c) Psychanalyser le personnage littéraire.
Psychanalyser le personnage littéraire implique de
partir du postulat qu'il faut admettre que le personnage est comme un
être vivant, afin de pouvoir rechercher ce qui dans son passé a pu
traverser son esprit. Ceci permettrait de déterminer s'il est possible
que des émotions ou des réactions du personnage durant l'action
renvoient à une situation traumatisante qui aurait eu lieu avant le
début de l'action. Le psychanalyste doit donc présupposer
qu'Ham-let a vécu avant le début de l'action, rechercher quel
genre d'homme et quel
159. Ce terme conceptualisé par Sándor Ferenczi
désigne l'enfant qui ne parle pas encore, qui est en-deçà
du langage.
160. William Shakespeare, Hamlet, III, 2, 20-24 :
The purpose of playing, whose end, both at the first and
now, was and is, to hold, as 'twere, the mirror up to nature; to show virtue
her own feature, scorn her own image, and the very age and body of the time his
form and pressure. .
161. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 246a-248a : A
dream itself is but a shadow .
162. Sigmund Freud, L'interprétation du rêve,
op. cit., p. 156.
59
enfant il était pour sentir et agir face à
certaines situations comme Shakespeare l'indique et donc reconstruire son
passé. Résumons les grandes lignes du raisonnement de Freud
concernant le mystère du comportement d'Hamlet.
Premières conceptualisations psychanalytiques du
personnage d'Ham-
let. En dehors de la tâche qui lui est
assignée par le spectre, Hamlet est loin d'être, comme le
supposaient Hegel et Goethe, une belle âme faible sur le plan de
l'action : il ne tue pas moins de cinq personnages au cours de l'action, il le
fait tantôt de manière réfléchie (Guildenstern et
Rosencrantz), tantôt de manière impulsive (Polonius), tantôt
au cours d'un duel (Laërte), tantôt enfin au terme de longues
tergiversations (Claudius). D'autre part, il agit en organisant le spectacle
qui est censé saisir la conscience du roi, en rejetant violemment
Ophélie, en interpellant sa mère alors qu'elle se trouve dans sa
chambre à coucher, en sautant ensuite dans sa tombe et en acceptant de
s'engager dans un duel. Hamlet n'a pas une nature faible ou douce, en
témoignent son comportement condescendant et cruel envers Ophélie
et envers sa mère ainsi que son absence de remords après avoir
tué le père de celle qu'il prétend aimer, Polonius. Que ce
soit d'un point de vue physique ou moral, Hamlet n'est pas faible mais
impétueux. La seule chose qui le fait hésiter, c'est justement ce
que le spectre lui a ordonné : le venger. Le problème doit donc
être psychique et le conflit interne. Ce qui est mystérieux, c'est
l'inhibition qui travaille Hamlet et non sa nature (les déficiences du
caractère d'Hamlet, y compris sa mélancolie présente
dès le début, avant la révélation du spectre, ont
un caractère secondaire). Afin d'avoir une vue d'ensemble de
l'idée que se fait la psychanalyse freudienne du personnage d'Hamlet,
nous résumerons ici les développements d'Ernest Jones, dans
Hamlet et ×dipe 163.
Hamlet, sujet d'interprétation pour Jones.
Dans Hamlet, Les
traits de caractère et les réactions du
personnage s'avèrent harmonieux, logiques et intelligibles dans les
différentes couches de la psyché, lorsque les comportements
s'accordent avec les motivations profondes, on est en droit de parler d'une
parfaite oeuvre d'art . 164. La solution
psychanalytique au mystère d'Hamlet part d'une thèse fondamentale
: il existe une raison profonde et inexplorée par la critique
littéraire aux atermoiements d'Hamlet. Le raisonnement est le suivant
:
1- Le héros est capable d'agir.
2- Les difficultés de sa mission ne sont pas
objectivement insurmontables.
3- Donc Hamlet est en proie à un conflit
intérieur qui le répugne irrémédiablement à
accomplir la vengeance.
Le problème des interprétations des
prédécesseurs de Freud et de Jones tient au fait qu'elles ne
peuvent répondre à cette question cruciale : pourquoi Hamlet, au
cours de ses monologues, ne nous fournit-il pas d'indication sur la nature du
conflit qui l'agite, s'il a bien une raison objective de souffrir de
163. Ernest Jones, op. cit.
164. ibid.
60
la sorte, comme semblent le soutenir les critiques
littéraires de Shakespeare?
La réponse naturelle de la psychanalyse est que le
héros est inconscient des véritables raisons de sa
répulsion à accomplir son devoir, il souffre d'un conflit
intérieur dont l'essence lui échappe. Jones montre un certain
optimisme épistémologique : en effet, certaines tendances
psychologiques dérobées au sujet lui-même s'expriment
souvent par des manifestations externes qu'un observateur qualifié (en
l'occurrence, le psychanalyste) interprète aisément. Shakespeare
ne pouvait pas expliquer l'inhibition d'Hamlet car il n'était pas
lui-même conscient de sa nature, étant ignorant des
mécanismes inconscients en jeu dans le processus de la création
artistique. Par ailleurs, Jones montre que la déficience de la
volonté d'Hamlet est localisée : il ne peut pas vouloir tuer son
oncle. Son aboulie 165 est donc spécifique, et non
généralisée, comme certains psychiatres en avaient fait
l'hypothèse auparavant. L'analyse des aboulies spécifiques montre
qu'elles découlent généralement d'une répulsion
inconsciente pour l'acte à accomplir. Hamlet a à la fois sa
raison qui lui dicte d'agir (le devoir envers son père lui
apparaît comme évident) et un fort désir conscient. Il
cherche tous les prétextes pour se dérober, jusqu'à son
acceptation du duel à l'issue duquel il pressent sa propre mort (mort
qui le libérerait définitivement de sa mission). Il fournit
successivement des explications divergentes de sa conduite, dissimulant
inconsciemment ses véritables mobiles; les motifs invoqués par
Hamlet ne sont que des tentatives d'auto-aveuglement, des leurres. Le recours
aux faux prétextes et à la rationalisation laisse suspecter des
motifs inconscients : le désir inconscient et non avoué
d'esquiver sa tâche. Jones étudie l'attitude d'Hamlet face aux
crimes qu'il doit venger. Le fratricide de Claudius éveille en Hamlet
indignation et désir de vengeance, alors que l'inceste commis par
Gertrude éveille une horreur intense, l'idée d'une souillure est
d'emblée irrémédiablement associée à la
luxure de la mère. Jones fait des remarques importantes sur le
comportement d'Hamlet. Au début de la pièce, avant les
révélations du spectre, Hamlet souffrait déjà d'une
profonde dépression (dégoût mélancolique à
l'égard de la vie et de la chair) et envisageait le suicide. Dès
lors, le problème d'Hamlet découlerait du choc moral
provoqué par la révélation brutale de la véritable
nature de sa mère 166 (hypothèse que Jones reprend au critique
littéraire et shakespearologue Andrew Cecil Bradley), nature qu'il pense
généralisable à la nature humaine. C'est la nature de
l'émotion d'Hamlet qui l'empêche d'être conscient de ses
véritables sources . La tâche du psychanalyste sera de rechercher
les traces d'une prédisposition psychique, ce qui pourrait susciter
originellement de tels malheurs capables de paralyser l'âme et de
provoquer un tel dégoût de la vie. Si Hamlet est un cas de
psychonévrose, il est nécessaire de relier son état aux
pulsions intervenues pendant la prime enfance et qui continuent d'intervenir.
Hamlet est en effet plongé dans l'angoisse à l'idée que
son père soit remplacé par un autre dans l'affection de sa
mère.
Tout se passe comme si son amour pour sa mère
était à ce
165. L'aboulie, maladie du doute pour
Jankélévitch, est étymologiquement la privation du
vouloir. En psychopathologie, ce terme désigne un symptôme se
caractérisant par un affaiblissement de la volonté et une
certaine incapacité à s'engager dans une action ou un projet.
Dire que l'aboulie d'Hamlet est spécifique signifie qu'elle concerne
exclusivement le projet particulier de tuer Claudius, et non toute action ou
projet en général.
166. Ernest Jones, op. cit.
167. ibid.
168. ibid.
61
point exclusif, qu'ayant déjà trouvé
difficile de le partager avec son père, il ne supportait plus de le
partager avec un autre. 167.
La réalité est plus complexe. La solution
psychanalytique qu'en donne Jones est la suivante :
Si Hamlet enfant, blessé d'avoir à partager
l'affection de sa mère, avait considéré son père
comme un rival et souhaité secrètement sa mort? Bien entendu, il
aurait refoulé de telles pensées; la piété filiale
et l'éducation en auraient effacé toute trace. Mais en
réalisant ce voeu infantile, l'assassinat du père par un rival
jaloux aurait rendu toute leur virulence à ces souvenirs
refoulés. Ainsi, sous forme de dépression et d'angoisse, se
serait réveillé le conflit d'enfance. Tel est, en tout cas, le
mécanisme qu'on relève chez les Hamlet soumis à
l'investigation psychanalytique. Hamlet ne supporte pas d'ajouter le parricide
à l'inceste. De là, la frustration intime et les atermoiements
face à l'exigence paternelle de vengeance. [.. .] Il est
déchiré par un conflit intérieur insoluble. 168.
Jones estime qu'on peut ainsi retracer l'évolution
psychologique d'Hamlet, faire, comme dirait Freud, une sorte de romantisation
familiale du névrosé Hamlet. Durant sa prime enfance, Hamlet
aurait éprouvé une tendre affection pour sa mère
(d'où la présence dans la pièce d'éléments
érotiques déguisés). Jones trouve une justification de son
interprétation dans certains traits du personnage de Gertrude. Il
repère en effet une sensualité marquée et une tendresse
passionnée réservée exclusivement à Hamlet. Jones
trouve des penchants morbides dans la relation d'Hamlet à Ophélie
(extravagance du langage tenu, besoin passionné de certitude absolu
quant à l'amour). La nature de ses sentiments pour elle reste, selon
Jones, obscure. En avilissant Ophélie, Hamlet exprime sa
déception vis-à-vis de sa mère (il y aurait une confusion
des deux figures féminines dans l'esprit d'Hamlet) : il ordonne à
Ophélie d'aller au couvent (le terme nunnery désigne
également à l'époque une maison close ), comme il
exhortera, dans la scène de la chambre, sa mère de ne pas dormir
avec son oncle et de rester, au moins le temps de la nuit, abstinente. Jones
repère dans la pièce de Shakespeare des indices permettant de
penser que l'attraction pour la mère continue de s'exercer : les propos
grivois et brutaux d'Hamlet vis-à-vis d'Ophélie en
présence de la mère dans la scène de la
représentation théâtrale de la souricière ( the
mousetrap ). La scène de la souricière qui
précède la fameuse scène dans la scène (
play-scene ) serait révélatrice de la nature sexuelle du conflit
sous-jacent. La scène dans la chambre de la mère, qui suit de peu
la scène que nous venons d'évoquer, nous montre un Hamlet qui
stigmatise la conduite de sa mère avec son oncle, en termes de
répulsion physique. Ceci est révélateur pour Jones d'un
refoulement intense. Ainsi, le remariage de la mère après la mort
du père conduit à l'émergence à la surface du
conscient de l'association de la mère avec la représentation
sexuelle, association qui était enfouie depuis la prime enfance. Le
désir agréable et diffus de la prime enfance se traduit chez
l'adulte, par le truchement du refoulement, par un profond dégoût.
