c) Théorie sexuelle, désir et
refoulement
Ainsi que l'a bien montré Assoun 268, Freud
est attentif à suivre la logique du désir dans le concret de sa
rigueur . La théorie du refoulement était déjà
centrale dans l'épistémologie freudienne des débuts, mais
c'est avec la métapsychologie qu'elle devient pierre d'angle sur quoi
repose tout l'édifice de la psychanalyse et même la pièce
la plus essentielle de celui-ci. 269.
Notons qu'il n'y a pas de pansexualisme chez Freud. Il n'y a
pas une sexualité infantile (pré-génitale) qui viendrait
se surajouter à et précéder la sexualité adulte car
l'enfant devient le père de l'homme . Ce qui justifie l'usage de
l'expression sexualité infantile qui a suscitée nombre de
résistances, c'est la présence dès l'origine d'une
énergie singulière et archaïque, d'un facteur sexué,
la Libido.
Entre 1910 et 1917, Hamlet permet à
Freud d'illustrer ses hypothèses sur la sexualité infantile et la
régression au stade pré-génital. Rappelons que le stade
génital est associé à la capacité de contrôle
du désir propre à la sexualité adulte dite normale ,
à un dépassement du complexe d'×dipe. Hamlet est typique de
cette fixation de l'analysant 270 à un stade
pré-oedipien et de ce sentiment tacite chez l'analyste d'une
impossibilité de dissolution de l'×dipe.
Dans les névroses où la fixation est partielle,
les instincts ont été refoulés et opèrent par le
biais de l'inconscient. Se développe à partir de ce point de
fixation une défaillance dans la structure de la fonction sexuelle .
Dans ×dipe roi, la barrière de l'inceste est franchie
explicitement. De même Hamlet a son origine dans ce complexe
d'inceste mais cela est implicite, déguisé. La libido d'Hamlet
reste fixée sur les premiers objets d'amour que sont les parents.
267. Thomas Stearns Eliot, Hamlet and his problems
(1919).
268. Paul-Laurent Assoun, Les fondements philosophiques de
la psychanalyse, Histoire de la psychanalyse, op. cit.
269. Sigmund Freud, Pour une histoire du mouvement
psychanalytique (1914).
270. Nous préférons le terme analysant ,
introduit par Lacan, à ceux de patient ou d' analysé car nous
considérons la possibilité pour la personne engagée dans
une analyse de devenir progressivement agent de son propre désir
à mesure que la cure progresse. Il ne s'agit pas pour l'analyste de dire
la vérité de son patient . Au contraire, l'analyste doit
demeurer dans une attitude d'écoute passive et bienveillante. Il
n'impose rien à l'analysant. Il ne cherche en aucun cas à poser
un diagnostic médical sur lui et à le guérir ouvertement
de ses symptômes. C'est l'analysant qui trouve lui-même le
cheminement vers sa propre guérison et non l'analyste qui lui indique un
méthode prête-à-l'emploi et une grille d'usage et de
compréhension de ses propres symptômes.
101
Dans sa quatrième leçon de psychanalyse
(1909-1910) 271, Freud traite en particulier du rôle de la
sexualité dans le développement du psychisme de l'enfant et de
l'importance du complexe d'×dipe. La démarche psychanalytique de
l'étiologie des névroses permet de remonter au facteur sexuel
comme une des causes principales de celles-ci. Pourtant, cette cause n'est pas
évidente et requiert un travail analytique subtil car le comportement
des malades est loin de faciliter les choses. Au lieu de nous fournir
volontiers les informations sur leur vie sexuelle, ils cherchent à
dissimuler celle-ci par tous les moyens 272. Il est
nécessaire de remonter aux premières expériences de
l'enfance et de rendre conscients les souvenirs qui lui sont apparentés
pour comprendre la maladie actuelle et pouvoir espérer en guérir
les symptômes. Ce sont les fantasmes et désirs associés
à ces souvenirs infantiles que Freud qualifie pour la plupart de
sexuels . On peut ainsi comprendre la névrose d'Hamlet comme
résultant d'un trouble du passage de la sexualité infantile
à la sexualité dite normale de l'adulte. La question du choix de
l'objet tient ici une importance d'envergure. La psychanalyse freudienne a mis
en lumière la fixation d'Hamlet au stade préoedipien ,
pré-génital et ses tendances à la féminité,
voire à l'homosexualité. La sexualité infantile se
caractérise par une certaine indifférenciation entre les deux
sexes. Le choix d'un objet qui soit une personne extra-familiale est
censé permettre le passage au stade génital, au terme duquel
toute la vie sexuelle se met au service de la reproduction . Le
dégoût d'Hamlet pour la fonction reproductrice et sa misogynie
apparaissent sous un jour nouveau dès lors que le comportement du
héros peut être expliqué comme résultant d'un
certain infantilisme général de la vie sexuelle . Freud
précise que ce trouble de la fonction sexuelle est loin d'être
rare et va de pair avec une certaine disposition aux névroses
présente chez nombre de personnes. Dans le cas des névroses, les
composantes pulsionnelles, porteuses et formatrices de symptômes (que
l'on retrouve également dans les perversions) agissent depuis
l'inconscient; elles ont donc subi un refoulement mais ont pu, en dépit
de celui-ci, s'affirmer dans l'inconscient. La psychanalyse nous fait discerner
qu'une manifestation excessivement forte de ces pulsions au tout début
de la vie conduit à une sorte de fixation partielle qui constitue
dès lors un point faible dans les structures de la fonction sexuelle. .
