3.2.3 Le harcèlement et la toxicité dans les
jeux vidéo sous couvert d'anonymat
Si un élément est connu pour freiner les femmes
à se lancer dans le monde du jeu ou à se mettre en avant, c'est
l'omniprésence de la toxicité et du sexisme. De manière
générale, les joueurs sont très toxiques entre eux sur
l'ensemble des plateformes aussi bien durant une partie que sur les plateformes
de discussion tel que Discord. Cachés derrière un pseudonyme et
sous couvert d'anonymat, les insultes fusent avec une facilité
déconcertante et celles-ci sont très souvent de la même
nature, à savoir sexuelle ou misogyne. Pour beaucoup, le simple fait de
traiter quelqu'un de « fille » est une insulte ou tout du moins
suffisamment rabaissant pour blesser la personne en face. Nous allons donc dans
cette partie étudier de nombreuses situations pour voir en quoi ce genre
de comportements peuvent être un frein à la présence de
femmes dans les jeux vidéo et l'esport.
Tout d'abord, il est important de rappeler que les femmes
constituent la moitié des joueurs. Pourtant, les jeux vidéo
restent un milieu considéré comme exclusivement masculin pour une
raison très simple : on ne voit pas les femmes, soit parce qu'elles se
cachent, soit parce qu'elles préfèrent rester en retrait pour
éviter tout problème.
De manière générale, les jeux constituent
un environnement particulièrement toxique avec tout type de
harcèlement. Par exemple, comme le souligne Omega Zell, le streameur
Sardoche se fait souvent harceler en raison de ses propos très clivant
et de son attitude. Un serveur Discord avait d'ailleurs été
construit dans le seul but de le suivre à la trace dans ses
compétitions et ses parties de jeu pour le pourrir et l'empêcher
de monter. « Mais cela n'a rien à voir avec son sexe mais parce
que son attitude appelle un peu à ce genre de pratique. Il y a des
femmes se font harceler parce qu'elles sont des femmes ». Une telle
attitude à l'égard d'un homme montre déjà le type
d'environnement dans lequel nous évoluons.
Quand on se demande pourquoi il n'y a que peu de femmes qui
jouent à des jeux vidéo, la réponse classique est qu'elles
jouent moins bien. Mais ce genre de comportements et de réponses les
empêche d'aller plus loin et de se perfectionner. Dès l'enfance,
dans les rayons de jeux, les garçons sont dirigés vers les jeux
vidéo et les filles vers les poupées. Et même au sein des
jeux, il y a une catégorie « jeux pour filles » qui rassemble
des jeux de cuisine, de rangement, d'organisation de la maison, de
ménage... Les « vrais » jeux, à savoir les jeux
très
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L'image de la femme dans les jeux vidéo
compétitifs ou violents, ne sont pas pensés ou
désignés pour les femmes et font peu pour les attirer. Ces jeux
sont pensés par des hommes, pour des hommes ou pour de jeunes
garçons qui peuvent donc commencer à s'entrainer dessus
très tôt. Lorsqu'une fille s'écarte des codes sociaux et
commence à s'y intéresser, elle est souvent déjà en
retard de plusieurs années et cela lui prendra donc plus de temps pour
devenir meilleure. Par la suite, celle-ci va devoir faire face à des
comportements tolérés en ligne et derrière un écran
mais qui choqueraient tout le monde si une personne agissait de la sorte dans
la vraie vie. Prenons l'exemple d'une partie de jeu où cela se passe
mal, des insultes du type « grosse vache, sale pute, mange tes morts
» vont facilement fuser de la part des joueurs et en particulier s'ils
savent que l'une des personnes est une femme. Pour 78% des personnes
interrogées lors de notre étude, les insultes sont le type de
harcèlement le plus courant et celui auquel ils ont le plus
assisté. Cela en devient presque une banalité. Dès lors,
les insultes auront un caractère beaucoup plus sexiste du style «
tu n'es qu'une femme, tu n'as pas ta place, t'as sucé pour en arriver
là ». Ce sont des situations fréquentes dans le monde
virtuel mais qui n'arriverait jamais dans un café ou en pleine rue parce
que les gens seraient soumis à un jugement, à une sanction. Les
agresseurs devraient utiliser un peu leur cerveau et c'est pas du tout le cas
(Mme Dupont).