L'oncle usurpe la place qu'Hamlet voulait ravir (désir de remplacer le
père auprès de la mère) et accomplit le double souhait
inconscient de ce dernier. Le refoulement
62
d'Hamlet conduit à une dépense d'énergie
psychique énorme qui se traduit par un déplorable état
psychique (mélancolie, abattement, etc.). Le refoulement sexuel est
très marqué chez Hamlet, d'où les hypothèses sur
son hystérie. En effet, la femme suscite principalement chez lui
l'animosité : d'une part, le ressentiment à l'égard de la
dame chaste dont on essuie les refus (Ophélie, comme madone virginale,
sainte inaccessible) et d'autre part, la répulsion envers la
créature sensuelle qui inspire de coupables tentations (Gertrude, comme
créature sensuelle offerte à tous). Ces courants
émotionnels contrariés s'épanchent chez Hamlet dans
d'autres directions, d'où son irascibilité et ses accès de
colère face aux manoeuvres des courtisans Guildenstern et Rosencrantz et
face aux intrigues de Polonius. Tuer Claudius reviendrait pour Hamlet à
se tuer lui-même car Claudius représente ses désirs
inconscients. Jones insiste sur le fait que c'est seulement après la
mort de sa mère qu'Hamlet se sent libre de tuer le roi. C'est sa propre
culpabilité (son désir inconscient pour sa mère) qui
l'empêchait d'agir. Le conflit intérieur d'Hamlet est une lutte
que mènent les processus psychiques refoulés pour devenir
conscients. L'inconscient d'Hamlet se refuse à mettre fin aux
agissements incestueux de sa mère (en tuant son oncle) car il
s'identifie à lui (d'où ses nombreux accès de
culpabilité, ses remords, ainsi que ses moments d'autocritique aux
accents presque délirants). En n'accomplissant pas la vengeance, Hamlet
perpétue le péché et subit l'aiguillon d'une conscience
torturée. Il opte pour la solution passive : laisser se poursuivre
l'inceste par personne interposée. Hamlet est comme le
névrosé qui refuse l'analyse (ou lui résiste) : il
répugne à l'exploration en profondeur de son âme ( La
conscience fait de nous tous des lâches ). L'attitude d'Hamlet envers la
figure paternelle est ambivalente, mais ce conflit ambivalentiel n'est en aucun
cas anormal, il est au contraire présent chez tout être humain. En
effet, chez Hamlet, comme chez tout être humain, le père originel
serait scindé en deux images correspondant à la dualité
des sentiments filiaux. D'une part, un amour et un pieux respect pour le
père disparu et d'autre part, une haine et du mépris pour les
substituts paternels. Pour Claudius, Hamlet éprouve des sentiments
conflictuels, une haine consciente et une sympathie, une identification
inconsciente; Polonius fonctionne également comme un substitut paternel.
Son attitude envers son père serait résolument féminine,
d'où l'hypothèse d'une homosexualité passive d'Hamlet, se
manifestant par une adoration exagérée, une idéalisation
du père, sorte de reflet idéalisé, d'amour-miroir,
d'où la proximité dans la pièce de Shakespeare entre le
désir de suicide et le désir de meurtre. Jones justifie son
hypothèse sur l'homosexualité sous-jacente d'Hamlet par
l'attitude féminine envers le père qui constituerait une
tentative de résolution du caractère intolérable des
impulsions de meurtre et de castration engendrées par la jalousie. En
dernière analyse, Hamlet est inhibé par sa haine refoulée
envers sa mère. Ainsi, Jones repère un processus de transfert
chez Hamlet : le désir du parricide est transposé du père
réel aux substituts paternels. Jones met en exergue le comportement
régressif d'Hamlet : il refuse en réalité de refouler ses
désirs meurtriers, d'où son incapacité à punir
l'homme qui a osé les accomplir. Le problème de la
procrastination d'Hamlet s'éclaire à la lumière des
fixations pré-génitales . Le problème d'Hamlet
réside dans la non-résolution de son complexe d'×dipe. La
mélancolie d'Hamlet s'explique par la perte symbolique de la mère
et la perte devenue réelle d'Ophélie. Le sentiment de perte
devient dans la mélancolie expérience interne
d'auto-dépréciation et auto-accusations. Ceci manifeste, comme
l'a montré Freud, dans Deuil et mélanclie, un
appauvrissement de
169. Paul-Laurent Assoun, Littérature et
psychanalyse, chap. VIII, Les figures littéraires du secret
oedipien. Le complexe d'Hamlet .
63
l'esprit, un retrait narcissique de la libido à partir
des objets externes (introjection des objets d'amour perdus). Les accusations
qu'Hamlet porte contre lui-même sont en fait destinées aux objets
d'amour perdus. Le moi, par cette identification aux objets d'amour perdus,
devient objet du sadisme du Surmoi.
La tragédie de Shakespeare repose pour Jones sur le
déroulement fatal d'un conflit intérieur qui agite l'âme du
héros. Les obstacles sont internes dès lors qu'Hamlet se
crée inconsciemment des dangers pour lui-même. Les seules actions
qu'il accomplit le conduisent à sa propre destruction. Chez lui, la
pulsion de mort prédomine sur l'instinct de vie. Le combat d'Hamlet est
celui d'une lutte longue et désespérée contre le suicide,
seule solution envisageable au problème. Jones conclut que Shakespeare
montre ainsi que le destin de l'homme est
inhérent à son âme.
Quel intérêt philosophique y a-t-il à
s'interroger sur l'application de
la psychanalyse au personnage fictif d'Hamlet
? Bien plus qu'un objet d'interprétation, le personnage
d'Hamlet est un sujet d'expérimentation pour la psychanalyse freudienne.
Les faiblesses patentes de l'entreprise de Jones découlent du fait qu'il
s'agit exclusivement d'un essai interprétatif de psychanalyse
appliquée. Nous reviendrons sur cette prévalence chez Freud de la
dimension expérimentale sur la démarche interprétative
dans la der-
nière partie.
La question de déterminer s'il est du moins possible,
sinon légitime de traiter des personnages - fictions
littéraires - comme des individualités réelles, donc
d'attribuer à ces créations ou créatures d'un
écrivain des traits inconscients, symptômes et conflits
169n'est pas pertinente, même si le lecteur passionné
et curieux, comme le psychanalyste, tous deux avides d'accroître leur
connaissance de l'âme humaine, se laisse volontiers bercer par cette
illusion. C'est en effet un jeu de l'esprit très tentant que de vouloir
sonder les rejetons de l'inconscient à travers les indices que l'auteur
nous livre sur son personnage. Nombre de critiques de la démarche
freudienne s'y laissent d'ailleurs prendre en identifiant la psychanalyse
appliquée à une tentative désespérée et
vaine d'expliquer l'oeuvre littéraire en donnant les motivations
inconscientes des êtres de fiction auxquels elle donne une vie de
papier.
Freud avec Hamlet, Hamlet avec Freud.
Une sorte de modèle de l'analyse de l'inconscient d'un
personnage imaginaire peut être dégagé de l'explication
freudienne d'Hamlet par le complexe d'×dipe. Dès
L'interprétation du rêve, on repère plusieurs
références, dont une double page majeure qui était
initialement une note de bas de page (cette même note de laquelle partit
Ernest Jones pour ses propres travaux sur Hamlet). Certaines
références sont l'occasion pour Freud d'illustrer des points de
sa théorie comme l'idée que tout rêve typique repose sur
des thèmes universels, comme l'ambivalence entre amour et haine envers
les parents. Ceci permet à Freud de dégager
64
le caractère universel de la jalousie née du
désir incestueux et de la rivalité entre le père et
l'enfant, en vue des faveurs de la mère. Le pouvoir émotionnel
d'Hamlet réside dans le voilement de la jalousie qui est
comparable au processus de la névrose. De même que dans la
névrose, la jalousie d'Hamlet n'est visible que par l'inhibition qu'elle
cause. C'est cette inhibition qui conduit à l'ajournement. Nous
reproduisons ce passage central en entier car il s'agit, avec la lettre
à Fliess du 15 octobre 1897, d'un moment inaugural dans la pensée
freudienne d'Hamlet et plus généralement de la
création littéraire.
Aujourd'hui tout autant que jadis, le rêve d'avoir un
rapport sexuel avec la mère est le lot d'un grand nombre de gens, qui en
font un récit indigné et étonné 170. Ce
rêve, on le conçoit, est la clef de la tragédie et le
pendant complémentaire du rêve de la mort du père; la fable
d'×dipe est la réaction de l'imaginaire à ces deux
rêves typiques. [...] Dans le même sol qu'×dipe roi
s'enracine une autre grande création de la poésie tragique :
le Hamlet de Shakespeare. Mais dans ce traitement modifié de la
même matière se révèle toute la différence
dans la vie psychique de deux périodes culturelles très
éloignées l'une de l'autre, la progression séculaire du
refoulement dans la vie affective de l'humanité; dans l'×dipe
, la production imaginaire du désir de l'enfant, qui est au
fondement de la pièce, est tirée à la lumière comme
dans le rêve et réalisée; dans Hamlet elle demeure
refoulée, et nous n'apprenons son existence comme c'est le cas
objectivement dans une névrose que par les effets d'inhibition qu'elle
induit. Il est apparu compatible, curieusement, avec l'effet très
impressionnant du plus moderne des deux drames, qu'on puisse rester dans
l'absence complète de clarté sur le caractère du
héros. La pièce est construite sur l'hésitation de Hamlet
à remplir la mission de vengeance qui lui a été impartie :
le texte ne nous concède rien quant aux raisons ou motifs de cette
hésitation; et les essais d'interprétation les plus divers ne
sont pas parvenus à les indiquer. Selon la lecture aujourd'hui encore
dominante, et argumentée par Goethe, Hamlet représente le type
d'homme dont la force vive d'action est paralysée par un
développement proliférant de l'activité réflexive (
Contaminée par la pâleur de la pensée
171). Selon d'autres, l'auteur a tenté de
décrire
170. C'est ce même rêve qu'évoque Jocaste,
mère et épouse d'×dipe, dans la tragédie de Sophocle
et dont Freud tirera son intuition sur le complexe nucléaire des
névroses.
171. William Shakespeare, Hamlet, III, 1, 84 : Thus
conscience does make cowards of us all,
And thus the native hue of resolution
Is sicklied o'er with the pale cast of thought
Ainsi la conscience fait de nous tous des lâches, Et ainsi
la couleur première de la résolution
S'étiole au pâle éclat de la pensée
De ces trois vers, Freud retiendra, nous y reviendrons, le
premier et il en fera la source de
65
un caractère maladif, indécis, relevant du
secteur de la neurasthénie 172. Simplement, l'intrigue de la
pièce nous enseigne que Hamlet ne doit en aucun cas nous
apparaître comme une personne absolument inapte à l'action.
