WOW !! MUCH LOVE ! SO WORLD PEACE !
Fond bitcoin pour l'amélioration du site: 1memzGeKS7CB3ECNkzSn2qHwxU6NZoJ8o
  Dogecoin (tips/pourboires): DCLoo9Dd4qECqpMLurdgGnaoqbftj16Nvp


Home | Publier un mémoire | Une page au hasard

 > 

Hamlet et Freud, de la psychanalyse appliquée à  sa critique philosophique.

( Télécharger le fichier original )
par Layla Dargaud
Paris Ouest Nanterre La Défense - Master 2 Philosophie  2015
  

précédent sommaire suivant

Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy

b) Hypothèses sur l'hystérie et étiologie des névroses : Freud et son rêve de m(h)ystérisation 234 d'Hamlet.

Nous avons là quelque chose d'une vraie phénoménologie de la vie du névrosé. 235

Pris dans son désir de comprendre le personnage shakespearien, Freud rend tout d'abord Hamlet hystérique et mystérieux, liant par là même son hystérie à son mystère, et inversement son mystère à son hystérie. Tel est le fantasme freu-

dien de m(h)ystériser Hamlet.

L'husteria, étymologiquement, c'est la matrice. Elle est d'abord supposée être une maladie essentiellement féminine (liée à un déplacement de l'utérus) et somatique. Par ailleurs, on la suspecte, encore aujourd'hui, de n'être que simulation, théâtralisation volontaire, mise en scène. Étymologiquement, phan-tasma désigne l'apparition, le spectre, le fantôme avant d'être lié à l'imagi-

naire, au fantasmatique.

232. Jean Starobinski, op. cit., p. XXX.

233. Etymologiquement, dire d'une chose qu'elle est anomale (an-omalos), c'est souligner son caractère irrégulier, non-pareil (omalos). Par opposition, anormal renvoie à l'idée d'un non-respect d'une norme, d'une règle ou d'une loi en vigueur. La distinction entre anomal et anormal est empruntée à Georges Canguilhem, dans Le Normal et le Pathologique. C'est cette même distinction conceptuelle qui aura un fort impact sur les travaux de Michel Foucault et sur ceux de Gilles Deleuze et Félix Guattari, comme le montre Anne Sauvagnargues, dans Deleuze et l'art.

234. L'expression rêve de m(h)ystérisation est de Félix Guattari, dans Écrits pour l'Anti-×dipe, éd. Stéphane Nadaud, Nouvelles Editions Lignes, Paris, 2012, p. 82.

235. Jacques Lacan, Le désir et son interprétation , op. cit., p. 383.

90

Freud esquisse en quelque sorte un tableau clinique d'Hamlet. Tout part du fait que Freud n'est pas satisfait des conclusions de ses prédécesseurs concernant le mal qui affecte le personnage d'Hamlet. En effet, Freud, comme Jones, n'a jamais cru en une aboulie générale d'Hamlet ou en son inaptitude innée à l'action. Nous parlons d'étiologie car Freud cherche à isoler une cause aux symptômes d'Hamlet, qu'il a au préalable pris le soin de relever. Il conviendra pour remonter aux causes de la névrose hamlétienne de ne pas se laisser aveugler par les tentatives d'Hamlet pour dissimuler ce qui se trame en lui inconsciemment. Toutes ses tentatives pour brouiller les pistes ne sont que des mécanismes de défense, des façons de résister à l'analyse, et cela, Freud le met en parallèle avec son expérience de clinicien. Ce que Freud renomme le problème ou le mystère d'Hamlet pourrait se formuler, comme nous l'avons dit, ainsi : Pourquoi Hamlet hésite-t-il à tuer le roi? Il est clair que pour Freud la faille de l'action doit trouver sa raison d'être dans une certaine faille du psychisme humain qu'il conviendra de rechercher. Freud voit dans l'angoisse hamlétienne le signe qu'une inhibition inconsciente agit de manière cryptique. Tout ce travail scientifique conduit au préalable par Freud sur Hamlet conduira à la formulation de plusieurs hypothèses. Dans un premier temps, Freud voit en Hamlet un hystérique. Puis, à mesure que ses recherches et son expérience psychanalytique avancent, Freud en vient à changer de perspective et à faire d'Hamlet l'exemple même du névrosé obsessionnel.

L'hypothèse freudienne des débuts (1897-1904) : L'hystérie d'Ham-let.

