2) Les principes psychanalytiques opérants pour
l'analyse d'Hamlet
La psychanalyse, en tant que théorie de l'inconscient,
comporte des principes et des catégories pouvant s'appliquer tout
particulièrement à Hamlet. De même que pour la
division de la psychanalyse en clinique, épistémologie et
métapsychologie, la séparation des principes psychanalytiques
n'est ici que purement formelle. En effet, l'analyse d'Hamlet mobilise
souvent plusieurs de ces principes. Il est dès lors difficile de
chercher à délimiter quels passages relèvent
précisément de tel point de doctrine, à l'exclusion des
autres. Par exemple, lorsque la théorie oedipienne est utilisée
pour aborder Hamlet, il est très souvent question de la
théorie sexuelle et de l'étiologie des névroses,
auxquelles l'×dipe
est profondément lié.
224. Les anglais ont inventé un terme pour
désigner ce phénomène : bardolatry ». La
bardolâtrie » n'est pas la shakespearologie, elle est une
vénération excessive de Shakespeare, surnommé depuis le
dix-neuvième siècle le barde ».
225. André Green, Hamlet et Hamlet. Une
interprétation psychanalytique de la représentation,
Balland, Mayenne, 1982.
226. William Shakespeare, As You like it, II, 7,
140-144, dans The Complete works of William Shakespeare, The
Shakespeare Head Press, Oxford, Édition, Wordsworth Éditions,
1996, p. 622 :
Le monde entier est un théâtre,
Et les hommes et les femmes ne sont que des acteurs;
Ils ont leurs entrées et leurs sorties.
Un homme, dans le cours de sa vie, joue différents
rôles».
227. épigraphe latine apposée au fronton du
théâtre du Globe signifiant Tout le monde joue la comédie
», Tout le monde fait l'acteur ».
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a) Le complexe d'×dipe et son lien originaire avec
le problème d'Hamlet.
Le parallèle dressé par Freud entre OEdipe et
Hamlet pourrait être exposé ainsi :
On ne saurait trop souligner la valeur de modèle
qu'Hamlet n'a cessé de revêtir pour la pensée de Freud,
modèle qui ne le cède pas en importance à OEdipe
lui-même. Si OEdipe fixe légendairement la norme d'une orientation
infantile de la libido, Hamlet devient le prototype de l'anomalie qui consiste
à ne pas sortir victorieux de la
phase oedipienne. 228.
Hamlet et ×dipe dans les écrits fondateurs de la
psychanalyse. Nous l'avons vu, le complexe d'OEdipe comporte deux composantes
essentielles : d'une part le désir de meurtre du père, la
dimension du parricide, et d'autre part, le désir d'union sexuelle avec
la mère, la dimension d'inceste. Plus que viser à résoudre
l'énigme de son personnage, Freud cherchait
désespérément dans Hamlet la justification ultime
de l' hypothèse oedipienne, ce dont témoigne la lettre au Pasteur
Pfister que nous avons précédemment évoquée.
Le meurtre du père ne cesse de hanter Freud. Il n'est
d'ailleurs pas étonnant que, parmi les deux composantes constitutives de
l'OEdipe, Freud semble souvent mettre en avant le désir de parricide par
rapport au désir d'inceste avec le parent de sexe opposé (bien
qu'il nie accorder le primat à l'une ou l'autre de ces composantes).
C'est ce que lui reprocheront Rank et, tacitement, Lacan. Cette primauté
du désir de meurtre du père sur le désir incestueux
s'expliquerait par l'extension du pouvoir du père au-delà de
l'interdit à l'égard de la mère, dès lors que
l'autorité paternelle exige des renoncements de plus grande envergure
(pour Hamlet, on peut penser que l'obéissance au père mort
implique des renoncements insoutenables : renoncement à Ophélie,
renoncement à sa position princière de successeur au
trône).
Les hypothèses sur l'applicabilité du complexe
oedipien à Hamlet sont esquissées dans les deux passages auxquels
nous avons précédemment fait référence, en
insistant sur le fait qu'il s'agit de textes inauguraux d'une nouvelle
manière de penser Hamlet. Il s'agit bien entendu de la lettre
à Fliess du 15 octobre 1897 et de la double page, initialement
présente sous forme de note de bas de
page, de L'interprétation du rêve.
