b) Des goûts alimentaires différenciés
entre la France et l'Allemagne
Ce que démontre avec brio J-V Pfirsch40
c'est que des différences importantes existent toujours en
matière de goûts alimentaires entre la France et
l'Allemagne41. Ces deux sociétés sont suffisamment
semblables du point de vue des facteurs économiques
généralement explicatifs des goûts pour être
comparables et suffisamment différentes dans les facteurs politiques et
sociaux fondamentaux pour que se révèlent des
répercussions de facteurs culturels et sociaux sur les goûts. La
France par différence avec l'Allemagne par exemple présente un
système normatif central à vocation universelle que ne
connaît pas l'Allemagne. Deux grands résultats de cet ouvrage
donnent à réfléchir sur l'importance de la
nationalité dans la définition des goûts et des
dégoûts.
J-V Pfirsch nous apprend que le goût pour la viande
rouge et pour la viande en général est plus fort en France qu'en
Allemagne. Les goûts à l'égard de produits animaux ne
relèvent pas seulement de la psychologie individuelle, ils sont
largement déterminés par l'appartenance nationale. En Allemagne,
tout se passe comme si on voulait camoufler l'animalité de l'animal, la
viande n'est consommée que transformée en boulettes, en
saucisses...En Allemagne, la consommation de produits céréaliers
représente une alternative essentielle à la consommation de
produits animaux. Le pain présente des faits distincts : les deux
échantillons français et allemands étudiés par J-V
Pfirsch se différencient du point de vue des type de pains les plus
prisés. Pour les français, le pain blanc apparaît comme le
pain par excellence, la seule forme légitime, tandis qu'en Allemagne on
accorde plus d'importance aux variétés42.
Deuxièmement il apparaît que les Français
différencient fortement le sucré et le salé, et n'ont que
peu d'appétence pour les saveurs mélangées comme
l'aigre-doux, l'acide.
On le voit, ces deux pays nous semblent très proches
et à première vue on ne repère pas de différences
majeures dans les styles alimentaires, mais en réalité elles sont
bel et bien présentes.
L'analogie langue-cuisine suggérée par Claude
Lévi-Strauss révèle ici sa pertinence. De même que
tous les hommes parlent, mais pas tous la même langue, tous les hommes
mangent des aliments cuisinés, mais pas la même cuisine. La
distinction entre la langue et la parole posée par Ferdinand de Saus
sure permet de rendre compte de la façon de manger d'un individu
particulier. La langue représente l'aspect codifié,
socialisé du langage, c'est une « institution résultant d'un
vaste contrat entre les hommes », un « produit social de la
faculté du langage » et un « ensemble de conventions
nécessaires, adoptées par le corps social, pour permettre
40 Pfirsch, Jean-Vincent, La saveur des
sociétés. Sociologie des goûts alimentaires en France et en
Allemagne, PUR, Rennes, 1997
41 Il s'agit de l'Allemagne de l'Ouest, c'est à dire des
onze Länder constituant l'exemple République Fédérale
Allemande
42 Christina avait attiré notre attention
là-dessus « Le pain, ça c'est différent aussi. Parce
que chez nous il y a des pains spéciaux aux céréales,
c'est la majorité, ils sont comme ça. C'est ce que mangent les
gens vraiment. »
l'exercice de cette faculté chez les individus ».
Par opposition, la parole est un «acte individuel de
volonté et d'intelligence». La parole, c'est la manière
particulière avec laquelle un individu utilise la langue.
A l'aide de cette distinction, on séparera comme le
fait Jean-Pierre Poulain
- les modèles alimentaires, ensemble de pratiques
culinaires et de table socialisées, qui sont l'équivalent de la
langue;
- les manières de telle ou telle
ménagère de cuisiner, les manières particulières de
tel ou tel individu de manger et d'apprécier ce qui est mangeable et bon
dans sa culture d'appartenance, qui seront alors l'équivalent de la
parole.
L'analogie cuisine-langage permet de regarder la cuisine comme
un ensemble de règles, pour l'essentiel implicites, qui ne deviennent
explicites que dans leur transgression, on ne mangera pas du miel avec du
camembert...On voit les conséquences de l'analogie entre langage et
cuisine : cela met en exergue l'existence de règles pour la cuisine, la
grammaire, et de réalisations personnelles plus ou moins conformes avec
le modèle grammatical.
La cuisine ne se réduit pas à un ensemble
d'ingrédients et de techniques mis en oeuvre pour transformer des
aliments, c'est un ensemble de règles et de normes. C'est formel,
normé et par là social.
Cette dernière partie du premier chapitre a permis
d'exposer que le fait alimentaire est pluriel depuis sa manifestation au niveau
de l'individu comme le montre l'exemple du couscous, jusqu'à ses formes
régionales, nationales et mondiales.
Dans le chapitre suivant, nous allons définir ce en
quoi consiste une sociologie des migrations à travers l'alimentation en
rentrant de façon très précise dans notre recherche.
Chacun des points exposés constitue une hypothèse fondamentale de
notre travail.
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