L'inhibition hystérique que Freud repère chez Hamlet ne doit en aucun cas être conçue comme la manifestation d'une faiblesse psychique (Freud conteste fortement la nosologie faite par Janet d'Hamlet, ramenant son incapacité à agir à une forme de neurasthénie), mais devient la résultante d'un conflit intérieur où s'opposent de violentes forces. Freud repère chez Hamlet des symptômes qu'il a lui-même pu observer dans sa pratique clinique : le fait qu'Hamlet parle en énigmes; dans le cadre de sa folie feinte, sa conduite stupide et insensée, une certaine puérilité, une inclination à la drôlerie absurde et à l'ineptie.

Dans la lettre à Fliess du 15 octobre 1897, on repère des passages frappants où Freud évoque l'hystérique Hamlet et son détachement sexuel 236 dans la conversation avec Ophélie [...] typiquement hystérique, tout comme son rejet de l'instinct qui veut mettre au monde des enfants, enfin son transfert de l'acte, de son père au père d'Ophélie. 237.

Rappelons que pour Freud l'hystérie est une classe de névrose parmi lesquelles on peut distinguer l'hystérie d'angoisse, l'hystérie de conversion, l'hystérie de défense, l'hystérie de rétention, l'hystérie hypnoïde et l'hystérie traumatique 238. Il n'est pas nécessaire que le tableau clinique de l'hystérique comprenne soit la dimension de conversion du conflit psychique en symptômes somatiques, soit la dimension de l'angoisse phobique fixée sur un objet ex-

236. Ainsi que nous l'indique une note du traducteur, Freud parle littéralement d'« étrangement sexuel ; dans L'interprétation du rêve, Freud parlera à propos de la conduite d'Hamlet d' « aversion sexuelle .

237. Sigmund Freud, Lettres à Fliess, op. cit., p. 342-346.

238. Nous empruntons cette typologie de l'hystérie à Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pon-talis, « Hystérie , Vocabulaire de la psychanalyse (1967), PUF, Quadrige, Paris, 2007.

91

terne dès lors que la spécificité de l'hystérie est cherchée dans la prévalence d'un certain type d'identification, de certains mécanismes (notamment le refoulement souvent manifeste), dans l'affleurement du conflit oedipien qui se joue principalement dans les registres libidinaux phallique et oral. 239. Par ailleurs, la mise à jour de l'étiologie psychique de l'hystérie va de pair avec les découvertes principales de la psychanalyse (inconscient, fantasme, conflit défensif et refoulement, identification, transfert, etc.). 240.

Le problème de la nosographie d'Hamlet est qu'elle vacille entre deux hypothèses antithétiques et complémentaires. La maladie hamlétienne a été rapportée par Freud aux deux versants opposés du conflit névrotique, à savoir la névrose obsessionnelle et la névrose hystérique. Ceci n'est en aucun cas à mettre au compte d'un flottement ou d'une lacune dans l'approche freudienne. Freud n'excluait pas en effet que la névrose obsessionnelle et l'hystérie puissent se combiner dans un même tableau clinique, dans certains cas. Tel semble être le cas d'Hamlet. L'expression hystérie de défense était au début utilisée par Freud pour mettre l'accent sur le processus du refoulement à l'oeuvre, sur l'activité de défense que le sujet exerce contre des représentations susceptibles de provoquer des affects déplaisants. 241. Cette dimension sera très tôt reconnue par Freud comme propre à la classe des névroses hystériques en général et non à tel type d'hystérie en particulier. L'hystérie de défense apparaît comme le prototype des psychonévroses de défense 242. L'hystérique est incapable d'abréagir. Ce qu'il est important de retenir dans cette esquisse d'étiologie de la névrose hamlétienne, c'est précisément le mécanisme de défense et le refoulement, peu importe qu'ils soient liés à une névrose obsessionnelle ou à une hystérie. La défense est définie comme le processus fondamental de l'hystérie et le modèle du conflit défensif 243 est étendu aux autres types de névroses.

??é?t?? ? ?????r?? ?r?????? ?? ?s ????t? ?????? ? ?é?

rs? ?s?ss????????

La névrose obsessionnelle se manifeste par le fait que les malades sont préoccupés par des idées auxquelles ils ne s'intéressent pas, éprouvent des impulsions qui leur paraissent tout à fait bizarres et sont poussés à des actions dont l'exécution ne leur procure aucun plaisir, mais auxquelles ils ne peuvent échapper. 244.

