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À travers cette étude, je me suis
passionnée pour les jeunes enfants non francophones,
déracinés de leur culture et de leur langue maternelle dès
le processus de fréquentation scolaire enclenché. Des
difficultés langagières découlent des complications
pragmatiques, donc d'intégration. Je me suis penchée sur
l'utilité du « bain de langage » et de la « comptine
», deux procédés opérant en rééducation
logopédique du langage oral, dans la phase d'apprentissage du
vocabulaire, afin de savoir lequel des deux s'avérait être le plus
fructueux.
Quatre enfants ont été
sélectionnés, répondant aux critères d'inclusion
précédemment cités. La seule observation permettait de
dire que ces jeunes avaient un niveau de vocabulaire, en expression comme en
production, beaucoup plus faible que celui des autres élèves de
classe. Par conséquent, je n'ai pas jugé pertinent de leur
administrer un test étalonné comme la N-EEL (dont
l'échantillon se compose d'enfants francophones) pour effectuer une
comparaison, sachant que les résultats allaient obligatoirement
être égaux ou inférieurs à -2 ET (écart-type)
et que l'interprétation allait se résoudre à une analyse
qualitative. Par ailleurs, les items intégrant les différentes
épreuves de lexique et de vocabulaire n'étaient pas
indiqués pour la suite des événements, d'où la
création de cinq lignes de base bâties uniquement sur des
épreuves de dénomination et désignation.
Le choix des champs sémantiques, au nombre
réduit, m'a paru difficile. Evidemment, l'attrait fonctionnel a
déterminé la sélection. Les notions temporelles,
importantes car rassurantes, devaient être inculquées mais, trop
difficiles à illustrer et déjà abordées un minimum
en classe, j'ai préféré laisser ce concept à
l'enseignante.
Les résultats au prétest, logiquement attendus,
ne font pas l'objet d'un franc succès. On peut assimiler la
détresse de Necati et Dilahan à un gouffre lexical. La
réception est aussi atteinte que la production, et l'effet de
fréquence d'un mot en langue française ne semble pas avoir
d'impact chez eux. Les quelques réussites sont dues à aux
ressemblances phonétiques de quelques mots turcs et français
(exemples : bottes, pantalon, pyjama, toilettes), mais également
à la part de hasard qu'on ne peut écarter. Il est à noter
que Necati utilise, pour la désignation (sélection d'une photo
parmi quatre), sa stratégie consistant à désigner quasi
constamment les photos en allant de droite à gauche. En ce qui
concerne
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Naïsha et Ansarollah, légèrement plus
avancés lexicalement que leurs camarades, les scores en réception
surpassent nettement ceux en production. L'effet de fréquence semble,
ici aussi, jouer un rôle minime dans la connaissance du vocabulaire.
Concernant la fréquence des mots présente au
sein de cette expérience, il faut savoir que le but premier
n'était pas de démontrer l'impact qu'elle pouvait avoir sur
l'apprentissage lexical. Si des mots fréquents et moins fréquents
apparaissent, c'est simplement parce qu'il est extrêmement difficile de
trouver 24 mots appartenant à un même champ sémantique et
de fréquence approximativement égale. La question était
plus d'ordre pragmatique ici. Aussi, les effets de fréquence ne
ressortaient pas suffisamment dans les résultats finaux, justifiant
ainsi l'absence d'évocation de la fréquence dans les tableaux.
L'essentiel était de s'attarder davantage sur la comparaison entre les
mots travaillés et les mots contrôles, afin de souligner les
bénéfices d'une prise en charge logopédique en langage
oral, quelle qu'elle soit.
L'objectif d'augmenter le stock lexical des enfants en
production et en réception était commun aux deux méthodes.
Au départ, je ne souhaitais pas réaliser les séances si le
binôme n'était pas au complet. Ceci m'a fait perdu un temps
précieux, puisque j'ai pu remarquer que le taux d'absentéisme
à l'école maternelle était très
élevé. De cette perte de temps, il en découle des
séances logopédiques très rapprochées et
régulières entraînant sans aucun doute des
répercussions mélioratives sur l'apprentissage des jeunes avec
une rétention plus efficiente en comparaison avec une séance
hebdomadaire. En m'adaptant suite aux conseils de professionnels, quelques
séances se sont déroulées en compagnie d'un seul
élève.