Retour sur l'universalité du complexe d'×dipe et du
refoulement
dans les derniers écrits de Freud. Bien que
l'idée d'une possibilité d'utiliser le complexe oedipien comme
principe explicatif du problème d'Hamlet n'ait jamais quitté
l'esprit de Freud, il ne la développera plus jamais aussi
précisément que dans ces deux textes inauguraux des débuts
de la psychanalyse. Ce n'est pas tant qu'il tenait cela pour acquis, il
connaissait bien les résistances du peuple et celles du monde des
lettrés à ses hypothèses, et il savait de toute
manière qu'un autre s'en chargerait (et essuierait les critiques
outrées
228. Jean Starobinski, op. cit., p. XXXIII.
87
et véhémentes de ses contemporains à sa
place), à savoir Jones. Pourtant, c'est avec force que
l'hypothèse d'une application fructueuse du complexe oedipien à
Hamlet revient dans le texte testamentaire et inachevé du fondateur de
la psychanalyse. Freud revient alors sur l'objection principale qu'il a alors
reçue et sur laquelle reviendra Lacan dans ses sept leçons sur
Hamlet : ×dipe ne savait pas, tandis qu'Hamlet savait. Ce qui
conduit les détracteurs de Freud à conclure que ces deux
tragédies sont incommensurables. Freud insiste alors une fois de plus
sur la nécessité imparable de la reconstruction et de la
surinterpré-tation, constitutives de la méthode psychanalytique.
Enfin, il répète à nouveau qu'il considère la
découverte de la présence en tout homme d'un noyau oedipien comme
la plus importante trouvaille qu'il ait faite.
On a ainsi pu entendre cette objection que la légende
d'×-dipe n'avait rien à voir en fait avec la construction de
l'analyse, que c'était un tout autre cas, car, bien sûr,
×dipe ne savait pas que c'était son père qu'il avait
tué et que c'était sa mère qu'il avait
épousée. On omet alors seulement de voir qu'une telle
déformation est inéluctable lorsqu'on cherche à mettre en
forme poétiquement ce matériau et qu'elle n'introduit rien
d'étranger mais ne fait qu'utiliser habilement les facteurs
donnés dans le thème. L'ignorance d'×dipe est la
présentation légitime de l'inconscien-cialité dans
laquelle a sombré pour l'adulte toute cette expérience
vécue, et la contrainte de l'oracle qui innocente le héros ou
devrait l'innocenter est la reconnaissance de l'inéluctabilité du
destin qui a condamné tous les fils à passer par le complexe
d'×dipe. Lorsque par ailleurs, du côté psychanalytique, on a
fait remarquer à quel point il est facile de résoudre
l'énigme d'un autre héros de la littérature, Hamlet,
l'irrésolu dépeint par Shakespeare, en renvoyant au complexe
d'×dipe, car le prince échoue précisément dans sa
tâche consistant à punir sur quelqu'un d'autre ce qui
coïncide avec le contenu de ses propres souhaits oedipiens, c'est
là que l'incompréhension générale du monde
littéraire montra à quel point la masse des êtres humains
était prête à tenir fermement à ses refoulements
infantiles. [Note de Freud : Le nom de William Shakespeare est très
probablement un pseudonyme derrière lequel se cache un grand inconnu. Un
homme dans lequel on croit reconnaître l'auteur des oeuvres
shakespeariennes, Edward de Vere, Earl of Oxford, avait perdu, enfant,
un père aimé et admiré, et s'était
complètement détaché de sa mère qui avait
contracté un nouveau mariage très peu de temps après la
mort de son mari. ] Et pourtant, plus d'un siècle avant
l'émergence de la psychanalyse, le Français Diderot avait
témoigné de la significativité du complexe d'×dipe en
exprimant la différence entre les temps originaires et la culture dans
cette phrase : Si le petit sauvage était abandonné à
lui-même, qu'il conservât toute son imbécillité, et
qu'il réunît au peu de raison de l'enfant au berceau la violence
des passions de l'homme de trente ans, il tordrait le cou à son
père et coucherait avec sa mère. 229. J'ose
dire que si la psychanalyse ne pouvait tirer gloire d'aucune autre
réalisation que celle de la mise à découvert du complexe
d'×-
229. Denis Diderot, Le Neveu de Rameau, Gallimard, folio
classique, Paris, 2006.
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dipe refoulé, cela seul lui permettrait de
prétendre à être rangée parmi les acquisitions
nouvelles et précieuses de l'humanité. 230.
Notons que Freud ne s'estime pas inventeur du contenu
thétique du complexe oedipien, mais il peut s'enorgueillir d'avoir
été le premier à conceptualiser ce fonds fantasmatique
présent de manière universelle au sein de chaque constitution
psychique individuelle, et à en faire le fondement et le coeur de la
discipline ainsi forgée par lui-même. On pourrait comparer le
nombre d'occurrences freudiennes à Hamlet et à ×dipe
231. Contrairement à ce qu'on a pu dire, Hamlet et ×dipe
n'apparaissent pas toujours côte à côte dans les
écrits de Freud. Les références à ×dipe, comme
concept psychanalytique et comme oeuvre littéraire, sont bien plus
importantes en nombre que les références à Hamlet (nous le
verrons, ceci tient sûrement à la volonté de Freud que ses
conclusions sur ×dipe soient exotériques). Lorsque Freud applique
la psychanalyse à Hamlet, ×dipe n'est en effet jamais très
loin. Toutefois, Freud ne mobilise pas toujours Hamlet dans le but d'illustrer
la doctrine psychanalytique ou de mettre en oeuvre sa méthode. Bien au
contraire, nous le verrons, Hamlet n'est pas avant tout l'autre versant de
l'×dipe pour Freud. De plus, les références à Hamlet,
si elles sont quantitativement moins importantes que celles à
×dipe, ont une supériorité qualitative, nous y
reviendrons.