Si une obsession résiste aux épreuves de la réalité, c'est qu'elle n'a pas sa source dans la réalité 245 mais dans le fantasme. Hamlet aurait-il fantasmé l'apparition du fantôme de son défunt père? Son obsession à venger son père

239. op. cit., p. 178.

240. ibid.

241. op. cit., p. 180.

242. op. cit., p. 181.

243. ibid.

244. Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 1979, p. 240.

245. Sigmund Freud, op. cit.

92

aurait sa source dans ce phantasma, ce spectre illusionné par Hamlet, cette machine à fantasmes246.

Dans Hamlet, le dysfonctionnement lié à l'×dipe ressemble à un processus de dénégation dès lors que le personnage formule le contenu refoulé (en accusant l'oncle d'être un meurtrier et sa mère d'être engagée dans une liaison incestueuse) tout en niant qu'il lui appartienne.

La psychonévrose, contrairement à la névrose actuelle (dans la névrose actuelle, le trouble de la fonction sexuelle est vécu au présent et les symptômes sont somatiques et non psychiques; elle ne concerne pas la psychanalyse 247), se caractérise par l'importance déterminante d'une conictualité psychique liée à l'enfance, le maintien du contact avec la réalité et l'échec du refoulement. Une forme de psychonévrose toutefois s'apparente à la psychose : il s'agit de la psychonévrose narcissique dans laquelle le Moi est coupé du réel, les hallucinations et le délire fonctionnent comme autant de tentatives de reconstruire un réel perdu. Le déni y tient une place importante. On pense à Ophélie qui sombre dans un délire où tout ce qu'elle a perdu (l'amour d'Hamlet, son père) semble dénié.

L'étiologie des névroses est une étiologie sexuelle de l'inconscient. Lors-qu'Hamlet est dépeint comme souffrant de névrose obsessionnelle, il faut entendre qu'il souffre d'une régression à la phase anale.

Dans Cinq Psychanalyses (1909), Freud observe une coexistence chronique entre l'amour et la haine dans le psychisme humain. Il conceptualise cela sous l'appellation de conictualité ambivalentielle . La haine est le plus souvent refoulée dans la prime enfance. Quant à l'amour, il ne parvient pas à éteindre la haine mais seulement à la rendre inconsciente. Devenue inconsciente, cette haine persiste et grandit parfois. En résulte un doute obsessionnel plutôt que des symptômes hystériques (d'où sans doute l'évolution de la position de Freud concernant le tableau clinique d'Hamlet). L'indécision se généralise à d'autres domaines que la vie amoureuse. Si un amour et une haine intenses coexistent, on assiste à une paralysie de la volonté (qui peut prendre diverses formes comme l'aboulie ou l'acrasie, toutefois ce ne sont pas ces formes qui attirent l'attention de la psychanalyse mais le processus qui a mené à cet état). Le névrosé obsessionnel a tendance à utiliser la défense du déplacement. Freud compare l'un de ses cas cliniques de névrose de contrainte au cas Hamlet :

Par là est établi le règne de la contrainte et du doute, tels que nous les rencontrons dans la vie d'âme des malades de contrainte. Le doute correspond à la perception interne de l'irrésolution qui, par suite de l'inhibition de l'amour par la haine, s'empare du malade à chaque intention d'agir. C'est à proprement parler un doute sur l'amour, amour qui devrait bien être la chose subjectivement la plus assurée, doute qui a diffusé sur tout le reste et s'est de préférence

246. Nous empruntons la distinction entre machine réelle », machine qui produit quelque chose d'effectif et machine à fantasmes », machine de prestidigitation », machine à illusions », à Gilles Deleuze, dans Délire et désir», émission consacrée à Deleuze par L'Atelier de création radiophonique. On retrouve cet enregistrement datant du 22 octobre 1972 sur le site de l'INA. Deleuze y alterne commentaires et dialogues autour de L'Anti-×dipe avec des étudiants de Nanterre.