Par ailleurs pour venir appuyer cette idée que les
femmes sont prétendument incapables de jouer au même niveau que
les hommes, une histoire avait fait couler beaucoup d'encre il y a quelques
années. Une joueuse professionnelle sur Overwatch était
extrêmement douée et participait donc à des tournois et des
matchs à haut niveau. Lorsque celle-ci a atteint un niveau exceptionnel,
elle a été accusée de tricher et a été
obligé de se filmer en train de jouer en montrant ses mains, son
clavier, son environnement, pour montrer que c'était bien elle
derrière l'écran. La même chose est arrivée à
une joueuse professionnelle de Hearthstone qui a été
accusée de faire jouer son copain sur son compte car celui-ci avait
aussi un niveau élevé. « Donc apparemment dans le monde
de l'esport une femme est incapable d'être douée sans l'aide d'un
homme » (Louis Di Battista). Cette dernière phrase
reflète malheureusement la réalité : si une femme atteint
un haut niveau, elle est forcément accusée de triche et on la
pense incapable d'avoir réalisée seule ces performances. Ce genre
de récit n'encourage évidemment pas les femmes à
poursuivre une carrière dans l'esport puisqu'il leur faudra prouver sans
cesse qu'elles n'ont pas eu recours à la triche pour se hisser
jusqu'ici. A contrario, à moins d'avoir des preuves solides en jeu qui
démontrent de la potentielle triche, personne n'est jamais allé
accuser un homme, encore moins en lui disant que sa femme ou sa copine jouait
à sa place. Par ailleurs, pour 8% des personnes interrogées, le
harcèlement est justifiable et pour certains d'entre eux se faire
booster est une
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raison suffisante. Avéré ou non, cela n'a plus
vraiment d'importance puisque sur le fond, une femme ne peut pas atteindre
seule un haut niveau. Par conséquent celle-ci mérite d'office
d'être visée par du harcèlement.
Cette toxicité s'illustre aussi sous la forme
d'insultes ou de paroles au caractère plus direct. Lors de nos
entretiens, Madame Dupont racontait que lorsqu'elle jouait sur Dofus
à l'âge de 13 ans avec un personnage féminin, il
arrivait souvent que de nombreuses personnes la suive et écrivent des
choses inappropriées dans le chat. Le langage Role Play (RP) en jeu
étant symbolisé par « ** », celle-ci raconte avoir eu
le droit à « **te sodomise » écrit par un inconnu. Sans
savoir ce que cela pouvait être elle s'est donc renseignée sur
Internet et a été profondément choqué à un
âge où elle ne savait pas « comment on fait les
bébés ». Une autre histoire choquante est celle d'Ilunaree
qui a vécu du harcèlement sexuel très jeune aussi, vers
l'âge de 11 ans de la part d'un groupe de garçons avec qui elle
jouait à Minecraft. Lors d'une pseudo interview pour
intégrer le groupe dans le jeu ceux-ci, bien plus âgés, lui
ont demandé si « elle avait déjà fait des trucs
», de leur montrer à quoi elle ressemble, ou encore de «
passer sous le bureau ». Très jeune à cette époque,
celle-ci répondait sans vraiment comprendre la teneur de ces propos et
n'a réalisé que plusieurs années plus tard de quoi il
s'agissait.
