Parler d'un « bilinguisme » unique serait
réducteur, puisque Daviault (2011) stipule que chaque personne bilingue
possède son propre bilinguisme. Afin de mieux cerner celui figurant au
coeur de ce travail, une importante distinction est nécessaire :
- Le « bilinguisme simultané » ou
« bilinguisme précoce simultané » ou
« bilinguisme familial » : l'enfant apprend deux langues
premières de front avant 3 ans. Il est issu de parents façonnant
une mixité linguistique.
- Le « bilinguisme séquentiel » ou
« bilinguisme précoce consécutif » ou
« bilinguisme institutionnel » : l'enfant acquiert deux
idiomes l'un à la suite de l'autre. Il possède une LM
inculquée par la famille, ainsi qu'une LS développée en
société. Ses origines sont diversifiées : «
déménagement, émigration, entrée à
l'école... » (Groux cité par Attout, 2007 ; Owens
cité par Daviault ; Taly , Salaün, Serre, Moro, 2008).
Il est maintenant possible de qualifier le bilinguisme des
quatre enfants de ce projet. Tous entrent dans la seconde catégorie. Par
conséquent, les prochains sous-chapitres s'attarderont
particulièrement sur ce dernier.
Le nourrisson, auditivement actif dès la vie foetale,
commence à s'imprégner des sons constituant sa propre langue
(Neveu, 2009, p.11). Passé le babillage débutant vers 7 mois
(Boysson-Bardies, 1996), il en arrive tout doucement à la
compréhension et production de mots. L'enfant considéré
comme « bilingue précoce consécutif »,
situé à la croisée d'une « double culture
», n'apprend pas sa LP et sa LS pareillement, mais Boysson-Bardies est
sûre d'une chose : « tous les bébés de la Terre
parlent aux mêmes âges ».
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? Acquisition du lexique en langue maternelle :
Les théories innéistes (Chomsky), behavioristes
(Skinner, Bates, Wallon) et constructivistes/interactionnistes (Piaget, Bruner)
s'affrontent pour expliquer l'acquisition du langage (Docquier, 2012). À
l'heure actuelle, la science appuie assurément le pouvoir de
l'interaction entre l'inné et l'acquis. En effet, pour s'exprimer dans
un idiome quelconque, le petit d'Homme a besoin d'un système nerveux et
d'organes périphériques intégraux, mais également
d'un modèle linguistique de qualité procuré par
l'entourage (Docquier, 2013). C'est précisément l'environnement
« maternel et socio-économique » qui donne naissance à
des contrastes interindividuels dans l'acquisition d'une langue, et par
conséquent du lexique (Bassano, 1998).
Avant de produire un mot, l'enfant le comprend. Benedict
(citée par Daviault, 2011) soutient qu'il comprend « cinq fois plus
de mots qu'il n'en produit ». L'apparition des premiers mots de
vocabulaire tant attendus par les parents s'effectue généralement
entre 1 an et 2 ans (Bassano, 1998). Daviault poursuit en affirmant que les 50
premiers mots de l'enfant appartiennent au « lexique précoce
», dont l'acquisition extrêmement lente s'étale sur une
période de 6 mois. Il s'ensuit une phase de « boom lexical »
surgissant à l'école maternelle, où le rythme
d'acquisition des mots s'accélère fortement puisque l'enfant peut
produire de « 4 à 10 nouveaux mots par jour »
(Boysson-Bardies, 1996). On peut dire que le « lexique précoce
» et le « boom lexical » demeurent les paliers phares du
développement lexical chez l'enfant, étant donné
l'abondance des informations partagées dans la littérature
scientifique.
Nelson (cité par Bassano, 1998 et Docquier, 2012) met
en évidence une « variabilité stylistique » des
productions de l'enfant, et identifie deux genres : les jeunes possédant
un style « référentiel » dont les mots
principaux sont des noms (d' « objets, communs ») axés sur la
concrétude de la vie, et ceux au style « expressif »
détenant un vocabulaire plus étoffé, davantage
orienté vers l'aspect pragmatique (exemples : « bonjour »,
« merci », « allô ? »). Il faut savoir que le sens
initial donné à des représentations lexicales
inédites est complètement approximatif, mais s'affinera avec
l'expérience et les corrections adultes (Bruley & Painset, 2007 ;
Daviault).