Freud rappelle que le terme sexualité ne doit pas être
employé dans le sens restreint de reproduction sexuée . Il
poursuit sa leçon en comparant les manifestations psychiques aux
manifestations somatiques de la vie sexuelle dans le cadre d'un
développement sur le complexe d'×dipe :
Le choix d'objet primitif de l'enfant, qui dérive de
son besoin d'être secouru, sollicite à présent notre
intérêt. Ce choix se porte d'abord sur toutes les personnes qui
s'occupent de l'enfant, mais qui ne tardent pas à s'effacer
derrière les parents. La relation des enfants à leurs parents,
comme le montrent de façon concordante l'observation directe de l'enfant
et plus tard l'étude analytique de l'adulte, n'est nullement
dépourvue d'éléments d'excitation sexuelle annexe.
L'enfant prend ses deux parents et l'un d'eux en particulier
271. Sigmund Freud, Cinq conférences sur la
psychanalyse (1909-1910, appelé aussi Leçons de
psychanalyse), 4ème conférence ( Sur les complexes
pathogènes et les désirs refoulés des
névrosés ), Écrits philosophiques et
littéraires, Opus seuil, p. 866-873.
272. Sigmund Freud, op. cit., p. 867.
102
pour objet de ses désirs érotiques. Ce faisant,
il suit habituellement lui-même une incitation des parents, dont la
tendresse a les caractères les plus nets d'une activité sexuelle,
même si celle-ci est bloquée quant à ses buts. Le
père préfère en règle général la
fille, et la mère le fils; l'enfant réagit à cela en
désirant en tant que fils être à la place du père,
et en tant que fille à la place de la mère. Les sentiments
suscités dans ces relations entre parents et enfants et dans les
relations entre frères et soeurs, qui s'appuient sur celles-ci, ne sont
pas seulement du genre positif et tendre, mais aussi du genre négatif et
hostile. Le complexe ainsi formé est destiné à être
bientôt refoulé, mais il exerce encore depuis l'inconscient une
action de grande ampleur et durable. Il nous est permis de supposer qu'avec ses
ramifications il constitue le complexe nucléaire de toute
névrose, et nous ne serons pas surpris de le rencontrer dans d'autres
domaines de la vie psychique, où il ne sera pas moins agissant. Le mythe
d'×dipe roi tuant son père et prenant sa mère pour
femme est une révélation encore peu modifiée du
désir infantile contre lequel se dresse plus tard la barrière
interdisant l'inceste. Le Hamlet de Shakespeare repose sur la
même base du complexe de l'inceste, mieux voilé dans ce cas. [...]
Il est inévitable et tout à fait normal que l'enfant fasse de ses
parents les objets de son premier choix amoureux. Mais il ne faut pas que sa
libido reste fixée sur ces premiers objets, il faut qu'elle les prenne
par la suite seulement comme modèle et qu'à l'époque du
choix d'objet définitif elle glisse d'eux à des personnes
extérieures.» 273.
C'est justement ce que ne parvient pas à faire Hamlet,
comme l'illustrent les scènes où il tente en vain d'interagir
avec Ophélie (la relation à l'objet semble inévitablement
manquée dans ce cas) qui lui est pourtant dévouée.
Freud revient sur l'étiologie psycho-sexuelle de la
névrose hamlétienne dans les Leçons d'introduction
à la psychanalyse (1916-17) 274
où il montrera que le névrosé reste prisonnier du complexe
d'×dipe et ne parvient pas à détacher ses désirs
libidinaux de sa mère pour les transférer sur un objet sexuel
extérieur et se réconcilier avec son père. Hamlet
représente le type même du névrosé. Hamlet est un
thème exemplaire du mythe oedipien.