À deux reprises nous le voyons agissant, la première fois dans un
mouvement passionnel d'explosion brutale, quand il estourbit l'homme qui
espionnait derrière la tapisserie, et une autre fois de manière
planifiée, voire perfide, en envoyant les deux courtisans à la
mort destinée au départ à sa personne, avec l'insouciance
totale du prince de la Renaissance. Par quoi est donc inhibé chez lui
l'accomplissement de la mission que le fantôme de son père lui a
confiée? L'explication qui de nouveau se suggère ici est que
c'est par la nature particulière de cette mission; Hamlet peut tout
faire, sauf accomplir la vengeance contre l'homme qui a éliminé
son père et pris sa place auprès de sa mère, l'homme qui
lun montre la réalisation de ses propres désirs infantiles
refoulés. L'horreur qui devrait le pousser à la vengeance est
remplacée ainsi chez lui par des reproches qu'il se fait, des scrupules
de conscience qun lui objectent qu'à la lettre il n'est pas meilleur que
le pécheur qu'il devrait lui-même châtier. J'ai en
l'occurrence traduit vers le conscient ce qui dans l'âme du héros
doit par force demeurer inconscient. Si jamais quelqu'un veut dire de Hamlet
que c'est un hystérique, je ne pourrais faire autrement que
reconnaître là une conséquence de mon
interprétation. À cela s'accorde très bien l'aversion
sexuelle qu'il exprime ensuite dans le dialogue avec Ophélie, la
même aversion sexuelle que celle qui allait, au cours des années
suivantes, prendre de plus en plus possession de l'âme du poète,
jusqu'aux expressions qui culminent dans Timon d'Athènes. Ce
que nous rencontrons dans Hamlet ne peut évidemment rien
être d'autre que la vie psychique du poète; j'emprunte à
l'ouvrage de Georg Brandes sur Shakespeare 173 (1896) cette remarque
que le drame a été écrit immédiatement après
la mort du père de Shakespeare (1601) 174, et donc dans une
période de deuil filial très récent et de
réanimation pouvons-nous supposer, des sentiments infantiles qui
concernaient ce père. Il est bien connu par ailleurs que le fils
tôt disparu de Shakespeare portait le nom d'Hamnet (identique à
celui de Hamlet). De même que Hamlet traite le rapport du fils
aux parents, Macbeth, qui n'est pas éloigné dans le
temps, repose sur le thème de l'absence d'enfant. De même, au
reste, que tout symptôme névrotique, comme le rêve
lui-même, est susceptible d'une surinterprétation, et la requiert
même pour être complètement compris, de même toute
création poétique authentique a procédé à
partir de plus d'un seul
nombre de ses réflexions sur le sentiment de
culpabilité et son lien avec la conscience morale, notamment dans Le
Malaise dans la civilisation.
172. Freud vise ici le médecin, philosophe et
psychologue Pierre Janet qui avait apparenté Hamlet à un
neurasthénique. Freud n'attachait pas beaucoup d'importance à
cette catégorie nosographique. Il lui préférait celle de
névrose actuelle . La neurasthénie désigne pour Janet une
faiblesse de la volonté ainsi qu'une défaillance dans
l'adaptation au réel.
173. Freud fait sans doute référence à
William Shakespeare. A critical study, ouvrage publié en
réalité en 1898.
174. La date d'Hamlet étant incertaine, de
même que la vie et l'identité de son auteur, certaines
hypothèses de Freud, sur lesquelles il reviendra plus tard, peuvent
prêter à sourire.
66
motif et d'une seule incitation dans l'âme du
poète, et autorisera plus d'une interprétation. Je n'ai ici
tenté que l'interprétation de la couche la plus profonde des
mouvements qui se produisent dans le psychisme du poète créateur.
» [Notes de Freud : Les suggestions ci-dessus visant à une
compréhension analytique de Hamlet ont été
complétées par E. Jones et défendues contre d'autres
approches exposées dans la littérature. ( Le problème
d'Hamlet et le complexe d'×dipe », 1911) ; Depuis lors, il est vrai
que la tête m'a tourné face à l'hypothèse
énoncée ci-dessus, selon laquelle l'auteur des oeuvres de
Shakespeare était l'homme de Stratford. »] 175.
Freud ne semble cette fois plus vouloir qualifier clairement
Hamlet d'hystérique comme il pouvait le faire dans sa correspondance. Il
reconnaît toutefois que d'autres n'auraient pas tort de faire cette
hypothèse et que cela pourrait même découler de la lecture
psychanalytique qu'il fait lui-même de l'oeuvre de Shakespeare.
Cette première approche officielle » de la
pièce de Shakespeare est en apparence très dogmatique et
restrictive. Freud oscille en réalité entre un ton affirmatif
(qui peut paraître agaçant mais qui est à la mesure de
l'ampleur de la découverte freudienne concernant la vie psychique
humaine) et un ton plus réservé (il rappelle fréquemment
qu'il s'agit là d'hypothèses, de suppositions et non de vues
définitives sur la question).
Hamlet apparaît parfois comme objet possible d'une
explication psychanalytique en termes de roman familial. En outre, cette cible
de prédilection de la pensée freudienne qu'est Hamlet,
contrairement à Richard III (qui fait partie des exceptions»),
à Lord et Lady Macbeth (qui échouent devant le
succès»), n'est pas cité par Freud dans son article
Quelques types de caractère dégagés par la psychanalyse
». Pourtant la dernière catégorie de caractères que
Freud aborde est sans doute celle dans laquelle on trouve ×dipe et dans
laquelle on se serait attendu à retrouver Hamlet : celle des criminels
par sentiment de culpabilité ». Peut-être que Freud n'avait
pas eu le temps de développer cette partie (étonnamment succincte
par rapport aux deux autres parties) de son article et qu'il aurait sans
réticence fait d'Hamlet un type de caractère » qui se
prête volontiers à l'analyse psychanalytique. Si Hamlet n'est pas
ouvertement décrit comme un type de caractère », il fait
partie des personnages psychopathiques à la scène » mis en
lumière par Freud, comme nous le verrons.
Dans un premier temps, on peut penser que la question
posée par Freud est la suivante : comment qualifier cliniquement le
problème d'Hamlet? Aborder les choses sous cet angle implique que la
signification des conflits et souffrances d'Hamlet est susceptible de relever
de la psychopathologie. Une problématique peut alors se dégager :
jusqu'où peut-on discuter d'Hamlet et des autres personnages de la
pièce de Shakespeare dans les termes d'une psychanalyse applicable aux
êtres vivants?
Dans un essai brillant, clair et concis, Starobinski met en
lumière ce que Freud voit dans le personnage d'Hamlet. Nous employons
à dessein le verbe
175. Sigmund Freud, L'Interprétation du rêve
(1899-1900), trad. J.-P. Lefebvre, in Écrits philosophiques et
littéraires, Opus seuil, V- Matériau et sources du rêve, D-
Rêves typiques, b) Rêves de la mort de personnes chères, pp.
265-266 (passage intégré au corps du texte à partir de
1914 mais qui était initialement une note de bas de page lors
de la première édition).
67
voir », car nous concevons Freud comme un
écrivain, à la fois voyant » et entendant » des
choses que la science n'aurait jamais osé avant lui concevoir.
Ainsi la figure d'Hamlet se trouve étroitement
liée, dans le développement de la recherche initiale de Freud,
à la découverte du penchant infantile pour la mère et
à la généralisation des résultats de l'auto-analyse
autour du modèle sophocléen. Hamlet, pour Freud, évoque
aussitôt la symptomatologie de l'hystérie. Nous nous trouvons au
confluent de l'auto-analyse, de la mémoire culturelle et de
l'expérience clinique. [.. .1 En substituant l'image dynamique du
refoulement à la simple soustraction énergétique de
l'asthénie, Freud établit les bases d'une nouvelle
interprétation d'Hamlet [...1 Un nouveau héros prend naissance
à l'intérieur du héros énigmatique : l'inconscient.
[...1 [La faiblesse d'Hamlet1 n'est pas simple carence : elle est
l'impossibilité de surmonter le sentiment de culpabilité
né du retour d'un désir infantile que la parole du père
spectral et l'acte de l'oncle incestueux qualifient désormais de crime.
[...1 dès la première formulation décisive, le cas Hamlet
escorte le paradigme oedipien comme son ombre portée. Ce couplage des
deux tragédies va se perpétuer tout au long de l'oeuvre de
Freud.» 176
Alors que le personnage d'×dipe échappait
résolument à toute tentative d'oe-dipianisation ou de
psychologisation (pour la raison évidente, que nous développerons
plus loin, qu'×dipe ne souffre pas lui-même d'un complexe
d'×dipe, mais qu'il est la pulsion oedipienne à l'état pur),
il ne paraît, par contre, en aucun cas dérisoire à Freud de
psychologiser le personnage d'Hamlet dans une certaine mesure. On remarque ici
un déplacement de l' archétype » 177 oedipien, comme
instance psychique à part entière, au type de caractère
psychanalytique hamlétien. Face à une transparence et à
une plénitude d'×dipe, nous avons l'apparence lacunaire et le
sentiment qu'il doit bien y avoir un sens caché d'Hamlet.
Il devient insupportable d'admettre, pour un héros qui
nous intéresse comme le fait Hamlet, l'inexistence d'un principe
explicatif intérieur par lequel les conduites et les propos
contradictoires s'éclairciraient et s'unifieraient. La pièce a
beau nous subjuguer par son impérieuse nécessité, il faut
encore qu'à cette nécessité s'ajoute une parfaite
clarté causale. [...1La succession des actes d'×dipe était
conduite par la nécessité, et il n'y avait aucune question
à poser sur les causes psychologiques du comportement du héros.
×dipe accomplit l'oracle, et l'oracle est à la fois
nécessité et causalité. En termes modernes, ×dipe est
la pulsion, ou, si l'on préfère, son répondant
imagé. Dans le cas d'Hamlet qui a le relief d'une personne vivante et
non la plénitude opaque et sans résidu d'une image psychique la
nécessité, qui éclate dans le dénouement mortel,
paraît contrariée tout au long de l'action par une gratuité
proliférante; la nécessité
176. Jean Starobinski, Hamlet et Freud , préface
à Ernest Jones, Hamlet et ×dipe (1949), Gallimard, Paris,
1967, pp. XI-XII; repris dans Jean Starobinski, La relation critique,
L'oeil vivant t. II, Gallimard, 1970.
177. Le terme n'est pas à considérer ici dans
le sens jungien de la psychologie des profondeurs (de fonds archaïque
exploité par les mythes et les religions), mais dans son sens
étymologique de modèle primitif ou de type suprême .
68
travaille en sous-oeuvre, mue par des causes cachées.
Ce que Freud postule hardiment, c'est non seulement que la gratuité peut
être dissipée, que tout peut être rendu à la
nécessité et au sens à partir de l'énoncé
des causes cachées, mais que la cause cachée est le complexe
d'×dipe, c'est-à-dire la nécessité par excellence. Le
sens d'Hamlet s'achève dans et par ×dipe. L'intérêt
universel suscité par Hamlet est traité par Freud comme un indice
: un tel intérêt ne se justifierait guère par ce que la
névrose d'Hamlet a d'individuel et de singulier : il se justifie par la
présence d'×dipe (thème universel) en Hamlet. On objectera :
où ne trouverait-on pas ×dipe, une fois admis qu'il est universel?
À quoi Freud n'a pas de mal à répondre qu'en Hamlet,
×dipe est présent avec une intensité inaccoutumée.