247. La neurasthénie attribuée par Janet à Hamlet est une forme de névrose actuelle pour Freud.

93

déplacé sur la toute petite chose, la plus indifférente. Celui qui doute de son amour n'est-il pas en droit, et même n'est-il pas forcé aussi, de douter de toutes les autres choses, qui sont plus futiles? [note de Freud : Vers d'amour de Hamlet à Ophélie : Doubt thou the stars are fire, Doubt that the sun doth move, Doubt truth to be a liar, But never doubt I love. 248]. C'est ce même doute, menant, dans les mesures de protection, à l'incertitude et à la répétition continuelle pour conjurer cette incertitude, qui parvient finalement à ce que ces mesures de protection deviennent aussi inexécutables que la résolution d'aimer originellement inhibée. 249

Or, Freud remarque que ce doute peut chez Hamlet être également étendu à son amour pour Ophélie. Le doute est omniprésent dans Hamlet : concernant, la relation entre Ophélie et Hamlet évoquée par Freud dans ce passage, d'une part, nous avons le doute de l'amour d'Hamlet pour Ophélie que celui-ci cherche à éradiquer dans l'esprit de la jeune fille par la fameuse lettre évoquée par Polonius dans la scène 2, de l'acte II et d'autre part, Hamlet fait croire aux autres et à Ophélie en premier lieu qu'il doute de son amour pour lui. Enfin, le doute d'Hamlet le fait remettre en cause l'amour de sa mère pour son défunt père.

Ce souvenir littéraire, glissé dans un essai clinique, éclaire de surcroît tout un aspect d'Hamlet. L'amour a été proclamé indubitable. Mais il va se glacer et tarir. Ce n'est pas seulement la reine qui manque à la promesse d'amour illimité qu'elle avait donnée au roi défunt; c'est encore Hamlet qui devient incapable de persister (tout au moins en ses discours) à aimer Ophélie; c'est Ophélie elle-même, trop docile aux conseils de son père et de son frère, trop soumise au rôle trompeur qu'on lui impose, qui trahit son premier sentiment. L'empire du doute, avec son vertige mortel, s'élève sur ce retrait de l'amour. 250.

La légendaire mélancolie d'Hamlet d'un point de vue clinique. Dans Deuil et mélancolie (1914-16) 251, Freud compare le deuil normal à

248.

William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 115-118 : Doute que l'étoile est de feu,

Doute que le soleil se meut,

Doute de la vérité même,

Mais jamais ne doute que j'aime. »

249. Sigmund Freud, Remarque sur un cas de névrose de contrainte (névrose obsessionnelle) », dit aussi L'homme aux rats», dans le chapitre sur la vie instinctuelle des névrosés obsessionnels et les origines de la compulsion et du doute (1909), in O.C. IX (1908-1909), PUF, Paris, 1998, p. 208 (la référence à Hamlet apparaît dans la note de bas de page).

250. Jean Starobinski, op. cit., p. XXXI.

251. Sigmund Freud, Deuil et mélancolie (partie de la Métapsychologie, 1915-1917, publiée indépendamment en 1917), O.C.F. XIII (1914-1915), PUF, Paris, 1988, p. 265. Autre traduction utilisée pour les citations ci-dessous : tr. Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis, Métapsychologie, Gallimard, Folio Essais, 1968, p. 145-171.

94

la mélancolie : les souffrances sont semblables mais la mélancolie s'accompagne d'une baisse significative de l'estime de soi conduisant à des auto-reproches, un rabaissement de soi et à un sentiment de culpabilité, culminant dans l'attente illusoire d'un châtiment. Normalement, le travail du deuil atteint son terme lorsque le moi est libéré et désinhibé à nouveau. Dans la mélancolie, les auto-reproches sont imperméables à la rationalité, le mélancolique trouvant toujours des justifications à ses auto-accusations (il a le sentiment d'une lucidité accrue par rapport à autrui). Freud dresse un tableau clinique de la mélancolie : le moi est dissocié d'une partie de lui-même et cette partie se constitue contre le moi et le juge sévèrement (instance de la conscience, censure qui joue alors un rôle devenu vicié).

Cet essai comparatif de Freud peut être mobilisé pour une description psychanalytique précise de l'état d'Hamlet, bien que la référence au prince danois ne se fasse que par le biais d'une citation, en outre très explicite et utilisée par ailleurs par Freud. Nous l'avons vu, dans le passage clé de L'interprétation du rêve sur Hamlet, Freud ne souscrit pas à l'opinion de ses prédécesseurs concernant le mal qui ronge Hamlet. L'un de ces prédécesseurs, et non le moins illustre aux yeux de Freud, est Goethe, qui s'inspire dans son interprétation de la pièce de Shakespeare (notamment dans Les Années d'apprentissage de Wilhelm Meister) du passage du monologue d'Hamlet, à l'acte III, scène 1 :

Et ainsi la couleur première de la résolution S'étiole au pâle éclat de la pensée 252.

