Du principe de non-refoulement face au défi de l’immigration clandestine dans le bassin méditerranéenpar Du Congo Bakunzi Université libre des pays des grands lacs - Licence en Droit 2022 |
B. RÉFLEXION PERSONNELLEL'arrêt commenté présente un grand intérêt dans le sens où c'est la première affaire à ne las respecter le principe d'épuisement des voies de recours internes avant la saisine de la Cour étant donné que les requérants avaient été expulsés et renvoyés dans leur pays d'origine avant même d'être entendu par le juge italien. A ce jour, la Cour européenne des droits de l'homme n'a conclu à la violation de l'article 4 du Protocole n°4 que dans cinq affaires169(*): Conka c. Belgique du 5 février 2002, Hirsi Jamaa et autres c. Italie du 23 février 2012, Géorgie c. Russie du 3 juillet 2014, Sharifi et autres c. Italie et Grèce du 21 octobre 2014, et Khlaifia et autres c. Italie qui est l'affaire sous examen. Il est intéressant de constater que, dans cet arrêt, la Cour européenne des droits de l'homme admet une conception relativement large de la notion d'expulsion collective, qu'elle étend ici à des cas où des ressortissants d'Etats tiers avaient bien reçu des décrets de refoulement individuels, mais rédigés dans des termes identiques, sans motivation individuelle, et sans référence à la situation personnelle des intéressés. La Cour a noté que même si en l'espèce les requérants avaient fait l'objet d'une procédure d'identification, contrairement aux migrants dans l'affaire Hirsi Jamaa et autres, une telle procédure ne suffisait pas à exclure l'existence d'une expulsion collective. Il faut noter que la violation de l'article 4 du Protocole n°4 à la C.E.D.H. a été votée par cinq voix contre deux. Dans leur opinion partiellement dissidente, les juges Sajo et Vucinic considèrent que, dans l'arrêt commenté, la Cour européenne des droits de l'homme s'écarte de sa jurisprudence classique relative aux expulsions collectives. Insistant sur le fait qu'il est extrêmement rare pour la Cour de prononcer une violation de l'article 4 du Protocole n°4, ils regrettent que la Cour étende le concept d'expulsion collective au-delà de sa signification classique, et volontairement restreinte, du droit international. Ils expliquent que, avant l'arrêt commenté, la Cour avait identifié deux cas précis où il pouvait être question d'expulsion collective : soit, comme dans les arrêts Conka c. Belgique et Géorgie c. Russie, les individus faisant l'objet de l'expulsion avaient été identifiés sur base de leur appartenance à un groupe déterminé ; soit, comme dans les arrêts Hirsi et Sharifi, un groupe de personnes avait fait l'objet d'une mesure d'expulsion sans aucune considération personnelle pour les individus faisant partie du groupe. Les juges Sajo et Vucinci rappellent a contrario que, dans l'arrêt M.A. c. Chypre, la Cour n'avait pas conclu à la violation de l'article 4 du Protocole n°4, dans la mesure où les ressortissants faisaient l'objet de la mesure d'expulsion avaient reçu des ordres d'expulsion identiques.170(*) Au travers des cinq affaires dans lesquelles la violation de l'article 4 du Protocole n°4 a été prononcée, l'on peut retrouver le fil rouge de la jurisprudence de la Cour en la matière. Pour qu'il s'agisse d'une expulsion collective prohibée par l'article 4 du Protocole n°4, plusieurs indices/critères doivent être mobilisés : instructions données par l'administration ; automaticité des refoulements (cf. Sharifi) ; décisions d'expulsion stéréotypées, rédigées en termes identiques, sans référence à la situation personnelle des intéressés ; etc. ... Le rappel de l'interdiction des expulsions collectives par la Cour européenne des droits de l'homme et l'extension de la notion à des circonstances semblables à l'espèce commentée interviennent à point nommé, à l'heure où certains responsables politiques importants n'hésitent plus à tenter de réhabiliter les politiques de « push-back » Dans l'espèce commentée, la Cour européenne des droits de l'homme affirme que les conditions d'accueil dans le CSPA constituent un traitement inhumain et dégradant. Certes, il s'agit ici d'une situation particulière : la Cour a affirmé que, contrairement à ce que tentait de démontrer le gouvernement italien, les requérants se trouvaient dans une situation détention ; en outre, le CSPA est situé à Lampedusa, l'un des points d'entrée principaux des migrants en Italie et, dès lors, lieu de haute pression migratoire. Cependant, la Cour transcende le cas d'espèce qui lui était soumis en affirmant clairement des balises devant entourer le contrôle, tant le sien que celui des juges nationaux, des violations alléguées de l'article 3 de la C.E.D.H. en ce qui concerne les conditions d'accueil des demandeurs d'asile, singulièrement en Italie. Si elle rappelle que les mauvais traitements doivent atteindre un seuil minimum de gravité pour tomber sous le coup de l'article 3 de la C.E.D.H., elle affirme également que la surpopulation (en l'espèce, dans un centre d'accueil) peut constituer l'élément central à prendre en compte dans l'analyse de la violation alléguée de l'article 3 de la C.E.D.H. La Cour affirme qu'elle est consciente de la « situation exceptionnelle » à laquelle est confrontée l'Italie, et singulièrement l'île de Lampedusa. Le nombre très élevé de ressortissants de pays tiers débarquant sur certaines îles italiennes a provoqué un état