×dipe n'a pas besoin d'être interprété : il est la
figure directrice de l'interprétation. En revanche, les paroles et les
actes (l'inaction) d'Hamlet, traités en symptômes, sont soumis
à l'interprétation. Dire qu'Hamlet ne réalise pas ce
qu'×dipe réalise, c'est dire aussi que la pièce de
Shakespeare n'est pas l'équivalent d'un rêve collectif, et qu'on
n'y voit pas un fantasme rétroactif commun rejoindre le noyau infantile
commun dans l'unité du symbole. [...1 C'est dans le discours de
l'interprète que l'inconscient imaginé d'Hamlet, l'inconscient
imaginant-imaginé de Shakespeare et la pensée du lecteur se
rencontrent en un point de fuite commun, où surgit la figure
d'×dipe et où le mystère du prince mélancolique se
dissipe à la lumière du mythe originaire. D'où la
fluidité possible des interprétations [.. .1 Hamlet est une
quasi-personne, avec sa conscience, son inconscient, ses pulsions, son sur-moi
[...1 Shakespeare, prodigieux imitateur de la réalité, n'a pas
créé un rôle, mais un homme complet. Mais si notre
attention se déplace d'Hamlet à Shakespeare, le personnage
d'Hamlet n'est plus qu'une instance partielle, un fantasme momentané
dans la conscience du poète. [.. .1 Mais ce n'est pas le mythe collectif
×dipe qui se déploie devant nous, même s'il reste perceptible
en filigrane, comme le garant de l'universel dissimulé dans le
particulier. Nous assistons à l'essor d'un mythe personnel (Charles
Mauron) constitué avec la collaboration de l'ana-
lyste. 178.
Comme nous l'avons montré dans la première
partie, Freud est hanté par Hamlet. Bien que l'analyse de Starobinski
nous semble pertinente à bien des égards, selon nous, Hamlet est
davantage pour Freud, un fantasme, un spectre qui hante sa conscience
après avoir hanté momentanément celle de Shakespeare;
c'est plutôt pour Jones qu'il est une quasi-personne . ×dipe ne
gît pas dans les détails de la pièce de Shakespeare, comme
le garant de l'universel dissimulé dans le particulier . Il faut
reconnaître l'irréductible singularité d'Hamlet, la
véritable différence introduite dans le
déjà-là par Shakespeare.
La clinique littéraire, telle que la perçoit
Freud, n'est en aucun cas comparable à l'acte médical consistant
à poser un diagnostic. Elle est écoute attentive du texte. On
pourrait penser qu'il s'agit uniquement pour Freud, dans
178. Jean Starobinski, op. cit., p. XXV -XXVII.
69
un premier temps, de faire une sorte de romantisation
familiale de l'hystérique mâle puis, dans un second temps,
d'opérer une catégorisation d'Ham-let comme névrosé
mondialement célèbre atteint de surcroît de
mélancolie clinique (L'aspect mélancolique n'est pas pour Freud
le noyau essentiel du conflit hamlétien, il s'agirait plutôt d'un
énième symptôme de ce dernier).
Pourtant, tel n'est pas l'enjeu réel de la
démarche freudienne. Le tableau dressé par Jones dans Hamlet
et ×dipe laisse bien moins de marge de manoeuvre. Après avoir
compilé de manière doxographique les tentatives de clini-cisation
du cas Hamlet, Jones propose, non sans réticence, sa propre conclusion
selon laquelle Hamlet serait atteint de cyclothymie. Le ton
général de l'essai de Jones, au lieu d'ouvrir une infinité
de possibles et de briller par sa puissance de suggestion, nous fait l'effet de
nous fermer un grand nombre de voies et de possibilités. Freud tend
à esquisser un état psychologique d'Hamlet proche de celui qu'il
a connu à l'époque où il introduit l'×dipe en mettant
l'accent sur la dimension névrotique du personnage (dépression,
angoisse, mélancolie, apathie) et en ignorant les éléments
qui pourrait nous incliner à penser le personnage comme relevant
davantage d'un tableau clinique de psychose, comme s'il ne pouvait souffrir
l'idée de renoncer à une parenté tacite entre lui et
Hamlet (ou comme s'il avait peur qu'Hamlet s'échappe par une ligne de
fuite, une ligne de sorcière dès lors que la psychanalyse
freudienne avoue son incompétence concernant le domaine de la psychose),
ce qui peut-être traduit, si on suit le lien de causalité
établi par Freud entre le personnage et son auteur, par un désir
de se mettre à la place de Shakespeare au moment où il
crée Hamlet. Freud ne veut surtout pas que la folie d'Hamlet quitte la
sphère de la rationalité car il faut pouvoir rendre compte par le
logos psychanalytique de son comportement. La folie ayant sa logique
propre, il deviendrait très difficile d'expliciter l'attitude d'Hamlet
si ce dernier était réellement atteint de folie pure. Par
ailleurs il deviendrait impossible de mettre en scène le personnage
psychopathologique d'Hamlet si tel était le cas, car cela
empêcherait toute reconnaissance et identification de la part du public,
dès lors que Freud exclut les cas de folie pure du domaine du
représentable. Ceci expliquerait en outre le fait que Freud choisit de
ne pas analyser le délire d'Ophélie. Il laisse l'analyse du
délire, davantage poétique que clinique, d'Ophélie au
critique littéraire. Le terme d'hystérie choisi par Freud dans un
premier temps pour désigner Hamlet peut paraître à certains
égards étonnant. Il est à noter que Freud accordait une
place importante à l'hystérie masculine dans le domaine de la
création littéraire.
L'hystérique est un écrivain indubitablement
même s'il re-
présente ses fantasmes de façon essentiellement
mimétique et sans égard à la compréhension des
autres. 179.
Dans le cas de l'analyse d'Hamlet, il nous semble qu'il s'agit
bien d'une analyse de caractère, que Freud distingue de l'analyse
à but uniquement thérapeutique 180. L'analyse de
caractère va au-delà du symptôme, elle est pertinente
179.
Sigmund Freud, Préface à Theodor Reik,
Problêmes de la religion, 2e édition,
1919, cité par Paul-Laurent Assoun, dans
Littérature et psychanalyse, op. cit., p. 211.
180. Voir Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie
sexuelle.
70
dans le cas de types ayant des dispositions artistiques,
qu'ils soient réels, dans le cas de l'artiste, ou fictifs dans le cas du
personnage. D'autre part, ce n'est pas un hasard, outre la raison personnelle
qui lui fait préférer un Hamlet névrosé à un
Hamlet psychotique et qui lui fait préférer Hamlet à
Ophélie, si Freud choisit d'illustrer ses théories
psychanalytiques par des exemples de névrosés fictifs. Freud a un
intérêt épistémologique et argumentatif à
dépeindre Hamlet comme un névrosé car toute son analyse du
drame et du personnage shakespeariens repose sur la thèse oedipienne.
La fonction oedipienne se trouve illustrée
exemplairement par la position névrotique et c'est cette même
fonction qui est le nerf de déchiffrement freudien de la
littérature. Il serait plus juste de dire [...] la fonction
hamlétienne de la littérature puisque Hamlet est le premier qui
en quelque sorte montre la souffrance oedipienne comme
sujet. 181.
Nous l'avons vu, Lacan évacuait dans sa lecture de la
pièce de Shakespeare la question suivante : Hamlet est-il malade et/ou
coupable? La question est de savoir s'il s'agit d'une culpabilité
justifiée ou alors d'une culpabilité qui serait un symptôme
pathologique. L'hypothèse interprétative de Pierre Bayard
182 d'un Hamlet coupable réellement du parricide par jalousie
(Bayard suppose qu'en réalité les péchés auxquels
le spectre fait référence pourraient être liés
à une possible aventure entre le père d'Hamlet et Ophélie)
a certaines vertus explicatives concernant certains points sombres de l'oeuvre
de Shakespeare, notamment le comportement d'Hamlet envers Ophélie et
Polonius.
Les Études sur l'hystérie appartiennent
à la préhistoire du mouvement psychanalytique. Alors que
l'hystérique est définie comme étant folle de son corps ,
le névrosé obsessionnel est fou de sa pensée . L'acte
subit une régression vers la pensée qui ainsi se sexualise.
L'hystérie est dès lors décrite comme relevant du
somatique, quand la névrose de contrainte appartient au domaine
psychique. A première vue, ce sont deux extrêmes sur le spectre
freudien des névroses, qui semblent s'exclure l'un l'autre. Toutefois,
nous y reviendrons très bientôt, la figure d'Hamlet nous conduit
à remettre en cause cette nosographie et cette typologie, ou du moins
nous invite à nous interroger sur la possibilité que ces classes
ne soient pas radicalement imperméables les unes aux autres, et que la
disjonction entre elles soit davantage inclusive qu'exclusive. En effet, Hamlet
passe d'une catégorie nosographique à son extrême contraire
dans la classification freudienne des névroses.
Freud parle-t-il du même personnage lorsqu'il
évoque Hamlet, l'hystérique convertissant sa Libido en quelque
chose de somatique et lorsqu'il discourt sur Hamlet, l'obsessionnel qui ouvre
à sa Libido le chemin de la pensée? Lacan répond par
l'affirmative :
A quelle fin nous procédons à l'étude
d'Hamlet, le sens qu'elle a pour nous. Il en va pour nous de
l'expérience analytique et de l'articulation de sa structure. Quand,
cette étude, nous l'aurons achevée, que pourrons-nous en garder
d'utilisable, de maniable, de
181. Paul-Laurent Assun, op. cit., p. 212.
182. Pierre Bayard, Enquête sur Hamlet, op.
cit.
71
schématique pour notre propre repérage
concernant le désir? [...] le désir d'Hamlet. C'est le
désir du névrosé à chaque instant de son incidence.
On a pu dire que le désir d'Hamlet est le désir d'un
hystérique. C'est peut-être bien vrai. On a dit que c'est le
désir d'un obsessionnel. Cela peut le dire, car c'est un fait qu'il est
bourré de symptômes psychasthéniques, et même
sévères. Mais la question n'est pas là. À la
vérité, Hamlet est les deux. Il est purement et simplement la
place du désir. Hamlet n'est pasun cas clinique. Hamlet, bien entendu,
c'est trop évident, inutile de le rappeler, n'est pasun être
réel. Hamlet est, si vous voulez, comme une plaque tournante où
se situe un désir, et nous pouvons y retrouver tous les traits du
désir. On peut l'interpréter, l'orienter dans le sens de ce qui
se passe dans le rêve pour le désir de l'hystérique,
à savoir, son désir est là à l'insu du sujet,
lequel est donc forcé de le construire. C'est en cela que je dirai que
le problème d'Hamlet est plus près du désir de
l'hystérique, car ce problème est de retrouver la place de son
désir. De plus, ce que fait Hamlet ressemble beaucoup à ce qu'un
hystérique est capable de faire, c'est-à-dire de se
créerun désir insatisfait. Mais il est aussi vrai que c'est le
désir de l'obsessionnel, pour autant que le problème de ce sujet
est de se supporter sur un désir impossible. Ce n'est pas tout à
fait pareil. Les deux sont vrais. Vous verrez que nous ferons virer autant d'un
côté que de l'autre l'interprétation des propos et des
actes d'Hamlet. Ce qu'il faut que vous arriviez à saisir, c'est quelque
chose qui est plus radical que le désir de tel ou tel, que le
désir avec lequel vous épinglezun hystérique ou un
obsessionnel. 183.