Goethe s'appuie sur ces vers d'Hamlet pour étayer son idée selon laquelle Hamlet représente le type d'homme dont la force vive d'action est paralysée par un développement proliférant de l'activité réflexive , ainsi que le résume Freud dans L'interprétation du rêve. Du monologue d'Hamlet, Freud retiendra avant tout ce vers qui précède immédiatement celui sur lequel s'appuie Goethe et auquel il ne cessera de revenir :

Thus conscience does make cowards of us all .

Si Freud a toujours refusé de définir avant tout Hamlet comme un mélancolique (ainsi que le voulait la tradition littéraire), c'est qu'il ne souscrivait pas à ce que le terme de mélancolie connotait alors. Dans le cas d'Hamlet, il ne faut pas s'attarder sur les dimensions d'acrasie et de surinvestissement intellectuel qu'on rattache souvent à l'état mélancolique, encore moins faut-il chercher à justifier, comme l'ont fait d'autres, l'hésitation d'Hamlet par une certaine disposition neurasthénique et apathique. C'est pourquoi la reproblématisation opérée par Freud au sujet du concept de mélancolie et sa mise en parallèle avec le concept de deuil ouvre la possibilité d'une approche beaucoup plus fine de la mélancolie d'Hamlet, mélancolie qui n'exclut pas son pendant maniaque ou dans une moindre mesure hypomaniaque :

La particuliarité la plus singulière de la mélancolie [. . .] c'est la

tendance à se renverser dans l'état dont les symptômes sont opposés, la manie. 253.

Freud évoque à cet égard la notion de folie cyclique . C'est une exigence thé-
rapeutique de traiter ensemble ces deux aspects d'un même mal, étant donné

252. William Shakespeare, Hamlet, III, 1, 82-83.

253. Sigmund Freud, op. cit.

95

que les deux affections luttent contre le même complexe auquel il est vraisemblable que le moi a succombé dans la mélancolie alors que dans la manie il l'a maîtrisé ou écarté . Cette mélancolie ne doit pas être comptée au nombre des psychoses, bien qu'elle n'exclut pas certaines formes délirantes comme le délire de petitesse . Elle est bien au contraire, plus qu'un symptôme, une dimension de la névrose hamlétienne. D'autres aspects traditionnels, davantage somatiques, de l'affection mélancolique sont préservés par Freud et, en effet, ce sont des éléments que l'on retrouve directement dans la pièce de Shakespeare : insomnie, jeûne, apathie, désintérêt pour le monde extérieur, auto-accusations véhémentes, sentiment exacerbé de culpabilité, etc.

Le deuil est défini par Freud comme un affect normal , un comportement non pathologique . Il s'agit, dans cet essai, de déterminer l'essence de la mélancolie comme le négatif de cet affect. Freud prévient d'emblée que son étude en ce domaine n'aura pas une valeur typologique et universelle, du fait de la grande variété des cas concernés. L'analyse métapsychologique se fait selon trois aspects 254 (les dimensions étant inextricablement liées, nous ne diviserons pas l'analyse freudienne) : le point de vue économique (théorie des quantités d'énergie psychique, laquelle est susceptible de circulation et de quantification , du moins métaphoriquement), le point de vue dynamique (théorie des forces) et le point de vue topique (théorie des lieux, systèmes ou instances de

l'appareil psychique).

Le deuil est la réaction à la perte d'une personne aimée ou d'une abstraction mise à la place , et il comporte les même traits 255 que la mélancolie, mis à part le trouble du sentiment d'estime de soi . Dans la mélancolie, on note l' existence d'une prédisposition morbide . Du point de vue psychique, on repère chez le mélancolique plusieurs symptômes :

dépression profondément douloureuse, suspension de l'intérêt pour le monde extérieur, perte de la capacité d'aimer, inhibition de toute activité, diminution du sentiment d'estime de soi qui se manifeste par des auto-reproches et des auto-injures et va jusqu'à l'attente délirante du châtiment 256.

Contrairement à celui qui traverse un deuil, le mélancolique ne parvient pas à ce que le principe de réalité l'emporte et la Libido ne parvient pas à se désinvestir de l'objet d'amour perdu. Au terme du travail du deuil, le moi est censé redevenir libre et sans inhibitions .