d'urgence difficile à gérer. Mais, si la Cour « ne sous-estime pas » ces problèmes, elle affirme clairement qu'ils ne peuvent servir de justification à des défaillances en termes d'accueil qui conduiraient au non-respect de la dignité humaine des personnes.171(*) L'arrêt est également intéressant dans l'analyse qu'il fait de la situation vécue par les requérants en Italie. La Cour utilise les rapports internationaux corroborant les déclarations des requérants pour considérer que les conditions qu'ils décrivent sont conformes à la réalité. Il s'agit d'un raisonnement intéressant pour le praticien, qui est souvent confronté aux arguments classiques de l'Office des étrangers, selon lesquels la seule invocation de rapports internationaux ne peut suffire à établir une violation de cet article. En l'espèce, la Cour conclut sans détour à une violation de l'article 3 de la C.E.D.H. en ce qui concerne les conditions d'accueil au CSPA, se basant à la fois sur les déclarations des requérants et sur les rapports internationaux corroborant ces dernières. Elle profite également de l'espèce commentée pour rappeler que, certes, s'il existe des profils particulièrement vulnérables dont il faut évidemment tenir compte, il existe également une vulnérabilité inhérente au fait d'être demandeur d'asile172(*) dont il faut tenir compte dans l'analyse du risque allégué de violation de l'article 3 de la C.E.D.H. Le raisonnement tenu par la Cour dans son arrêt peut être transposé aux nombreux cas de transfert vers l'Italie, depuis la Belgique, en application du Règlement Dublin III. Malgré la situation difficile en Italie, l'Etat belge continue de prendre des décisions de transfert de demandeurs d'asile vers l'Italie en application de ce règlement. Dans de nombreux arrêts, le Conseil du contentieux des étrangers a suspendu et annulé des décisions de transfert Dublin vers l'Italie. Selon la jurisprudence du C.C.E., qui fait le lien entre les jurisprudences Tarakhel c. Suisse et AME c. Pays-Bas de la Cour européenne des droits de l'homme, si tout renvoi Dublin vers l'Italie ne constitue pas un traitement inhumain et dégradant contraire à l'article 3 de la C.E.D.H. (sauf, conformément à Tarakhel, en cas de particulière vulnérabilité et sans garanties individuelles d'accueil), la situation délicate et évolutive en Italie suppose un examen rigoureux de la situation de l'accueil à l'arrivée en Italie et une grande prudence des autorités. À défaut, le transfert doit être suspendu, ou même annulé. Dans sa jurisprudence, le C.C.E. utilise les rapports internationaux à sa disposition pour établir un défaut de motivation formelle des décisions prises par l'Office des étrangers et critiquer la lecture parcellaire faite par les autorités de ces différents rapports. Le C.C.E. suspend ou annule les décisions de transfert Dublin vers l'Italie pour défaut de motivation formelle, mais sans réellement se prononcer sur l'existence d'un risque de violation de l'article 3 de la C.E.D.H. en cas de renvoi vers l'Italie. La Cour européenne des droits de l'homme, dans l'espèce commentée, montre une autre voie au juge national : il est possible d'utiliser les informations figurant dans des rapports internationaux pour conclure à une violation de l'article 3 de la C.E.D.H., et pas uniquement à un défaut de motivation formelle. Si la jurisprudence du C.C.E. allait davantage dans ce sens, des balises plus claires seraient posées à l'action de l'Office des étrangers dans le cas des renvois Dublin vers l'Italie. Cependant bien que la cour avait donné une décision en faveur des requérants en condamnant l'Italie pour avoir détenu irrégulièrement des migrants tunisiens à Lampedusa, dans des conditions inhumaines et dégradantes, avant d'avoir organisé illégalement leur expulsion collective, le problème se pose sur le sort des requérants quant au manque des mesures provisoires dans cette affaire, on se demande si après l'exécution de la décision de la Cour, si les requérants vont-ils rester en Tunisie ou leur vie est menacée ou ils seront accueillis en Italie. Cela nous montre donc la faiblesse de cet arrêt dans le sens où il ne semble pas avoir réellement résolu le problème sous examen. Certains auteurs pensent que dans l'espèce la qualification de l'expulsion collective pourrait être interprétée du traitement extraterritorial des demandes d'asile ce qui n'est pas une violation du principe de non refoulement.173(*) Selon eux, les Etats ne sont pas obligés de traiter les demandes d'asile que sur le territoire des pays d'accueil des migrants, s'il y a impossibilité ils peuvent le faire ailleurs ou soit dans le pays d'origine des migrants d'où la théorie du traitement extraterritorial des demandes d'asile.174(*) En application de cette théorie, le 14 avril 2022 le Royaume-Uni avait signé un accord avec le Rwanda pour envoyer au Rwanda les demandeurs d'asile arrivés illégalement dans sur son territoire.175(*) * 169A. CHAIX, Op. Cit., p.22 * 170A. CHAIX, Op. Cit., p.70. * 171 CourEDH, requête 16483/12, Khlaifia et autres c. Italie, 2015, pt. 139. * 172 CourEDH, requête 16483/12, Khlaifia et autres c. Italie, 2015, pt. 135. * 173 A. CHAIX, Op. Cit., p. 79. * 174Ibidem, p. 87. * 175 A. ANTOINE, L'accord entre le Rwanda et le Royaume-Uni est-il compatible avec le droit international ?, in Cairn Info, 2020, p. 10. |
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