturalisés :Pluralité des processus d'insertion dans la société française », Paris, Credoc, coll Migration/Etudes n° 26 47 J-P Hassoun, Hmong du Laos en France. Changement social, initiatives et adaptations, Puf, 1997 et « Pratiques alimentaires des Hmong du Laos en France », Ethnologie française, XXVI, 1996 de 82 repas) en opposant terme à terme le repas avant la migration qu'il qualifie de repas végétarien faiblement carné au repas d'après la migration en France. Il reprend les catégories d'analyse de Calvo et analyse les sources d'approvisionnements des migrants, les manières de préparer les plats de tous les jours, les variations précises des modes de cuisson. Ce travail s'agrémente de photographies et permet une prise de vue intéressante sur les Hmong. Ce regard qui oscille entre hier et aujourd'hui et qui consiste à faire comparer systématiquement aux enquêtés les pratiques d'ici et les pratiques alimentaires dans leurs pays. 48 Hassoun renouvelle la question de l'immigration en dépassant le clivage traditionnel entre pratiques de la culture d'origine et celles de la culture d'accueil. Il montre au-delà de l'opposition linéaire assimilation/maintien de la tradition comment des individus en situation d'immigration gèrent leur alimentation de manière complexe et dynamique. L'observation et à l'aide de cahiers de repas et l'entretien combinés donnent à voir les pratiques des gens et les représentations, les discours sur les pratiques. Il distingue des pôles d'influence sur l'alimentation : le pôle Hmong, le pôle chinois, le pôle asiatique qui se combinent pour donner les repas des Hmong, le pôle technico-occidental, le pôle moderniste (individualisation des pratiques..). Tous ces pôles forment une organisation de l'alimentation marquée par le « polycentrisme (plusieurs sources culturelles) et le syncrétisme. Enfant, et même adulte, on peut intégrer plusieurs modèles alimentaires, qui fonctionneront selon les contextes où l'on se trouve. « Les odeurs et les goûts que j 'ai appris dès la naissance en Uruguay et Argentine ont formé une couche spécifique, un ensemble sensoriel comprenant l'appréciation de l' amertume du mate, le grillé au feu de la viande, le goût crémeux et l'odeur fétide des chinchulines ( intestins de jeune bovin ou caprin, tressés et grillés à la braise, sorte de cousin des tricandilles bordelaises), la douceur suave du dulce de leche (confiture de lait), et le piquant pénétrant de l'odeur du céleri en branche. Sur cette couche s'est établi un modèle un peu différent, et à la même époque, correspondant au contexte des séj ours chez mes grand parents maternels originaires respectivement d'Autriche/Danemark, et France : là c'était l'odeur de la cannelle et des pommes du strudel, de clou de girofle des pains d'épices et petits gâteaux de Noël, mais aussi côté français, des fraises, de l'ail et des viandes saignantes et celle des fromages faits associés aux repas de fête et extrêmement appréciés par les adultes car très rares en Amérique latine à l'époque. » nous raconte Annie Hubert49 Imaginons un globe-trotter. Si ce mangeur adore le durian, ce fruit à l'odeur si caractéristique, on peut faire l'hypothèse qu'il l'aime dans un contexte où il se replace en Asie, dans un schéma cohérent de couleurs, d'odeurs, de goûts et de sons, dans un registre particulier d'émotions. Si nous nous plaçons dans la culture occidentale, française plus particulièrement, toute odeur qui relève dans nos représentations odorantes, du fétide, du pourri, de l'excrément est considérée comme désagréable, voire répugnante. En Asie du Sud Est comme en Chine, ces odeurs puissantes, douces et âcres à la fois, légèrement fétides, un peu moisies, font partie de ce qui est agréable et bon. Mais ce mangeur peut aussi apprécier le camembert avec du pain frais et un Bordeaux dans leur environnement c'est à dire en France ou en compagnie d'amis français. Les haricots rouges correspondront à la part d'identité latino américaine, boire un porto lui rappelle le Portugal... 48 Nous nous sommes inspirés des conclusions de cet auteur pour construire notre grille d'entretien. La trame majeure de nos entretiens consistait à faire parler l'enquêté successivement de ses pratiques culinaires du pays d'origine et celles de la France. 49 Hubert, Annie, « Entre durian et fromages : des odeurs et une meilleure compréhension des autres », lemangeur-ocha.com Ce passage permet de prendre la mesure des juxtapositions d'influences qui peuvent constituer les habitudes alimentaires d'un même individu. On peut dire que le modèle alimentaire d'un individu se construit couche après couche à la manière d'un mille-feuilles. L'ethnologie urbaine a trop tendance à analyser les comportements comme caractéristiques d'une identité culturelle, d'une ethnicité, l'observation permet de faire éclater les références trop monolithiques et de les scinder en une pluralité d'influences. La relation interculturelle ne peut s'analyser uniquement selon le degré d'assimilation à la culture française, mais doit montrer les différentes influences qui viennent produire la modernité. Ce type d'étude montre comment l'alimentation peut être utilisée en sciences sociales et que l'identité collective est un processus, une dynamique, ainsi qu'une adaptation à des conditions de vie et une relation à d'autres groupes sociaux. L'identité du groupe se construit à la fois en interaction, en réaction, en intégration, en négation vis-à-vis d'autres groupes sociaux et l'alimentation est une manière parmi d'autres à la fois de construire son identité collective pour les Hmong immigrés et d'analyser ces processus ? La partie suivante de ce chapitre est précisément centrée sur la pluralité du fait alimentaire. Si nous faisons nôtre le point de Calvo, nous intégrons à notre analyse les limites soulevées par J-P Hassoun. Calvo postule de façon trop évidente une pureté originelle des cultures alimentaires de la société d'origine, à l'instar de J-L Amselle50 nous aimerions attirer l'attention du lecteur sur la nécessité d'être moins globalisant et plus attentif à la pluralité des faits alimentaires. L'analyse de Calvo n'est-elle valide que pour des groupes ? Il faut signaler une autre limite de l'analyse d'E Calvo. Son travail de méta-analyse sur les faits culturels alimentaires à partir des travaux des autres laisse supposer qu'il est dans toute son analyse question de personnes migrantes en groupes. Les pratiques de maintien ou de modifications qu'il distingue concernent dans tous les cas des familles ou des groupes et non pas comme c'est le cas dans notre démarche de recherche des individus pris un à un. Dans ce cas-là les pratiques alimentaires du pays d'origine peuvent être poursuivies avec plus de facilité que lorsque la personne est seule à l'étranger. Nous avons choisi de nous intéresser à des étudiants dans le supérieur en situation de migration a priori temporaire le temps de leurs études : ce sont des étudiants participant aux échanges Erasmus, des lecteurs enseignant en France leur langue maternelle en lycée et collège ou d'étudiants en thèse. Leur présence en France est liée exclusivement à première vue à un projet d'études, elle est accompagnée par une bourse ou un salaire (pour les lecteurs). Cette situation de mobilité géographique qui se maintient entre 6 mois et trois ans peine d'ailleurs à être appelée migration. Elle ne peut s'expliquer par les mêmes logiques que les situations de migrations pour exil, conditions économiques... Parce qu'elle est liée aux études, elle n'a pas vocation à être définitive, parce que ce sont des étudiants et non pas des familles les pratiques culinaires ne possèdent pas la même résonance. Nous y revenons plus longuement dans la partie intitulée Le mangeur étudiant. 50 Amselle, Jean-Louis, « Le métissage : une notion piège » in La culture, De l 'universel au particulier, N. Journet (éd.), Éd. Sciences Humaines, Auxerre, 2002, p 329-333 |
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