La mélancolie, si elle est, en règle générale, tout comme le deuil réaction à la perte , réelle ou morale, d'un objet aimé , implique que la perte d'objet est soustraite à la conscience . C'est d'ailleurs ce qui rend la mélancolie si énigmatique : l'ignorance de ce qui absorbe si complètement les malades . Freud décrit ainsi le phénomène mélancolique :

254. Paul-Laurent Assoun, Freud , Vocabulaire des philosophes, t. IV, Ellipses, Paris, 2002.

255. Même état d'âme douloureux, même perte d'intérêt pour le monde extérieur, dans la mesure où ce dernier ne rappelle pas le défunt, même perte de la capacité de choix d'un nouvel objet d'amour, car cela voudrait dire qu'on remplace celui dont on est en deuil, même abandon de toute activité n'étant pas en relation avec le souvenir du défunt, etc.

256. Sigmund Freud, op. cit.

96

diminution extraordinaire de son sentiment d'estime du moi, un immense appauvrissement du moi. Dans le deuil, le monde est devenu pauvre et vide, dans la mélancolie, c'est le moi lui-même. Le malade nous dépeint son moi comme sans valeur, incapable de quoi que ce soit et moralement condamnable : il se fait des reproches, s'injurie et s'attend à être jeté dehors et puni. Il se rabaisse devant chacun, plaint chacun des siens d'être lié à une personne aussi indigne que lui. [. . .1 étend au passé son auto-critique; il affirme qu'il n'a jamais été meilleur. Le tableau de ce délire de petitesse principalement sur le plan moral se complète par une insomnie, par un refus de nourriture et, fait psychologiquement très remarquable, par la défaite de la pulsion qui oblige tout vivant à tenir bon à la vie. Il serait scientifiquement aussi bien que thérapeutique-ment infructueux de contredire le malade qui porte de telles plaintes contre son moi. Il doit bien avoir, en quelque façon, raison et décrire quelque chose qui est tel qu'il lui paraît. 257.

Ce passage renvoie sans doute aussi à celui sur la résistance du névrosé où Freud fait référence à Rosencrantz et Guildenstern qui essayent de jouer de l'instrument animique d'Hamlet. Hamlet s'indigne lorsque les autres personnages manifestent leur stupeur face à ses propres auto-accusations. Il ne supporte pas qu'ils remettent en cause sa culpabilité morale. Bien avant la métapsychologie, l'enjeu est tout d'abord pour la psychanalyse à la fois clinique et épistémologique.

Dans certaines de ses autres plaintes contre lui-même, il nous semble également avoir raison, et ne faire que saisir la vérité avec plus d'acuité que d'autres personnes qui ne sont pas mélancoliques.[.. .1 pourquoi l'on doit commencer par tomber malade pour avoir accès à une telle vérité. Car il ne fait aucun doute que celui qui s'est découvert tel et qui exprime devant les autres une telle appréciation de soi une appréciation comme celle que le prince Hamlet tient en réserve pour lui-même et pour tous les autres [note de Freud : Use every man after his desert, and who should escape whipping? 2581, celui-là est malade, qu'il dise bien la vérité ou qu'il se montre plus ou moins injuste envers lui-même. [. . .1 il n'existe, selon notre jugement, aucune correspondance entre l'importance de l'auto-dépréciation et sa justification réelle. [...1 le mélancolique ne se comporte malgré tout pas tout à fait comme quelqu'un qui est, de façon normale, accablé de remords et d'auto-reproches. Il manque ici la honte devant les autres qui, avant toute chose, caractériserait ce dernier état, ou du moins cette honte n'apparaît pas de manière frappante. On pourrait presque mettre en évidence chez le mélancolique le trait opposé : il s'épanche auprès d'autrui, de façon importune, trouvant satisfaction à s'exposer nu. [...1 Ce qui doit plutôt nous retenir, c'est qu'il nous décrit correctement sa situation psychologique. Il a perdu le respect de soi et doit avoir pour cela une bonne raison. 259.

257. ibid.

258. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 459-460.

259. ibid.

97

On pense ici au passage d'Hamlet, repris ailleurs par Freud, dans lequel est mise au jour une méthode et une certaine vérité se dégageant de la folie hamlé-tienne 260.