Le complexe d'×dipe apparaît donc ici comme
l'explication du mystère d'Hamlet, Freud n'en démord pas
jusqu'à ses derniers écrits : sa méthode psychanalytique
aurait résolu l'énigme du prince danois. Pourtant, nous l'avons
vu, inversement, Hamlet, entendu comme complexe d'Hamlet, peut servir de
concept éclairant la compréhension, aussi bien abstraite que
concrète, de l'×-dipe. Le complexe d'×dipe serait-il vraiment
principiel par rapport au complexe d'Hamlet qui n'en serait qu'une
dérivation? Y a-t-il rapport de subordi-
230. Sigmund Freud, Abrégé de psychanalyse
(1938), O.C.F. XX (1931-1939), PUF, 2010, p. 286-287.
231. ×dipe apparaît dans presque toutes les
oeuvres de Freud. Ce dernier estime au plus haut point ce concept car il est
pour lui la découverte psychanalytique la plus importante et le complexe
central censé rendre compte de la vie psychique normale (comme
dépassement de ce même complexe) et la névrose (comme
non-dépassement). Nous avons tenté de relever les passages
où apparaît ×dipe dans le corpus freudien (hors
correspondance et textes non publiés dans l'oeuvre officielle), de 1900
à la mort de Freud, en 1939 : L'Interprétation du rêve;
Psychopathologie de la vie quotidienne; Fragment d'une analyse
d'hystérie (Dora) ; Trois essais sur la théorie
sexuelle; Sur les éclaircissements sexuels apportés aux enfants
lettre ouverte au Dr Fürst; Analyse d'une phobie chez un petit
garçon de cinq ans (Petit Hans); Cinq leçons de
psychanalyse; Un type particulier de choix d'objet chez l'homme; Totem et
Tabou; L'intérêt de la psychanalyse; Le Moïse de Michel-Ange;
Sur la psychologie du lycéen; Contribution à l'histoire du
mouvement psychanalytique; Quelques types de caractères
dégagés par la psychanalyse; Introduction à la
psychanalyse; L'homme aux loups histoire d'une névrose infantile; Un
enfant est battu; L'inquiétante étrangeté;
Préface à Théodore Reik, Le Rituel psychanalyse
des rites religieux; Au-delà du principe du plaisir; Psychologie des
foules et analyse du moi; Psychogenèse d'un cas d'homosexualité
féminine; Rêve et télépathie; Sur quelques
mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et
l'homosexualité; Deux extraits de Une encyclopédie
entrées psychanalyse et théorie de la libido ; Le
Moi et le Ça; Le problème économique du masochisme; La
disparition du complexe d'×dipe; Ma vie et la psychanalyse;
Résistances à la psychanalyse; Quelques conséquences
psychiques de la différence anatomique entre les sexes ; Inhibition,
symptôme et angoisse; La question de l'analyse profane; L'avenir d'une
illusion; Le malaise dans la civilisation; Dostoïevski et le parricide;
Sur la sexualité féminine; Nouvelles leçons d'introduction
à la psychanalyse; Moïse et le monothéisme;
Abrégé de psychanalyse.
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nation d'Hamlet à ×dipe? Pourrait-on plutôt
supposer une dialectique entre Hamlet et ×dipe, susceptible de
créer un éclairage mutuel? Nous explorerons cette
hypothèse dans la dernière partie.
Ainsi à travers l'oeuvre de Freud, de 1897 à
1938, l'image d'Hamlet ne cesse d'apparaître comme la seconde grande
figure dramatique : ce n'est pas un cas parmi d'autres. Elle appartient
à la catégorie des prototypes, des thèmes exemplaires. Si
×dipe exprime par la transgression et la punition, la loi universelle qui
préside à la genèse de l'être moral, le moment qui
doit être nécessairement vécu et dépassé,
Hamlet manifeste, lui, par son inhibition spécifique, le
non-dépassement, la rémanence angoissante et masquée de la
tendance infantile. 232.
Nous pouvons déjà à partir de ces
quelques éléments réfléchir sur le caractère
anormal ou anomal 233 de la variante hamlétienne du thème
oedipien.
La variante hamlétienne serait-elle davantage anomalie
qu'anormalité? Ce choix du terme anomalie nous convient davantage que
la notion d' anormalité qui suggère une volonté
sous-jacente de réinsertion dans un processus de normalisation
psychique.
Le complexe d'×dipe semble davantage convenir à
Hamlet qu'à ×dipe lui-même. Nous reviendrons sur ce point
lorsqu'il s'agira de répondre à la critique formulée par
Jean-Pierre Vernant, dans ×dipe sans complexe .
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