b) L'élargissement de la méthode
introduite dans L'interprétation du rêve .
Ce que Freud a appris de son auto-analyse et de son
étude sur le rêve, c'est que l'inconscient s'organise comme un
texte psychique (ce qui ne veut pas dire que l'inconscient serait
structuré comme un langage , comme le stipule Lacan) à partir de
l'opération fondamentale du refoulement par laquelle le sujet cherche
à repousser les représentations liées à des
pulsions. L'inconscient est saisissable uniquement par le biais du refoulement.
Il est une façon de vouloir-ne-pas-savoir (Nichtwissenwollen),
écarter et maintenir volontairement quelque chose à distance
du conscient. Un rêve, une oeuvre d'art, un mot d'esprit, un lapsus, un
jeu d'enfant sont autant d'indices qu'un processus de refoulement est à
l'oeuvre. Ce sont a fortiori autant de domaines d'application de la
psychanalyse pour Freud. C'est ainsi en analysant la tragédie de
Shakespeare que Freud entend repérer les processus de refoulement
actifs.
Il ne nous paraît pas intéressant de chercher
à dépasser les contradictions qui grouillent littéralement
dans Hamlet (ce sont ces contradictions mêmes qui ont fait dire
à certains auteurs qu'Hamlet n'était finalement rien de plus
qu'une pièce brouillonne et sans grand intérêt
littéraire 157) car ce qui est justement édifiant,
c'est de considérer ces contradictions comme constitutives de la
pièce de Shakespeare et d'apprendre une multiplicité de choses
à partir de celles-ci. Le rêve lui-même est un tissu de
contradictions pour le sens commun. L'extension de la méthode introduite
par Freud pour l'analyse des rêves au domaine de la création
littéraire implique de tenir compte de cet aspect essentiel qu'est le
caractère en apparence contradictoire du matériau
analysé.
Notons au passage que la critique littéraire est
allée beaucoup plus loin que Freud dans la psychiatrisation et dans la
nosologie clinique du personnage Hamlet. C'est notamment l'un des
shakespearologues les plus éminemment reconnus, Walter Wilson Greg
158, qui fit l'hypothèse qu'Hamlet n'était au fond
rien
d'autre qu'un psychotique qui hallucinait.
157. Voltaire, par exemple, qualifiait Hamlet en des
termes très peu flatteurs, même s'il finit par y reconnaître
quelques traits de génie :
Je suis bien loin assurément de justifier en tout la
tragédie d'Hamlet : c'est une pièce grossière et barbare,
qui ne serait pas supportée par la plus vile populace de la France et de
l'Italie. Hamlet y devient fou au second acte, et sa maîtresse devient
folle au troisième; le prince tue le père de sa maîtresse,
feignant de tuer un rat, et l'héroïne se jette dans la
rivière. On fait sa fosse sur le théâtre; des fossoyeurs
disent des quolibets dignes d'eux, en tenant dans leurs mains des têtes
de morts; le prince Hamlet répond à leurs
grossièretés abominables par des folies non moins
dégoûtantes. Pendant ce temps-là, un des acteurs fait la
conquête de la Pologne. Hamlet, sa mère, et son beau-père,
boivent ensemble sur le théâtre : on chante à table, on s'y
querelle, on se bat, on se tue. On croirait que cet ouvrage est le fruit de
l'imagination d'un sauvage ivre. Mais parmi ces irrégularités
grossières, qui rendent encore aujourd'hui le théâtre
anglais si absurde et si barbare, on trouve dans Hamlet, par une bizarrerie
encore plus grande, des traits sublimes, dignes des plus grands génies.
Il semble que la nature se soit plut à rassembler dans la tête de
Shakespeare ce qu'on peut imaginer de plus fort et de plus grand, avec ce que
la grossièreté sans esprit peut avoir de plus bas et de plus
détestable. »
Voir Dissertation sur la tragédie ancienne et
moderne», préface à la tragédie de Voltaire,
Sémiramis, 1748.
158. Walter Wilson Greg, art. cit.
58
Hamlet intervient lorsqu'il est question des domaines
d'application de la psychanalyse. Outre les oeuvres littéraires, les
objets de la psychanalyse appliquée au sujet desquels Freud recourt
à l'aide d'Hamlet sont les rêves et les mots d'esprit. Qu'y a-t-il
de commun entre ces différents champs auxquels la psychanalyse peut
s'appliquer? Rêve, jeu, oeuvre de fiction, fantasme sont
l'accomplissement déformé d'un désir refoulé
renvoyant aux premières expériences de satisfaction de
l'infans 159(la relation teintée d'érotisme
que le jeune enfant entretient notamment avec sa mère). Tous ces objets
sont, nous l'avons vu, des formations de l'inconscient. Hamlet semble
définitivement avoir son mot à dire (et ce littéralement
puisque Freud s'empare directement des mots du prince danois) au sujet de ces
formations de l'inconscient. Bien plus, il est une aide précieuse pour
l'édification et la consolidation de la théorie freudienne de
l'insu. Dans Le mot d'esprit et ses rapports à l'inconscient
(1905), comme nous l'avons montré dans la première partie,
Freud met en valeur le fait que les mécanismes du mot d'esprit sont
similaires au travail du rêve : utilisation des processus de
condensation, déplacement, représentation plastique, etc. Freud
illustre sa théorie par des citations d'Hamlet. Freud reprend
le mot d'Hamlet selon lequel le but d'une pièce de théâtre
et de son auteur est, dès l'origine et aujourd'hui », de tendre
pour ainsi dire un miroir à la nature, de montrer à la vertu ses
traits, au ridicule son image, et à notre époque et au corps de
notre temps sa forme et son effigie.» 160.
Pour Shakespeare, les rêves sont de pures et simples
absurdités », Hamlet le dit lui-même : Un rêve n'est
qu'une ombre » 161. Bien au contraire pour Freud, les
rêves sont la voie royale » vers l'inconscient, la manifestation
d'un désir refoulé :
Les agrégats chaotiques de nos productions imaginaires
noc-
turnes ont un sens et transmettent un nouveau savoir. »
162.
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