Freud s'interroge ensuite sur le processus par lequel le moi se clive de lui-même pour porter sur lui une appréciation critique, se prenant ainsi pour objet et sur la manière dont parallèlement l'instance critique acquiert une certaine autonomie par rapport au moi.

Dans le tableau clinique de la mélancolie, c'est l'aversion morale à l'égard de son propre moi qui vient au premier plan, avant l'étalage d'autres défauts : infirmité corporelle, laideur, faiblesse, infériorité sociale, sont beaucoup plus rarement l'objet de son auto-appréciation [...] On tient en main la clef du tableau clinique lorsqu'on reconnaît que les auto-reproches sont des reproches contre un objet d'amour, qui sont renversés de celui-ci sur le moi propre.» 261.

Dans la mélancolie, le retrait de la Libido de l'objet perdu devient finalement envisageable car, bien que la fixation à l'objet d'amour demeure forte, la résistance de l'investissement d'objet est en réalité faible; en revanche, son déplacement sur un nouvel objet d'amour est impossible. Freud explique ce paradoxe apparent en stipulant une base narcissique à tout phénomène mélancolique :

La perte de l'objet s'était transformée en une perte du moi et

le conflit entre le moi et la personne aimée en une scission entre la critique du moi et le moi modifié par identification » 262.

Il parle de régression, à partir d'un type de choix d'objet, jusqu'au narcissisme originaire », jusqu'à la phase orale de la libido ». Nous le savons par ailleurs, Freud et Jones estiment qu'Hamlet souffre d'une régression de sa libido au stade pré-génital. Freud fait le lien avec les névroses de transfert et en l'occurrence avec l'hystérie (qui, nous l'avons vu, fait partie pour Freud du thème hamlétien tel qu'il le concevait dans un premier temps) :

Dans les névroses de transfert, non plus, les identifications

avec l'objet ne sont pas rares du tout; elles sont au contraire un

260. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 201-207 : POLONIUS

Though this be madness, yet there is method in't.

[...]

How pregnant sometimes

his replies are! A happiness that often madness hits on, which reason and sanity could not so prosperously be delivered of.

261. Sigmund Freud, op. cit.

262. ibid.

263. ibid.

264. ibid.

98

mécanisme bien connu de la formation de symptôme, particulièrement dans l'hystérie. » 263

Concernant le cas d'Hamlet, Freud ne tranche pas entre «identification narcissique » propre à la mélancolie dans laquelle « l'investissement d'objet est abandonné » et « identification hystérique » dans laquelle l'investissement d'objet « persiste et exerce une action , qui habituellement se limite à certaines actions et innervations isolées », de même qu'il n'a pas voulu apposer une étiquette définitive sur Hamlet, les hypothèses avancées allant tantôt vers l'interprétation en termes de névrose obsessionnelle tantôt vers celle en termes de névrose de transfert (bien que cette hypothèse semble plutôt être celle des débuts avec la lettre à Fliess du 15 octobre 1897 et L'Interprétation du rêve). La mélancolie se situe, dans son processus même, entre le deuil et la régression narcissique.

Au sujet de la névrose obsessionnelle, Freud évoque la présence d'un « conflit ambivalentiel » entre la haine et l'amour, la pulsion de mort et l'Eros, conflit que l'on retrouve parfois au nombre des « conditions présupposées par la mélancolie ». Ce conflit ambivalentiel, d'après le point de vue topique, a lieu dans le système inconscient, « royaume des traces mnésiques de choses ». Cette ambivalence est constitutionnelle du psychisme du mélancolique. Le deuil peut, semble-t-il, prendre une forme pathologique dans la névrose obsessionnelle sans qu'on ait à faire à un cas de pure mélancolie :

« Dans ce genre de dépressions névrotiques-obsessionnelles survenant après la mort de personnes aimées, nous sommes en présence de ce que le conflit ambivalentiel produit à lui seul lorsque ne s'y ajoute pas le retrait de la libido. [...] la haine entre en action sur cet objet substitutif en l'injuriant, en le rabaissant, en le faisant souffrir et en prenant à cette souffrance une satisfaction sadique. La torture que s'inflige le mélancolique et qui, indubitablement, lui procure de la jouissance, représente, tout comme le phénomène correspondant dans la névrose obsessionnelle, la satisfaction de tendances sadiques et haineuses.» 264.