Le doute obsessionnel vécu par Freud à la suite
d'Hamlet, découle de la compulsion à comprendre, compulsion ayant
sa source dans l'épistémophilie et dans la théorie
sexuelle. Si le doute obsessionnel qui envahit Hamlet tenait autant à
c÷ur à Freud, c'est que ce dernier en avait
expérimenté les mécanismes et le fonctionnement en
lui-même. Il s'agit en fait de lier par le sens ce qui se présente
à l'état délié dans la tension libidinale
inassouvissable. C'est ainsi que la contrainte interprétative ressenti
par Freud lorsqu'il appréhende Hamlet a sa
source dans la contrainte libidinale.
Hamlet vu par Lacan
Hamlet serait en réalité une femme,
d'où le désespoir d'Ophélie.
Peut-être était-il une femme? Est-ce pour
ça qu'Ophélie s'est suicidée? Alors, il y a à un
certain niveau, donc, le fait que Hamlet, le rôle de Hamlet était
joué très souvent par des femmes. Et, il se trouve que un
critique anglo-saxon avait eu la fantaisie d'analyser Hamlet en termes
justement de travesti, en prenant en quelque sorte le travesti au
sérieux. Et disant, là-dedans, si Ophélie se suicide,
c'est parce qu'elle s'est aperçue que Hamlet, en fait, était
une
183. Jacques Lacan, op. cit., p. 342-343.
72
femme. Peut-être était-il une femme. Alors, ce
critique, je ne l'invoque pas par hasard, je l'invoque par, je veux dire au nom
de mon savoir shakespearien et joycien, simplement parce que ça
reparaît ailleurs dans Ulysse. J'essaie de limiter le plus possible les
références externes. Est-ce pour cela qu'Ophélie s'est
suicidée? l'énoncé anglais est légèrement
différent : Why Ophelia cmmited suicide? Pourquoi
Ophélie s'est-elle suicidée? ou bien : Est-ce la raison pour
laquelle Ophélie s'est suicidée? 184.
Un autre passage de Lacan va dans ce sens d'une hystérie
proprement féminine d'Hamlet.
L'hystoriette d'Hamlet, hystérisée dans son
Saint-Père de Cocu empoisonné par l'oreille zeugma, et par son
symptôme de femme, sans qu'il puisse faire plus que de tuer en Claudius
l'escaptome 185 pour laisser place à celui de rechange qui fort embrasse
à père-
ternité. 186.
????t ???st ??s ?érsé? ?? ?s
é??tr? ? ?? ?érs??
Hamlet, je vous l'ai dit, n'est pas ceci ou cela, n'est pas
un obsessionnel ou un hystérique, et d'abord pour la bonne raison qu'il
est une création poétique. Hamlet n'a pas de névrose, il
nous démontre de la névrose, et c'est tout autre chose que
d'être névrosé. Cependant, quand nous nous regardons Hamlet
sous un certain éclairage du miroir, il nous apparaît, par
certaines phrases, plus près de la structure de l'obsessionnel. Cela
tient à ce qui est chez l'obsessionnel l'élément
révélateur de la structure, celui qui est mis en valeur au
maximum par la névrose obsessionnelle, à savoir que la fonction
majeure du désir consiste ici, cette heure de la rencontre
désirée, à la maintenir à distance, à
l'attendre. 187.
????t? à ????r? ???é????
Hamlet est toujours suspendu à l'heure de l'autre, et
ceci jusqu'à la fin. [. . .] C'est à l'heure de ses parents qu'il
reste là. C'est à l'heure des autres qu'il suspend son crime.
C'est à l'heure de son beau-père qu'il s'embarque pour
l'Angleterre. C'est à l'heure de Rosencrantz et de Guildenstern qu'il
est amené à les envoyer au-devant de la mort grâce à
un tour de passe-passe assez joliment accompli, dont l'aisance faisait
l'émerveillement de Freud. Et c'est quand même à l'heure
d'Ophélie, à l'heure de son suicide, que cette tragédie va
trouver son terme, dans un moment où Hamlet qui
184. Jacques Lacan, Le Séminaire, t. XXIII, Le
sinthome , Leçon du 20-01-1976.
185.
Ceci est un néologisme créé par Lacan,
composé à partir de trois termes : escapade, escamoter,
symptôme.
186. Jacques Lacan, Autres écrits (1938-1980),
Seuil, Champ freudien, Paris, 2001, Joyce le symptôme , p. 568.
187. Jacques Lacan, Le désir et son
interprétation , op. cit., p. 349.
73
vient, semble-t-il, d'apercevoir que ce n'est pas difficile de
tuer quelqu'un, le temps de dire one n'aura pas le temps de faire ouf.
188.
Tentatives d'approches psychanalytiques du personnage
d'Ophélie.
Otto Rank : Ophélie, comme substitut de la
mère et comme
s'identifiant à
Hamlet. D'après Otto Rank 189, Hamlet identifie
Ophélie à sa mère (on trouvait déjà cette
idée chez Goethe). Polonius fait également obstacle à la
liberté sexuelle d'Ophélie :
C'est pourquoi dans la folie qui s'empare d'elle après
la mort de
son père, elle tient des propos obscènes
où se déchaîne sa sexualité si longtemps et si
fortement refoulée 190.
Ophélie est à double titre privée de l'objet
aimé : son père et Hamlet.
Pour compenser cette perte, elle choisit la voie de certaines
psychoses que la psychanalyse a révélées, s'identifiant
à l'une des deux personnes perdues, tout en prenant consciemment le
deuil de l'autre. L'identification s'opère d'une part lorsqu'elle imite
la folie d'Hamlet qu'elle tient pour réelle et en tant que
névrose elle l'est effectivement -, d'autre part en tenant dans son
délire des propos indécents, comme dans sa folie feinte Hamlet en
avait usé envers elle. De même qu'Hamlet, elle est atteinte d'une
affection mélancolique à la mort du père, ce qui nous
montre que cette identification est voulue par l'auteur. Par ailleurs, pour ce
qui est de la chasteté, elle doit être l'opposée de
Gertrude, elle doit incarner la fidélité de la femme
par-delà la mort; elle sombre dans la folie plutôt que de trahir
l'aimé
(père ou mari). .
Lacan : De Ophélie comme
grande figure de l'humanité , sommet de la
création shakespearienne du type de la femme à
Ophélie comme objet petit a d'Hamlet et comme phallus.
Ophélie, [...] ce personnage tellement
éminemment pathétique, bouleversant, dont on peut dire que c'est
l'une des grandes figures de l'humanité, se présente sous des
traits extrêmement ambigus. Personne n'a jamais pu déclarer encore
si Ophélie, c'est l'innocence même qui parle, et qui fait allusion
à ses élans les plus charnels avec la simplicité d'une
pureté qui ne connaît pas de pudeur, ou si elle est au contraire
une gourgandine prête à tous les travaux. [. . .] Si, d'une part,
Hamlet se comporte avec Ophélie avec une cruauté tout à
fait exceptionnelle, qui gêne, qui, comme on dit, fait mal, et qui fait
sentir la jeune femme comme une victime, on sent bien d'autre part qu'elle
n'est point, bien loin de là, la créature
désincarnée, ou décharnalisée, qu'en a faite la
peinture préraphaélite que
188. ibid., p. 374-375.
189. Otto Rank, art. cit.
190. ibid.
191. Ophelia, Sir John Everett Millais (1851-1852),
huile sur toile, Londres, Tate Britain.
192. Jacques Lacan, Le désir et son
interprétation , op. cit., p. 359-367.
74
j'ai évoquée 191. C'est tout à
fait autre chose. [. . .1 il s'agit de savoir pourquoi Shakespeare a
apporté ce personnage, qui paraît représenter une
espèce de point extrême sur une ligne courbe allant de ses
premières héroïnes, filles-garçons, jusqu'à
quelque chose qui, par la suite, en retrouvera la formule, mais
transformée, sous une autre nature. Ophélie semble être le
sommet de sa création du type de la femme, au point exact où elle
est elle-même un bourgeon près d'éclore, et menacé
par l'insecte rongeur au coeur du bourgeon, offrant une vision de vie
prête à éclore, et de vie porteuse de toutes les vies.
C'est d'ailleurs ainsi qu'Hamlet la qualifie pour la repousser Vous serez la
mère de pécheurs, a breeder of sinners. Ophélie,
pour tout dire, nous présente une image de la fécondité
vitale qui nous illustre plus qu'aucune autre création, je crois,
l'équation [. . .1 girl = phallus. [...1 J'ai eu la
curiosité de voir d'où venait ce nom d'Ophélie, et j'ai
trouvé des références dans un article du Boissacq, le
Dictionnaire étymologique du grec. [...1 Dans Homère, si
mon souvenir est bon, il y a ophelio, au sens de faire grossir,
enfler. Le mot est employé pour la mue, la fermentation vitale, au sens,
à peu près, de laisser quelque chose changer ou
s'épaissir. [...1 forme verbale de ophallos. La confusion
d'Ophélie et de phallos n'a pas besoin de Boissacq pour nous
apparaître. Elle nous apparaît dans la structure. Il ne s'agit donc
pas d'introduire maintenant en quoi Ophélie peut être le phallus
dès lors qu'elle est véritablement le phallus, comme nous le
disons, il convient d'examiner comment Shakespeare lui fait remplir cette
fonction. Or, l'important est ici que Shakespeare porte sur un plan nouveau ce
qui lui est donné dans Belleforest. Dans la légende telle qu'elle
est rapportée par ce dernier, la courtisane est l'appât
destiné arracher à Hamlet son secret, au sens des sombres
desseins qu'il nourrirait, et qu'il s'agit de lui faire avouer au
bénéfice de ceux qui l'entourent, et qui ne savent pas
très bien de quoi il est capable. Eh bien, Shakespeare transpose cela au
niveau supérieur [niveau inconscient1 où se tient la
véritable question Ophélie est aussi là pour interroger
un secret, mais, [...1 c'est le secret du désir. [...1 Ophélie
est un élément d'articulation essentiel dans le cheminement qui
fait aller Hamlet à ce que j'ai appelé la dernière fois
l'heure de son rendez-vous mortel, son rendez-vous avec l'acte qu'il accomplit
en quelque sorte malgré lui. [...1 nous allons simplement voir comment
fonctionne dans la tragédie shakespearienne ce que j'ai appelé le
moment d'affolement du désir d'Hamlet [.. .1. Ophélie se situe au
niveau de la lettre a. 192.
Même si nous n'adhérons en aucun cas aux
conclusions de Lacan sur le personnage d'Ophélie car nous estimons qu'il
ne l'analyse que par référence à Hamlet et non pour
elle-même, nous reconnaissons à Lacan le mérite d'avoir
compris le caractère essentiel de son personnage dans la pièce de
Shakespeare. Nous reviendrons longuement sur cette centralité
d'Ophélie dans la troisième partie.
75
Ophélie est évidemment essentielle. Elle est
liée à jamais, pour les siècles, à la figure
d'Hamlet. [.. .1 Ophélie, nous en entendons d'abord parler comme de la
cause du triste état d'Hamlet. Cela, c'est la sagesse psychanalytique de
Polonius. [...1 On la voit apparaître à propos de quelque chose
qui en fait déjà une personne très remarquable, à
savoir elle fait une observation clinique. C'est elle, en effet, qui a eu le
bonheur d'être la première personne qu'Hamlet a rencontrée
après sa rencontre avec le ghost. À peine sorti de cette
rencontre qui avait quand même quelque chose d'assez secouant, il a
rencontré Ophélie, et la façon dont il se comporte avec
elle vaut, je crois, la peine d'être rapportée.»