Figure 1. Différentes manières
d'apprendre (Defays, 2003)
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Il est intéressant de préciser
qu'universellement, les enfants franchissent les mêmes grandes
étapes du développement langagier, et ce, relativement aux
mêmes âges bien que « la variabilité des langues, le
mode de transmission et le tempérament » importent. En revanche, le
rythme d'acquisition lexicale est interdépendant de la structure
générale de l'idiome. Par exemple, l'élaboration du
vocabulaire d'un jeune enfant français se réalisera nettement
plus lentement que celle d'un anglais, ceci s'expliquant par la
complexité structurelle de la langue française (Bassano, 1998 ;
Daviault, 2011). Boysson-Bardies (1996) stipule que « les variations
individuelles, l'influence de la culture et la structure de la langue modulent
déjà le choix et la distribution des premiers mots de l'enfant
». Bassano l'illustre en affirmant que la fréquence de production
de noms domine chez les Français, tandis que les Chinois et les
Coréens préfèrent énoncer des verbes.
? Acquisition du lexique en langue seconde :
Defays (2003) adhère à l'idée que l'
« on peut très bien se passer d'enseignement pour acquérir
une langue étrangère ». Le schéma voisin
détaille ce phrasé.
Il distingue « l'apprentissage non-guidé,
spontané, inconscient » de « l'apprentissage guidé
à l'école sous le contrôle du professeur ». Le premier
s'assimile à la façon d'apprendre une LM, en écoutant
l'autre, en le plagiant et en tenant compte de ses feed-back : il permet
d'entrer aisément en communication et de répondre aux besoins
sociaux. Quant au second, il ne permet pas d'accéder d'emblée
à une « situation réelle » communicationnelle
étant beaucoup plus formel et dépourvu de naturel (à
l'exception de l'immersion qui offre toute la communication dans la langue
cible ou seconde, livrant des résultats plus probants) (Daviault, 2011).
Par ailleurs, si un individu est soumis à ce type d'apprentissage, il
est recommandé à l'instructeur de choisir des thèmes
fonctionnels à étudier avec un certain nombre de mots
associés (CRDP, 2012), et se fier à la fréquence de ces
mots dans ladite langue. Plus un mot est fréquent, plus il sera
fonctionnel pour celui qui l'apprend (Prince, 1999). Ces éléments
occuperont une place importante dans ma pratique.
Il précise qu'une « participation active »
et « une motivation personnelle » de l'apprenant sont indispensables,
quelle que soit l'approche adoptée, pour acquérir un nouvel
idiome et son lexique.
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Prince (1999) indique que les rapports entre L1 et L2 sont
étroits. En effet, l'apprenant s'appuie sur sa langue première
pour modeler sa langue seconde. Le « concept » d'un mot en LS sera
déjà ancré, mais le réel travail réside dans
son association à une « forme lexicale ». Un mot en L2 est
automatiquement relié à son semblable L1 au niveau du
réseau lexical. L'auteur ajoute que les liens sémantiques se
renforcent généralement à vive allure, au gré des
redondantes rencontres lexicales. Il spécifie qu'entrer en contact 6 ou
7 fois avec un même vocable, dans divers contextes, suffit à
détenir sa vraie signification et à le produire
spontanément. Le mot se place ainsi dans la mémoire à long
terme de la personne, à son insu.
Le « code-switching est un phénomène
typique des bilingues adultes et enfants » (Daviault, 2011). Le principe
est que le locuteur emploie dans la même phrase des mots provenant des
deux vocabulaires de ses deux langues, ce qui arrivait souvent en
séance. Ceci amène certains auteurs à penser que les
individus ne discernent pas les deux langues convenablement, à l'inverse
de ceux qui pointent du doigt l'imitation du modèle parental (Daviault
cite Genesee, 2001 ; Pert & Letts, 2006). Selon l'étude de Nicoladis
et Genesee (1997) mise en avant par Daviault, les enfants âgés de
2 ans savent déjà quelle langue emprunter lorsqu'ils s'adressent
à telle ou telle personne.
Un certain nombre de parents se persuade que l'apprentissage
de l'idiome d'accueil, considéré comme plus prestigieux en raison
des portes professionnelles qu'il permettra d'ouvrir ultérieurement
à leur enfant, est néfaste non seulement pour la conservation de
la culture originelle et LM, mais également pour la qualité de
chacune des langues. Il faut mettre un terme à ces poncifs. De
légères « interférences » naissent en toute
normalité, mais aucun dommage linguistique n'est commis si ce n'est le
rythme d'acquisition du vocabulaire futilement diminué (Defays, 2003 ;
Rayna, 2011).