On comprend dès lors, outre la réticence due au profond respect de l'oeuvre shakespearienne et aux résistances du monde littéraire et de ses contemporains à l'interprétation oedipienne, la difficulté et la réticence qu'éprouve Freud à délimiter précisément la « pathologie » d'Hamlet, certains symptômes décrits dans la pièce renvoyant à plusieurs affections différentes (mélancolie, hystérie ou névrose de transfert, névrose obsessionnelle ou névrose de contrainte). On peut aussi voir sous un nouveau jour la réaction d'Hamlet vis-à-vis d'Ophélie, comme une façon de détourner l'auto-punition en tirant « vengeance des objets originaires et en tortur[ant] ceux qu'il aime par le moyen de [sa] maladie, après s'être réfugié dans la maladie afin de ne pas être obligé de leur manifester directement [son] hostilité. ». De même, un éclairage est jeté sur les idées suicidaires que l'on voit poindre chez Hamlet :

« Seul ce sadisme vient résoudre l'énigme de la tendance au sui-

cide qui rend la mélancolie si intéressante et si dangereuse. [...]

99

un névrosé n'éprouve pas d'intention suicidaire qui ne soit le résultat d'un retournement sur soi d'une impulsion meurtrière contre autrui. 265.

Freud insiste sur le fait qu'il s'agit d'un phénomène de psychologie individuelle ou ontogénétique et non d'un phénomène explicable d'un point de vue psycho-génétique.

Hamlet, le cyclothymique de Jones.

Jones va plus loin en faisant, nous l'avons dit, une véritable analyse systématique de la pièce de Shakespeare. Il scrute dans les paroles et dans le comportement d'Hamlet le moindre détail qui pourrait venir corroborer une nosographie véritablement scientifique du personnage. Il recense, par exemple, huit accès hypomaniaques (excitation exacerbée), qui viennent ponctuer les moments de dépression et de mélancolie profondes. Il se prononce d'ailleurs, à la suite de Freud, sur la nature de la maladie psychique d'Hamlet :

Si j'avais à définir l'état d'Hamlet en termes cliniques ce que

je répugne à faire je dirais qu'il s'agit d'un cas sévère d'hystérie sur fond cyclothymique. 266.

On parle de cyclothymie, plutôt que de psychose maniaco-dépressive, car l'oscillation est très rapide et heurtée entre les moments d'intense excitation et les moments de dépression profonde, contrairement à la psychose maniaco-dépressive dans laquelle on peut plus facilement distinguer les périodes dites maniaques des périodes dites dépressives .

Notons que Freud avait également employé une expression semblable à propos d'Hamlet, celle de folie cyclique .

Jones explique l'angoisse d'Hamlet par le fait qu'il se reconnaît dans la personne du meurtrier (Claudius). Ceci conduit à une paralysie de son action dès lors qu'il ne peut s'auto-punir : il envisage la possibilité du suicide mais ne peut s'y résoudre, de même qu'il ne peut se décider à tuer Claudius, qui est en réalité un personnage substitutif de lui-même.

Ce que les anglo-saxons nomment la procrastination d'Hamlet est en fait une forme de paralysie dont le symptôme est seulement intrapsychique, et non organique, comme cela avait été supposé par les analyses des prédécesseurs de

Freud et Jones.

Jones accorde vite ses conclusions avec celles de Freud en affirmant qu'Ham-let souffrirait plutôt de névrose pure que d'hystérie (névrose de conversion). Concernant le diagnostic à établir sur la santé mentale d'Hamlet (s'agit-il d'une folie simulée ou de maladie mentale ?), Jones repère une attitude psycho-névrotique se caractérisant par un discours voilé (emploi d'équivoques, souci pointilleux de vérité verbale), une technique réelle de simulation (discours obscur et déguisé, divagation sans but, indolence et inertie, comportement puéril, parfois imbécile, ce qui rappelle la sottise feinte propre à l'hystérique.). Jones cite le poète, dramaturge et critique littéraire Thomas Stearns Eliot :

265. ibid.

266. Ernest Jones, op. cit.

100

La folie d'Hamlet est moins que de la folie et plus que feinte. 267.

L'histoire d'Hamlet, c'est pour Jones la vaine lutte d'un héros contre un esprit dérangé . La méthode préconisée par Jones consiste à chercher des motifs de son action (ou plutôt de son inaction) comme s'il était vivant et non imaginaire, même si on sait qu'il n'a pas d'existence objective.

précédent sommaire suivant






Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy








"Enrichissons-nous de nos différences mutuelles "   Paul Valery