193.
Ophélie est donc bien au coeur de la pièce de
Shakespeare que Lacan surnomme la tragédie du désir impossible
».
En somme, c'est dans la mesure où Ophélie est
devenue un objet impossible qu'elle redevient l'objet de son désir.
» 194.
Gertrude, un con béant dont
l'impérieux désir prime sur les éventuels désirs
inconscients d'Hamlet. Un autre personnage est essentiel à la
tragédie d'Hamlet, c'est celui de Gertrude, la mère du
héros, autre grande figure féminine, presque antithétique
à la figure d'Ophélie.
Si nous le faisons [suivre vraiment le texte de la
pièce1, nous ne saurions manquer de nous apercevoir que ce à quoi
Hamlet a affaire, [...1 c'est un désir, mais qui est bien loin du sien.
À le considérer là où il est dans la pièce,
c'est le désir non pas pour sa mère, mais de sa mère. Il
ne s'agit vraiment que de cela. Le point-pivot, c'est la rencontre avec sa
mère après la play scene. [. . .1 Et alors se
déroule cette longue scène, qui est un sommet du
théâtre, cette scène de la chambre à coucher dont je
vous disais la dernière fois que sa lecture est à la limite du
supportable, où il va adjurer pathétiquement sa mère de
prendre conscience du point où elle en est. [...1 Nous suivons ici le
mouvement d'oscillation qui est celui d'Hamlet. Il tempête, il injurie,
il conjure, et puis, c'est la retombée de son discours, un abandon qui
est dans les paroles mêmes, la disparition, l'évanouissement de
son appel dans le consentement au désir de la mère, les armes
rendues devant quelque chose qui apparaît inéluctable. Le
désir de la mère reprend ici pour lui la valeur de quelque chose
qui ne saurait d'aucune façon être dominé, soulevé,
levé. » 195.
Le message de cet Autre que représente la mère est
le suivant :
Je suis ce que je suis, avec moi il n'y a rien à
faire, je suis une vraie génitale [...1 moi, je ne connais pas le deuil.
Le repas des funérailles sert le lendemain aux noces. Économie,
économie! - la réflexion est d'Hamlet. Elle est simplement un con
béant. Quand l'un est parti, l'autre arrive. Si Hamlet est le drame du
désir, [. . .1
193. ibid., p. 379.
194. ibid., p. 396.
195. ibid., p. 332-334.
76
c'est le drame qu'il y ait un objet digne et un objet indigne.
Madame, un peu de propreté, je vous prie, il y a tout de même une
différence entre ce dieu et cette ordure ! » 196.
André Green : Gertrude, seule coupable et cause de la
folie d'Ham-let.
« Parler de la référence constante
à la folie chez Shakespeare est un cliché, tout comme redire son
lien à la passion. Ce rappel est pourtant nécessaire. Polonius
n'est pas si fou (en un autre sens) de dire tout à la fois que ce noble
fils, Hamlet, est fou et que la cause en est l'amour qu'il porte à
Ophélie. Il ne se trompe que de peu refoulement oblige : c'est Gertrude
qu'il aurait dû nommer. » 197
d) Psychanalyser le texte : recherche de l'inconscient du texte
et textanalyse, les prolongements de la démarche freudienne dans la
critique littéraire.
Certains théoriciens de la littérature,
s'inspirant de la psychanalyse freudienne, ont tenté une approche «
textologique » ou « textanalytique », consistant à se
focaliser sur la substantialité de l'oeuvre en tant que texte, trace
scripturale. Ce prolongement des hypothèses freudiennes à
l'analyse d'un « inconscient du texte » est une tentation bien
française. Dans Psychanalyse et littérature
198, Jean Bellemin-Noël distinguait deux degrés de
lecture « tex-tanalytique » et d'écoute de l'inconscient du
texte : lire du texte en faisant abstraction de l'auteur (malgré
l'attachement affectif toujours déjà présent par le biais
du choix de lecture) et lire un texte. Les citations et les passages choisis
pour être passés au crible de la méthode «
textanalytique » ont une importance cruciale. Tout commence avec cette
sélection des unités textuelles, sélection qui est
déjà une première forme d'interprétation et de
parti pris.
« L'idée de « psychanalyser un texte »
comme un patient a quelque chose d'incongru ou d'approximatif, bien sûr;
il s'agit en fait de s'appuyer sur Freud pour mieux lire des textes en prenant
en compte les effets de l'inconscient. » 199.
On a assisté peu à peu, depuis la seconde
moitié du XX° siècle, à un
« réajustement de l'approche psychanalytique des
oeuvres, à qui une vision biographique, presque médicale,
enlevait tout ce qui fait leur prix, à savoir la
littérarité. La parole ne sera plus cette fois aux psychanalystes
et aux historiens de la littérature, mais aux critiques amoureux du
texte dans la variété de leurs lectures. [...] Comment la prise
en considération de l'inconscient peut, dans la pratique,
éclairer un texte ? [...] Comment cela peut-il lui donner non pas «
son » sens, car par principe il en a une infinité, mais un sens
qui
196. ibid., p. 339.
197. André Green, La folie privée :
Psychanalyse des cas-limites, Gallimard, coll. Connaissance de
l'inconscient, Paris, 1990, p. 143-144.
198. Jean Bellemin-Noël, Psychanalyse et
littérature, op. cit.
199. Jean Bellemin-Noël, La psychanalyse du texte
littéraire, Introduction aux lectures critiques inspirées de
Freud, Nathan Université, Paris, 1996, p. 6.
77
d'ordinaire nous échappe, dont la mise au jour permet
d'entrevoir pourquoi et comment les chefs-d'oeuvre en littérature mais
aussi dans les autres arts, nous paraissent beaux, nous plaisent, viennent
toucher en nous au plus profond.» 200.
Bellemin-Noël emprunte le concept de
littérarité à Jakobson, qui définissait ce terme
comme « ce qui fait d'une oeuvre donnée une oeuvre
littéraire » 201.
« Lorsque certains reprochent aux lectures
psychanalytiques, du fait de leur statut d'interprétations, de «
toujours retrouver les mêmes histoires (de famille) », ils
récusent dans la critique ce qu'ils acceptent dans l'art, puisque les
plus grands romans nous offrent à l'infini des variations
esthétiques sur des canevas d'une affligeante banalité. «
Analyser » un récit ne consiste pas à en dégager le
schéma inconscient, effectivement banal, mais à observer les
variations, les variantes qui donnent chair et forme à ce squelette.
» 202.
Bellemin-Noël résume le principe de
l'interprétation en psychanalyse ainsi : est seule « vraie »
l'interprétation qui « tombe juste », c'est-à-dire qui
amène le sujet à modifier ses positions affectives et sa
manière de vivre. Le critère de « vérité
» d'une interprétation est dès lors sa validation empirique.
Si l'interprétation freudienne d'Hamlet change en profondeur
notre vision du monde et notre existence comme celles du fondateur de la
psychanalyse, c'est qu'elle est plus
qu'une interprétation, elle est
expérimentation.
e) Psychanalyser l'oeuvre : de l'étude
systématique d'Ernest Jones aux séminaires de Lacan,
dérive à partir des intuitions freudiennes
L'étude systématique de Jones, nous l'avons vu,
offre un exemple d'application de la méthode psychanalytique. Jones se
méfiait des interprétations hasardeuses et fondait la
psychanalyse appliquée sur le principe d'un ajustement entre
l'imagination du psychanalyste et celle présumée de l'auteur.
Jones opère un déplacement par rapport à
l'analyse freudienne. Au centre de l'analyse de Freud, nous avions le
parricide. Au coeur de l'hypothèse de Jones, comme dans les travaux de
Rank, nous avons les relations d'Hamlet avec sa mère. Le
déplacement ainsi fait concerne le choix de l'accent mis sur une des
composantes de l'×dipe. Dans la seconde hypothèse, qui n'est pas
celle de Freud 203, l'inceste apparaît comme le motif
prédominant dans la pièce de Shakespeare, par rapport au motif du
parricide. Dans Hamlet, il y a le crime réel d'une part, le
fratricide de Claudius et d'autre part, le mariage incestueux et hâtif de
Gertrude avec le frère de l'époux défunt. Des deux crimes,
celui qui est le plus signifiant pour Jones et Rank est le second alors que
pour Freud les deux crimes ont une importance fondamentale dans
l'évolution psychopathologique du personnage au cours de l'action
théâtrale. A ces crimes réels rapportés par
200. ibid.
201. Roman Jakobson, Huit questions de
Poétique, Seuils, Points Essais, 1977.
202. Jean Bellemin-Noël, La psychanalyse du texte
littéraire, Introduction aux lectures critiques inspirées de
Freud, Nathan Université, Paris, 1996, p. 25.
203. Contrairement à ce qu'on lui a reproché,
Freud ne mettait pas l'accent sur la composante du parricide, au
détriment de la composante de l'inceste. Il tenait ces deux composantes
comme également importantes dans leur caractère constitutif du
complexe nucléaire des névroses.
78
Shakespeare correspondent pour la psychanalyse des crimes
fantasmés, à savoir des désirs inconscients : d'une part,
le voeu de parricide (Hamlet sur son père) et d'autre part, le
désir d'union incestueuse avec la mère (Hamlet vis-à-vis
de Gertrude).
Otto Rank, dans son article sur Hamlet, souligne
l'importance de la scène dans la scène qui est pour lui le point
culminant de l'évolution dramatique et psychologique de la pièce
de Shakespeare. La scène dans la scène est ce qui ouvre vers
l'Autre scène, celle de l'inconscient. Hamlet présente un
dispositif compliqué d'inhibitions et de tergiversations . Son
personnage cherche une certitude intérieure qu'il trouvera dans le
spectacle mais il reste pourtant incapable d'exercer sa vengeance. La
scène dans la scène fait en quelque sorte d'Hamlet un
témoin oculaire du crime. Le meurtre représenté dans la
scène dans la scène représente la réalisation de
son impulsion inhibée en montrant ce qu'il désire comme un fait
accompli, la mise à mort de son oncle, le nouveau roi . Le spectacle a
donc pour fonction de se substituer à l'acte même et non d'inciter
Hamlet à agir, comme nous l'avons montré
précédemment.
Par rapport à Freud qui ne s'attachait qu'à
quelques citations en lien direct avec Hamlet, Lacan élargit son champ
d'analyse à un nombre plus important de scènes et de personnages
de la pièce, comme nous l'avons évoqué. Son analyse de la
pièce est par ailleurs très différente, même son
étude part des intuitions de Freud, qu'il ne reniera jamais
complètement. Il s'agit pour Lacan de la tragédie du
désir entravé, d'une tragédie du monde souterrain .
Lacan poursuit par ailleurs ce que Freud avait inauguré : la comparaison
d'Hamlet avec ×dipe.
Ce que je viens de dire du deuil dans Hamlet ne doit voiler
que le fond de ce deuil, c'est, dans Hamlet comme dans ×dipe, un crime.