Les insultes de ce style sont devenues plus une habitude
qu'autre chose car personne ne réagit vraiment. Est-ce à cause
d'un manque de régulation ? Selon moi oui très clairement. La
même situation m'était arrivée il y a quelques
années, du harcèlement en continu qui avait commencé sur
un jeu puis sur des serveurs Discord sans pouvoir jamais réussir
à endiguer cette masse puisque lorsqu'une personne commence celle-ci est
en général suivie. Par conséquent, j'avais fait remonter
cela à Discord grâce à des tickets ou des alertes mais cela
n'avait rien changé, je n'avais pas eu d'autres réponses que
celle de quitter le serveur pour ne pas avoir à lire ce qu'ils disaient
sur moi.
En jeu également, les insultes sont devenues monnaie
courante et le fait d'être une femme engendre très souvent des
attaques sur le physique ou d'ordre sexuel. Pour 56,4% des personnes
interrogées, les femmes subissent le plus de harcèlement et 80,6%
considèrent que les hommes se positionnent en harceleur majoritaire. Le
niveau de jeu n'entre plus du tout en considération à l'instant
même où le sexe de la personne est dévoilé. Les
captures d'écran ci-dessous ont été pris par
moi-même au sein du jeu Black Desert Online. Pour remettre en
contexte toutes ces conversations ont eu lieu pendant des guerres de guilde,
c'est-à-dire des guerres opposant une
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ou plusieurs guildes où il est possible de tuer les
membres de la guilde adverses sans perdre quoi que ce soit. À chaque
fois, les membres opposés ont appris que je suis une femme et
très rapidement les insultes se sont tournées sur le physique.
D'autres sont allés plus loin dans leur harcèlement,
jusqu'à retrouver mes informations personnelles pour les diffuser en
jeu.
Figure 18: Screenshot d'un extrait de conversation sur
Black Desert Online
S'il s'agit d'un homme, les insultes vont tourner soit autour
du jeu et des capacités du joueur à réaliser telle action
ou tuer telle personne soit autour du fait que celui-ci est gay, puisque cela,
rappelons-le, est toujours une insulte pour beaucoup de monde et surtout un
signe de faiblesse. Si par malheur les personnes à l'origine de ces
insultes se font battre, c'est pour eux le plus grand déshonneur et cela
mène donc à d'autres insultes toujours plus virulentes.
Figure 19: Screenshot d'un extrait de conversation sur
Black Desert Online
« L'anonymat est devenu une arme » (Mr
Smith). Derrière ces pseudonymes peuvent se cacher des hommes comme des
femmes, jeunes ou âgés, personne ne le saura jamais. Sans
régulation, sans action concrète, les choses ne changeront pas.
J'ai fait de nombreux tickets pour dénoncer les propos sexistes et
avilissants dont je pouvais être victime mais cela n'a jamais rien
changé.
L'image de la femme dans les jeux vidéo
Il aurait fallu de réelles menaces de mort, avec des
adresses, des preuves, un scénario quasiment déjà mis en
place pour que le support agisse... Les règles et les régulations
mises en place ne protègent pas suffisamment les individus et
encouragent au contraire les harceleurs à continuer leurs actions
puisqu'ils savent qu'ils ne seront pas punis.
Parler de punition ou de sanction peut sembler essentiel, mais
comment y arriver ? Il n'est pas si facile de contrôler des personnes
inconnues derrière un écran. Peut-être faudrait-il exiger
un contrôle de l'identité, masqué bien entendu pour les
autres joueurs mais disponible pour un organisme spécialisé qui
pourrait légiférer lors de ces conflits. Effectivement beaucoup
appellerait cela du contrôle et observerait des réticences
vis-à-vis de ce genre de fonctionnement. Mais il faut bien reconnaitre
qu'essayer de raisonner les gens ne fonctionne plus depuis longtemps,
malgré les tentatives de sensibilisation, on a toujours le sentiment
d'avancer de quelques pas pour reculer par la suite. Un système
similaire à la loi actuelle devrait être mis en place en fonction
des délits, des insultes aux menaces de mort jusqu'au harcèlement
pour au moins dissuader les gens d'agir de la sorte.
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