Le « bain de langage » m'a paru tout à fait
adapté pour les deux participants du projet. Il semble convenir aux
enfants compétiteurs et introvertis. La relation
patient-thérapeute a été difficile à établir
au début en raison de la méfiance des enfants et de
l'incompréhension de la langue française. Les consignes
précises et souvent redondantes installaient progressivement un climat
de sécurité, poussant l'enfant à s'exprimer de plus en
plus aisément. Lorsque la timidité s'atténuait, la prise
de parole spontanée devenait régulière créant ainsi
un temps d'échanges particuliers. Un atout non négligeable est le
fait que la séance comporte deux activités, captivant davantage
l'enfant et signifiant qu'il est
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confronté plus d'une fois au vocabulaire cible, ce qui
renforce la mémorisation. Enfin, les diverses techniques d'aide à
l'expression verbale (exemple : la verbalisation parallèle),
également pratiquées en guidance parentale, permettent au
thérapeute d'intervenir lorsque cela est nécessaire et ne
laissent pas l'enfant dans l'erreur.
La « comptine », quant à elle, stimule
grandement l'oreille musicale et donne des indices sur la structure syntaxique
de la langue, bien que l'opportunité d'expression naturelle et
spontanée ne soit pas forcément offerte aux enfants. Dans ces
conditions, il est
ardu de s' « entraîner » à la
construction syntaxique. La répétition favorise
la
mémorisation engendrant l'ancrage des mots, certes. Il est alors
possible d'absorber du vocabulaire dans un contexte unique, mais il est fort
probable que le transfert en soit moins facilité. Contrairement au
« bain de langage », les enfants ne peuvent pas appliquer la
méthode des essais et erreurs puisque la « comptine »
pédagogique est déjà établie : l'improvisation n'y
a pas réellement sa place. En revanche, un point plus que profitable
associé aux comptines est la gestuelle. Celle-ci constitue un moyen
d'aide excellent pour encourager la compréhension, et amuse les enfants
de surcroit. Elle a entièrement sa place en logopédie, mais il
faudrait préférer son incorporation dans le « bain de
langage » plutôt que de l'utiliser seule.
Cette expérience m'a appris à relativiser. Il y
a des bienfaits à saisir dans toute chose, mais des limites surgissent
inévitablement.
Il est certain que ce projet dans sa globalité
présente, lui aussi, certaines limites. La taille de
l'échantillon extrêmement réduite, l'absence de tests
étalonnés réservés aux jeunes bilingues pour
évaluer les difficultés langagière précises et les
capacités cognitives des enfants représentent les principales
imperfections de la méthodologie. En effet, en cours d'année, des
spécialistes médicaux ont détecté des anomalies de
développement chez Necati, ce qui pourrait expliquer la faiblesse des
derniers résultats par rapport à ses camarades. D'autre part, les
supports des comptines ont été améliorés
graduellement. La création de comptines aurait pu être
accompagnée d'un livre d'illustrations conçues par un
professionnel, pour un affinement de la compréhension doublé d'un
attrait et d'une évasion encore plus intenses. Par ailleurs, la
qualité ne s'en trouverait qu'améliorée. Il ne
s'agirait
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pas pour autant de supprimer la mimo-gestualité
contribuant également à la compréhension.
Ce mémoire me permet désormais de
répondre à ma problématique de départ. Les
résultats ne mettent manifestement pas en évidence une
différence d'efficacité dans l'apprentissage du vocabulaire entre
l'atelier « bain de langage » et l'atelier « comptine ».
Tous deux demeurent complémentaires. Au-delà du fait de valider
ou d'invalider mon hypothèse initiale, j'affirmerais qu'une telle
expérience sur le terrain enrichit inéluctablement autant les
connaissances que les compétences logopédiques.