Jusqu'à un certain point, tous les deuils qui se succèdent en
cascade sont comme les suites, les séquelles, les conséquences du
crime d'où part le drame. C'est en quoi Hamlet, disons-nous, est un
drame oedipien, un drame que nous égalons à ×dipe, que nous
mettons au même niveau fonctionnel dans la généalogie
tragique. C'est la place du crime dans la tragédie d'Hamlet qui a mis
Freud, et à sa suite ses disciples, sur la piste de l'importance que
cette pièce revêt pour nous, analystes. Dans la tradition
analytique, Hamlet se situe au centre d'une méditation sur les origines,
puisque nous avons l'habitude de reconnaître dans le crime d'×dipe
la trame la plus essentielle du rapport du sujet à ce que nous appelons
ici l'Autre, à savoir le lieu où s'inscrit la loi. [...1 Ce n'est
pas seulement de la surface des vivants que [le père d'Hamlet1 est
rayé, c'est de sa juste rémunération. Il est entré
avec le crime dans le domaine de l'enfer, c'est-à-dire qu'il a une dette
qu'il n'a pas pu payer, une dette inexpiable, dit-il, et c'est bien là
pour son fils le sens le plus terrible, le plus angoissant, de sa
révélation. ×dipe, lui, a payé, il se présente
comme celui qui porte dans la destinée du héros la charge de la
dette accomplie, rétribuée. [...1 Une ambiguïté
s'établit ici avec ce que Freud nous a indiqué d'une façon
peut-être un peu fin de siècle, à savoir que nous sommes
voués à ne plus vivre l'×dipe
79
que sous une forme en quelque sorte faussée. 204.
Lacan replace la psychanalyse d'Hamlet dans une perspective
heuristique. Bien plus, l'application de la psychanalyse lacanienne à
Hamlet a une dimension propédeutique : elle est censée aider
l'analyste à progresser dans ses recherches sur la place de l'objet
petit a dans le désir, et non, comme le croyait Freud, à
comprendre le progrès de l'×dipe pour en mieux envisager le
déclin.
A la suite de quoi le complexe d'×dipe entre-t-il dans
son Untergang, sa descente, son déclin, péripétie
décisive pour tout développement ultérieur du sujet ? Il
faut, nous dit Freud, que le complexe d'×dipe ait été
éprouvé, expérimenté, sous les deux faces de sa
position triangulaire. [. . .1 Le sujet a à faire son deuil du phallus.
[. . .1 Le moment du déclin [. . .1 a un rôle décisif pour
la suite, non seulement parce que les fragments, les détritus, plus ou
moins incomplètement refoulés dans l'×dipe ressortiront au
niveau de la puberté sous la forme de symptômes
névrotiques, [...1 Ce que j'appelle la place de l'objet dans le
désir est un terrain complètement nouveau. Notre analyse d'Hamlet
est destinée à nous servir, au dernier terme, à nous faire
avancer sur cette question. 205.
Après avoir replacé Gertrude et son désir
au centre de la pièce de Shakespeare, Lacan nous indique que, dans
Hamlet, tout tourne toujours autour du phallus réel de
Claudius . Il se sert de cette hypothèse pour accentuer encore les
disparités entre la pièce de Sophocle et Hamlet. Enfin,
Lacan y voit un objet d'analyse pour la psychanalyse en tant qu'il l'envisage
comme puissance de production de signifiants.
Nous ne pouvons manquer de faire la liaison avec ce fait
manifeste dans la tragédie d'Hamlet, et qui la distingue de la
tragédie oedipienne, c'est qu'après le meurtre du père, le
phallus, lui, est toujours là. Il est bel et bien là, et c'est
justement Claudius qui est chargé de l'incarner. Le phallus réel
de Claudius, il s'agit tout le temps de ça. [...1 Le phallus est ici bel
et bien réel, c'est à ce titre qu'il s'agit de le frapper, et
Hamlet s'arrête toujours avant de le faire. [...1. On ne peut frapper le
phallus, parce que, même s'il est là bel et bien réel, il
est une ombre. [...1 Ce dont il s'agit, c'est de la manifestation tout à
fait énigmatique du signifiant de la puissance comme tel. Quand il se
présente sous une forme particulièrement saisissante dans le
réel, comme c'est le cas dans Hamlet, celle du criminel installé
en usurpateur, l'×dipe détourne le bras d'Hamlet, non pas parce
qu'il a peur de ce personnage qu'il méprise, mais parce qu'il sait que
ce qu'il a à frapper, c'est autre chose que ce qui est là. [...1
Ce dont il s'agit, c'est justement du phallus. Et c'est pourquoi il ne pourra
jamais l'atteindre jusqu'au moment où il aura fait le sacrifice complet,
et aussi bien malgré lui, de tout son attachement narcissique. C'est
seulement quand il sera blessé à mort, et le sachant, qu'il
pourra faire l'acte qui atteint Claudius. 206.
Au cours d'une autre série de séminaires, Lacan
revient sur ces 7 leçons sur Hamlet et sa volonté de
dépasser les hypothèses freudiennes.
204. Jacques Lacan, op. cit., p. 403-406.
205. ibid., p. 407-409.
206. ibid., p. 416-417.
80
J'ai essayé de vous montrer que la singulière
apathie d'Hamlet tient au ressort de l'action même, que c'est dans le
mythe choisi que nous devons en trouver les motifs, que c'est dans son rapport
au désir de la mère, à la science du père
concernant sa propre mort, que nous devons en trouver la source. [...1 cette
méthode implacable de
commentaire des signifiants 207.
Une réflexion sur les fantasmes suicidaires, le concept
kierkegaardien de l'angoisse qui ne surgit donc comme tel qu'à la
limite et d'une méditation ainsi que sur les rapports entre angoisse,
deuil et mélancolie conduit Lacan à revenir une fois de plus sur
le cas Hamlet comme personnage dramatique éminent qui marque
l'émergence, à l'orée de l'éthique moderne, du
nouveau rapport du sujet à son désir et sur sa fonction
d'Hamlet , son achèvement hamlétique 208 :
C'est à proprement parler l'absence du deuil chez sa
mère, qui a fait s'évanouir en lui, se dissiper, s'effondrer
jusqu'au plus radical, tout élan possible d'un désir, alors que
cet être nous est par ailleurs présenté d'une façon
qui a permis [...1 de reconnaître chez lui le style même des
héros de la Renaissance. Hamlet est un personnage dont le moins que l'on
puisse dire [...1 c'est qu'il ne recule pas devant grand chose et qu'il n'a pas
froid aux yeux. La seule chose qu'il ne puisse faire, c'est justement l'acte
qu'il est fait pour faire, et ce, parce que le désir manque. Le
désir manque en ceci que s'est effondré l'Idéal. Hamlet
évoque en effet ce qu'était la révérence de son
père envers un être devant lequel, à notre
étonnement, ce roi suprême, le vieil Hamlet, se courbait
littéralement pour lui faire hommage, tapis, de son allégeance
amoureuse. Quoi de plus douteux que la sorte de rapport idolâtrique que
dessinent les paroles d'Hamlet? N'y a-t-il pas là les signes d'un
sentiment trop forcé, trop exalté, pour n'être pas de
l'ordre d'un amour unique, mythique, d'un amour apparenté au style de
l'amour courtois? Or, quand il se manifeste en dehors du champ de ses
références proprement culturelles et rituelles où il
s'adresse évidemment à autre chose qu'à la Dame, l'amour
courtois est au contraire le signe de je ne sais quelle carence, de je ne sais
quel alibi, devant les difficiles chemins qu'implique l'accès à
un véridique amour. A la survalorisation par son père de la
Gertrude conjugale, telle que cette attitude est présentée dans
les souvenirs d'Hamlet, il est patent que correspond dialectiquement sa propre
évasion animale de la Gertrude maternelle. Quand l'Idéal est
contredit, quand il s'effondre, le résultat [. . .1, le pouvoir du
désir disparaît chez Hamlet. [. . .1 ce pouvoir ne sera
restauré en lui qu'à partir de la vision au-dehors d'un deuil, un
vrai, avec lequel il entre en concurrence, celui de Laërte par rapport
à sa soeur, qui est l'objet aimé par Hamlet et dont il s'est
trouvé soudain séparé par la carence du désir.
[...1 le travail du deuil nous apparaît, dans un éclairage
à
207. Jacques Lacan, Séminaire VII,
L'éthique de la psychanalyse , leçon du 25-05-1960, p. 408.
208. Jacques Lacan, Séminaire X, L'angoisse
, Seuil, Le Champ Freudien, Paris, 2004, p. 43 et suivantes.
81
la fois identique et contraire [à celui de Freud],
comme un travail qui est fait [...] aux fins de restaurer le lien avec le
véritable objet de la relation, l'objet masqué, l'objet
a. 209.
Pour Lacan, la raison de l'hésitation d'Hamlet à
venger le meurtre de son père ne tient pas, contrairement à ce
que Freud pensait, à ses désirs inconscients mais, bien au
contraire, à son manque radical de désir. Le but n'est dès
lors plus la normalisation ou la disparition des désirs sous-jacents,
mais, au contraire, la restauration d'un lien entre Hamlet et l'objet du
désir, l'objet petit a.
Enfin, Lacan met en avant une autre dimension de la
pièce shakespearienne en lien avec la figure du spectre : celle du
fardeau imposé à Hamlet par la nécessité de garder
le souvenir des péchés du Père et celle de la remise en
cause de l'idéal paternel.
Que Freud ait doublé le mythe d'Hamlet où ce
que porte le fantôme, c'est (il nous l'accuse lui-même) le poids de
ses péchés, le Père le Nom-du-Père soutient la
structure du désir avec celle de la Loi. Mais l'héritage du
père, c'est celui que nous désigne Kierkegaard, c'est son
péché [note personnelle : d'où l'angoisse comme
émotion du possible ou de la liberté]. Et le fantôme
d'Hamlet surgit d'où? Sinon du lieu d'où il nous dénonce
que c'est dans la fleur de son péché qu'il a été
surpris, fauché, que loin de donner à Hamlet les interdits de la
Loi qui peut faire subsister son désir, c'est d'une profonde mise en
doute de ce père trop idéal qu'il s'agit à tout instant.
210.
Comme nous avons pu le constater, les écrits et les
séminaires de Lacan, à la suite de l'oeuvre de Freud, sont
émaillés d'analyses d'Hamlet. Il s'agit chez Lacan de
véritables analyses détaillées, tandis que chez Freud,
nous l'avons vu, nous avons davantage à faire à de simples
références et à des remarques éparses.
?? Ps?????s?r ?????s???r? ? ?? ?s????r????? à ?????s???t
? ???t?r? ?????s???r? ?rr?èr? ????t?
Nous découvrons que la question : Qu'est-ce que l'Art?
nous mène directement à une autre : Qui est
l'artiste? . Et la solution de cette dernière est la clef de l'histoire
de l'Art. 211
Je ne sais rien de plus déchirant que la lecture de
Shakespeare : que n'a pas dû souffrir un homme pour avoir un tel besoin
de faire le pitre! Comprend-on Hamlet? Ce n'est pas le doute, c'est la
certitude qui rend fou... Mais il faut, pour sentir ainsi, toute la
209. ibid., p. 384-388.
210. Jacques Lacan, Séminaire XI, Les quatre
concepts fondamentaux de la psychanalyse , leçon du 29-01-1964, p.