Freud rappelle que ses découvertes sur la
sexualité infantile ou pré-génitale
(pré-oedipienne) conservent le statut d'hypothèses et n'ont
aucune prétention à l'universalité. Plutôt que
d'attaquer les prétendus pansexualisme et dogmatisme freudiens, il
convient de reconsidérer l'usage que nous faisons du terme
sexualité » afin d'en élargir les acceptions, au-delà
de la réduction du sexuel à la fonction de reproduction, au
génital.
La plupart des événements et tendances
psychiques, anté-
rieurs à la période de latence, sont alors
frappés d'amnésie infantile, tombent dans cet oubli dont nous
avons déjà parlé et qui nous cache
273. ibid.
274. Sigmund Freud, Leçons d'introduction à
la psychanalyse (1916), O.C.F. XIV (19151917), PUF, Paris, 2000, Doctrine
générale des névroses», Leçon XXI-
Développement de la libido et organisations sexuelles », p.
347-350. Voir aussi : autre trad. utilisée de S.
Jankélévitch, Introduction à la psychanalyse,
Petite Bibliothèque Payot, 1979, p. 300 - 318.
103
et nous rend étrangère notre première
jeunesse. La tâche de toute psychanalyse consiste à faire revivre
le souvenir de cette période oubliée de la vie, et on ne peut
s'empêcher de soupçonner que la raison de cet oubli réside
dans les débuts de la vie sexuelle qui coïncident avec cette
période, que l'oubli est, par conséquent, l'effet du refoulement.
275
Notons au passage que sur l'importance des constructions dans
l'analyse, Freud dit dans cet essai la chose suivante :
«C'est seulement grâce à l'étude
psychanalytique des névroses qu'on se trouva à même de
découvrir des phases encore plus reculées du développement
de la libido. Sans doute, ce ne sont là que des constructions, mais
l'exercice pratique de la psychanalyse vous montrera que ces constructions sont
nécessaires et utiles. 276.
Freud explique le dépassement de l'organisation
pré-génitale de la « première période , celle
de la prime enfance, et évoque ainsi la nécessité du
renoncement aux désirs oedipiens inconscients :
« Le développement ultérieur poursuit [. .
.] deux buts : 1? re-noncer à l'auto-érotisme,
remplacer l'objet faisant partie du corps même de l'individu par un autre
qui lui soit étranger et extérieur; 2? unifier les
différents objets des diverses tendances et les remplacer par un seul et
unique objet. [. . .] Il ne peut [. . .] être obtenu qu'à la
condition qu'un certain nombre de tendances soient éliminées
comme inutilisables. 277.
C'est précisément ce processus constitutif du
passage à une sexualité dite normale qui n'aboutit pas pour
Hamlet. La mère est « le premier objet d'amour de l'enfant, avant
le choix d'un objet extérieur. L'amour est défini ici par Freud
comme la primauté des « tendances psychiques de l'instinct sexuel
sur les « exigences corporelles ou « sensuelles qui passent
dès lors au plan inconscient et subissent un refoulement
nécessaire. Le complexe d'×dipe apparaît à nouveau
comme concept explicatif des névroses et objet des plus grandes
résistances à la psychanalyse. C'est alors que Freud
évoque la pièce de Sophocle et notamment le passage fameux du
rêve de Jocaste :
« Il arrive au cours du dialogue que Jocaste, la
mère-épouse aveuglée par l'amour, s'oppose à la
poursuite de l'enquête. Elle invoque, pour justifier son opposition, le
fait que beaucoup d'hommes ont rêvé qu'ils vivaient avec leur
mère, mais que les rêves ne méritent aucune
considération. Nous ne méprisons pas les rêves, surtout les
rêves typiques, ceux qui arrivent à beaucoup d'hommes, et nous
sommes persuadés que le rêve mentionné par Jocaste se
rattache intimement au contenu étrange et effrayant de la
légende. 278.
Freud reproche à Sophocle de se tirer de l'embarras que
susciterait une pièce aussi immorale qu'×dipe roi du point
de vue de la responsabilité humaine face aux penchants criminels «
en proclamant que la suprême moralité exige l'obéissance
à la volonté des dieux, alors même qu'ils ordonnent le
crime :
275. Sigmund Freud, op. cit., trad. Samuel
Jankélévitch, p. 306.
276. ibid., p. 307.
277. ibid.
278. ibid.
104
279. ibid.
Je ne trouve pas que cette morale constitue une des forces de
la tragédie, mais elle n'influe en rien sur l'effet de celle-ci. Ce
n'est pas à cette morale que l'auditeur réagit, mais au sens et
au contenu mystérieux de la légende. Il réagit comme s'il
retrouvait en lui-même, par l'auto-analyse, le complexe d'×dipe;
comme s'il apercevait, dans la volonté des dieux et dans l'oracle, des
travestissements idéalisés de son propre inconscient. [.. .1 Il
est tout à fait certain qu'on doit voir dans le complexe d'×dipe
une des principales sources de ce sentiment de remords qui tourmente si souvent
les névrosés. 279.
Le complexe d'×dipe est de nature spontanée chez
l'enfant.
L'inceste avec la mère est l'un des crimes
d'×dipe, l'autre est le meurtre du père. Soit dit en passant, ce
sont aussi les deux grands crimes que prohibe la première institution
socioreligieuse des hommes, le totémisme. De l'observation directe de
l'enfant, tournons-nous à présent vers l'investigation analytique
de l'adulte devenu névrosé. Qu'apporte l'analyse pour une
connaissance plus poussée du complexe d'×dipe? Eh bien, cela peut
se dire brièvement. L'analyse le fait voir tel que la légende le
raconte; elle montre que chacun de ces névrosés a lui-même
été un ×dipe, ou, ce qui revient au même, qu'il est
devenu, en réaction au complexe, un Hamlet. Naturellement, la
présentation analytique du complexe d'×dipe est un agrandissement
et une schématisation de l'esquisse infantile. La haine contre le
père, les souhaits de mort à son encontre, ne sont plus
indiqués de manière timide, la tendresse pour la mère
avoue son but : la posséder en tant que femme. Sommes-nous vraiment en
droit de prêter à ces tendres années d'enfance ces motions
de sentiment crues et extrêmes, ou bien l'analyse nous trompe-t-elle en y
mêlant un nouveau facteur? [.. .1 ce serait un vain effort de vouloir
expliquer l'ensemble du complexe d'×dipe par le rétrofantasier et
de vouloir le rapporter à des époques ultérieures. Le
noyau infantile subsiste [. . .1 Le fait clinique qui se présente
à nous derrière la forme, analytiquement établie, du
complexe d'×-dipe est donc de la plus haute significativité
pratique. [...1 l'individu humain doit se consacrer à la grande
tâche de se détacher des parents, et ce n'est qu'après s'en
être acquitté qu'il peut cesser d'être un enfant pour
devenir un membre de la communauté sociale. La tâche consiste pour
le fils à détacher de la mère ses souhaits libidinaux pour
les employer au choix d'un objet d'amour réel étranger et
à se réconcilier avec le père s'il est resté en
rivalité avec lui, ou à se libérer de sa pression si, en
réaction à la révolte infantile, il est entré dans
un état de soumission à son égard. [. . .1 Les
névrosés, eux, ne réussissent absolument pas à s'en
acquitter. Le fils reste sa vie durant courbé sous l'autorité du
père et il n'est pas en mesure de transférer sa libido sur un
objet sexuel étranger. [...1 le complexe d'×dipe passe à
juste titre pour être le noyau des névroses. [...1 Otto Rank a
montré, dans un livre plein de mérite, que les auteurs
105
dramatiques de tous les temps ont emprunté leurs sujets
principalement au complexe d'×dipe et d'inceste, à ses variations
et formes camouflées. Il ne faut pas non plus oublier de mentionner que
les deux souhaits criminels du complexe d'×dipe ont été
reconnu bien avant l'époque de la psychanalyse 280 comme les
véritables représentants de la vie pulsionnelle non
inhibée. [. . .] des placements de la libido et des investissements
d'objet infantiles-précoces, abandonnés depuis longtemps pour ce
qui est de la vie consciente, qui se révèlent encore
présents nuitamment et, en un certain sens, capables d'agir. [.. .] Les
névrosés nous montrent seulement, sous une forme agrandie et
schématisée, ce que l'analyse du rêve nous
révèle aussi chez le bien portant. Et c'est là l'un des
motifs pour lesquels nous avons fait précéder l'étude des
symptômes névrotiques de celle des rêves.» 281.
On comprend ainsi l'impossibilité pour Hamlet de
devenir un adulte membre de la communauté sociale : comportement
puéril et indigne d'un prince; expatriation,
désintérêt pour le trône dans son sens politique, ce
qui compte étant pour Hamlet la place du roi (que ce soit Hamlet
père ou Claudius) dans le coeur de la mère; refus d'assumer son
statut de prince du Danemark.
Contrairement aux apparences, l'Hamlet de Freud n'est pas
qu'une variation ou une variante à partir du complexe d'×dipe.
C'est au contraire Freud qui fait des variations et des variantes à
partir d'Hamlet, comme Jacques Lacan et Hen-
riette Michaud l'ont suggéré.
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