43.
211.
Ralph Waldo Emerson, Société et Solitude
(1870), Rivages poche, Paris, 2010.
213. Hippolyte Taine, Histoire de la littérature
anglaise (1866), t. 2, Hachette, Paris, 1905.
82
profondeur de l'abîme... Nous avons tous peur de la
vérité... 212
Hamlet c'est Shakespeare. Pour compléter une galerie de
por-
traits comportant tous quelque chose de lui, Shakespeare s'est
peint
soi-même dans le plus frappant de tous. 213
L'idée de la psychanalyse appliquée à
l'auteur d'Hamlet est la suivante : Hamlet nous fournirait un
indice sur les mécanismes profonds de la psyché de Shakespeare.
Les conclusions faites par Jones et Freud sur le personnage et l'oeuvre Hamlet
peuvent dès lors être étendues à la psychologie de
Shakespeare. A travers la circulation des désirs inconscients à
laquelle nous assistons dans Hamlet, nous capterions en quelque sorte
l'inconscient même de Shakespeare. Les mécanismes psychiques de
Shakespeare auraient pour écho le conflit d'Hamlet. Il y aurait une
correspondance déguisée entre les sentiments décrits par
le poète et les sentiments éprouvés par Shakespeare par le
passé. D'après Jones, Hamlet marquerait un tournant dans
l'état d'esprit de Shakespeare : l'expression d'un profond
dégoût à l'égard de la sexualité et
l'accroissement d'une certaine misogynie commenceraient à
apparaître à partir de 1600, date supposée
d'Hamlet. La création d'Hamlet serait alors une
certaine réponse du poète à une expérience de
souffrance intime (l'infidélité de Mary Fitton, femme pour qui
Shakespeare éprouvait une passion idolâtre et qui l'aurait trahi
par sa duplicité). Alors que Jones trouve l'origine de la scène
rapportée de la mort d'Ophélie par noyade dans un
événement de la vie infantile de Shakespeare (l'un des parents de
Shakespeare se serait noyé durant son enfance), Freud découvre
que le personnage principal de la tragédie shakespearienne serait
inspiré du défunt fils de Shakespeare (Shakespeare aurait eu un
fils prénommé Hamnet, mort subitement à l'âge d'un
an). D'autres événements (historiques, personnels) de la vie de
Shakespeare seraient également repris. À l'image d'Hamlet,
Shakespeare n'aurait pas su résoudre son propre complexe d'×dipe ni
échapper à son emprise. C'est pourquoi à partir de la
légende d'Hamlet, il aurait fait de son personnage quelqu'un dont
l'action est paralysée par des hésitations et dérobades
devant la tâche à accomplir alors que le Hamlet de la
légende se jetait à corps perdu dans la vengeance, sans
être retenu par le moindre scrupule. Shakespeare aurait projeté
ses propres émotions et pensées sur un thème qui le
fascinait.
En quoi la démarche de Freud se distingue-t-elle de
celle de ses prédécesseurs psychocritiques et psychobiographes
ainsi que des autres tentatives plus diffuses de ramener le sens profond de
l'oeuvre au psychisme de son auteur?
Shakespeare est l'un des auteurs les plus sollicités
par les psychobiographes et par ailleurs, Freud est considéré
comme ayant contribué fortement à l'histoire de la méthode
psychobiographique moderne d'analyse des oeuvres artistiques et
littéraires. Cette approche psychobiographique semble être
privilégiée par Freud au début de ses analyses puis
reniée en grande partie. Toutefois, Freud reviendra souvent à une
approche ayant des traits en commun avec celle des psychobiographes.
212.
Friedrich Nietzsche, Ecce homo, Gallimard, Paris,
1956.
83
Dans un premier temps, Freud croit en l'authenticité
des oeuvres de Shakespeare et se hase sur la hiographie du
dénommé Shakespeare pour interpréter Hamlet. Il
souligne alors que l'écriture d'Hamlet est contemporaine du
deuil du père traversé alors par Shakespeare ainsi que de la
perte de son ohjet d'amour (la dénommée Mary Fitton l'aurait
à cette période déçu et trahi). Il étahlit
alors un lien entre Hamlet et la personnalité supposée
de Shakespeare. Dans son essai, Ernest Jones prolonge l'intuition freudienne
consistant à rechercher la relation du personnage à la
personnalité supposée de son auteur, en insistant sur le fait que
l'imagination de l'artiste mêle conscience et inconscient.
Après avoir étudié scrupuleusement les
déhats sur l'identité de l'auteur
d'Hamlet214, Freud estime, dans un second temps, que
Shakespeare est le pseudonyme d'Edward de Vere, comte d'Oxford qui aurait
perdu, enfant, un père aimé et admiré et s'était
complètement détaché de sa mère qui avait
contracté un nouveau mariage très peu de temps après la
mort de son mari. 215.
Dans quelle mesure les hypothèses faites par Freud,
dans la lettre à Fliess du 15 octohre 1897 et dans la douhle page de
L'interprétation du rêve, tiendraient toujours même
en l'ahsence des éléments utilisés alors pour les
corrohorer (vie amoureuse et familiale de Shakespeare, date de la
création d'Hamlet, identité réelle de Shakespeare
et possihilité que Shakespeare ne soit que le prête-nom de
quelqu'un d'autre, etc.) ?
Une lettre de Freud à Strachey datant du 25
décemhre 1928 216 peut nous éclairer à ce sujet
:
Il est impossihle de comprendre le passé avec
certitude, car nous ne sommes pas capahles de faire suffisamment
d'hypothèses sur les motivations des hommes et sur l'essence de leurs
âmes, de sorte que nous ne pouvons interpréter leurs actes . Notre
analyse psychologique n'est pas suffisante même pour ceux qui nous sont
proches dans l'espace et dans le temps, à moins d'en faire l'ohjet
d'années de recherches très minutieuses 217, et,
même dans ce cas, elles s'interrompent devant le caractère
incomplet de notre savoir et la maladresse de notre synthèse. De telle
sorte qu'avec nos prédécesseurs des siècles passés,
nous sommes dans une situation analogue à celle où nous nous
trouvons lorsque nous sommes en face de rêves sans associations et seul
un profane peut s'attendre à nous voir interpréter de tels
rêves. [...] Mon intérêt pour ces choses a diminué
depuis que j'ai lu l'hypothèse proposée par Thomas
Looney218 que Shakespeare n'était en réalité,
que le 17ème comte d'Oxford,
214. On trouve dans la correspondance de Freud, notamment
avec Jones, des développements entiers sur les différentes
hypothèses concernant l'identité de l'auteur d'Hamlet et
sur les lectures faites par Freud à ce sujet.
215. Sigmund Freud, Abrégé de psychanalyse
(1938), O.C.F. XX (1931-1939), PUF, 2010, p. 286-287 : Nous reviendrons
sur ce passage lorsque nous analyserons le recours au complexe d'×dipe,
comme principe explicatif du problème d'Hamlet.
216. Sigmund Freud, Alix Strachey, James Strachey, Perry
Meisel, Walter Kendrick, Correspondance Bloomsbury, PUF, Paris, 1990,
p. 372-375, cité par Henriette Michaud, dans Les revenants de la
mémoire, PUF, Petite Bibliothèque de Psychanalyse, Paris,
2011.
217. Ce que Freud semble avoir fait tout au long de sa vie au
sujet de Shakespeare.
218. Thomas Looney, Shakespeare Identified in Edward De
Vere, Seventeenth Earl of Oxford, and the Poems of Edward De Vere
(1920).
84
Edward de Vere. J'ai toujours trouvé ridicule
l'hypothèse Bacon 219, mais je dois admettre que le livre de Looney m'a
particulièrement impressionné. Je suis, bien sûr,
insuffisamment au courant et trop ignorant pour deviner ce que les experts de
cette période peuvent avancer contre cette hypothèse relative
à la véritable identité de Shakespeare. Peut-être ne
serait-il pas difficile pour quelqu'un de démontrer le caractère
erroné de telles hypothèses. Je n'en sais rien, mais j'aimerais
bien savoir. De toute façon, on retrouve beaucoup de la
personnalité d'Essex 220 dans de Vere. Il était, comme
lui, un personnage bouillant et démesuré, et très
impliqué dans les conflits d'une vie particulièrement difficile.
De naissance aussi noble que celle d'Essex et tout aussi fier que lui en cela,
il incarnait également le type du noble tyrannique. De plus, il
apparaît certainement dans Hamlet comme étant le premier
névrosé moderne.
Il y a ici un basculement remarquable du personnage à son
auteur présumé.
Dans un autre extrait de sa correspondance 221,
Freud a des échanges véhéments avec Arnold Zweig au sujet
de l'identité de Shakespeare. Les deux amis sont en désaccord :
Freud est devenu strictement anti-stratfordien tandis que Zweig ne peut
concevoir que les oeuvres attribuées à Shakespeare ne soient pas
du barde de Stratford-upon-Avon.
A propos de Shakespeare, nous aurons beaucoup à
discuter. Je ne sais pas ce qui vous accroche encore à l'homme de
Stratford? Les arguments en sa faveur ne pèsent pas lourd,
comparés à ceux d'Oxford 222. Que Shakespeare prenne
tout de seconde main : la névrose d'Hamlet, la folie de Lear, la
confiance de Macbeth et la nature de sa Lady, la jalousie d'Othello, etc.,
c'est pour moi une représentation inconcevable. Cela me met presque en
colère de la trouver chez
vous. .
Pour Freud, les personnages de Shakespeare ne pouvaient
naître que dans un esprit en relation intime avec son propre inconscient
et doué d'une surabon-
dante connaissance de l'âme. 223.
Par ailleurs, notons que Freud brise le mythe de l'artiste
génial, tout comme il brise celui du grand homme. Il a commis en ce sens
un meurtre, celui du père de l'oeuvre. Ceci s'apparente donc à un
parricide. Le lecteur répète dans le rapport à l'artiste
qu'il idolâtre un comportement infantile, ce que les hypothèses
freudiennes mettent en valeur tout particulièrement dans le cas de
Shakes-
219. Il s'agit d'une hypothèse, qui a séduit
notamment Nietzsche, d'après laquelle Shakespeare serait en
réalité le philosophe et médecin Sir Francis Bacon
(1561-1626).
220. Des éléments de la biographie de Robert
Devereux, second comte d'Essex (1565-1601) auraient été
incorporés dans Hamlet.
221. Sigmund Freud, Arnold Zweig, Correspondance
(1927-1939), Gallimard, Paris, 1973, Lettre du 2 avril 1937, p.
180.
222. L'hypothèse Oxford , qui semble avoir fortement
convaincu Freud, suppose que Shakespeare est Edward de Vere (1550-1604),
dix-septième comte d'Oxford.
223. Henriette Michaud, art. L'effet Shakespeare dans
l'÷uvre de Freud , Le Coq-héron 2010/3, n? 202.
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peare 224.
Un autre degré d'approche psychanalytique d'Hamlet
a été envisagé par André Green225,
qui propose de psychanalyser la représentation et part dans son analyse
de ce passage de Shakespeare:
All the world's a stage,
And all the men and women merely players : They have their exits
and their entrances;
And one man in his time plays many parts 226.
André Green met ces vers de Shakespeare en
parallèle avec la devise du théâtre du Globe :
Totus mundus agit histrionem 227.
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