II- Hamlet, un pont jeté par Freud entre
théorie psychanalytique et pratique clinique
Chaque grande découverte correspond donc à un
noeud de la dialectique serrée entre clinique et théorie
psychanalytiques. 70.
Telle peut se définir l'heuristique freudienne. Au sein
de la psychanalyse freudienne, Hamlet permet de faire le lien entre la pratique
clinique des névroses et l'heuristique freudienne, en tant qu'elle donne
lieu à une épistémologie et à une
métapsychologie.
Ce qu'il y a de plus principiel dans la psychanalyse ne se
situe pas dans la plate-forme épistémologique mais dans une
logique fondamentale , qui se relie à l'appréhension freudienne
de l'objectivité (métapsychologie). Chaque question
aperçue dans le matériau clinique, impose une question qui va
donner lieu à un corps d'hypothèses définissant un certain
moment de la théorie (épistémologie), avant que celui-ci
ne s'ouvre à nouveau par un nouvel aperçu clinique imposant un
nouveau palier de théorisation (métapsychologie).
1) Insuffisances de l'approche herméneutique :
la psychanalyse, comme entreprise de libération.
Ni herméneutique ni démonstration scientifique,
l'approche freudienne peut-elle être vue comme une méthode de
libération de l'inconscient? La méthode psychanalytique de Freud
peut-elle être conçue autrement que d'après le
modèle hypothético-déductif des scientifiques et autrement
que d'après le modèle interprétatif de
l'exégèse littéraire? La pièce de Shakespeare,
comme la cure analytique, a-t-elle un rôle thérapeutique? Nous
entendons l'adjectif thérapeutique dans le sens d'une
libération de l'inconscient par rapport au fardeau familial et oedipien,
et non comme purgation des passions inavouées propres à tout
être humain. La machine Hamlet produite par Freud dans son oeuvre
est-elle machine de répression, de reterritorialisation de ce qui
semblait n'avoir aucun rapport avec ×dipe? Au contraire, s'agit-il
plutôt d'une machine désirante de libération de
l'inconscient, d'une tentative de déterritorialisation? Nous reviendrons
sur ces questionnements dans notre dernière partie, mais il
semble nécessaire de les introduire d'ores et
déjà.
A la suite de Freud, plusieurs conceptions et approches
distinctes de la psychanalyse ont vu le jour. D'une part, celle consistant
à faire de la psychanalyse une herméneutique (Ricoeur, Gadamer,
Habermas). D'autre part, celle considérant la psychanalyse comme un
processus libérateur. Cette approche de la psychanalyse comporte, en
outre, deux variantes : la psychanalyse comme libération des signifiants
(Lacan) et la psychanalyse comme libération des signes de
70. Paul-Laurent Assoun, Les fondements philosophiques de la
psychanalyse , Histoire de la psychanalyse, dir. Roland Jaccard, T. 1,
Le Livre de Poche, biblio essais, Paris, 1982, p. 164.
71. Paul Ricoeur, De l'interprétation, Essai sur
Freud, Seuil, Points Essais, Paris, 1965.
72. Sigmund Freud, Leçons d'introduction à la
psychanalyse (1916), Doctrine générale des
26
l'inconscient et émancipation par rapport aux
déterminations et à la dictature
du signifiant (Deleuze et Guattari).
Ricoeur 71 n'entend pas travailler
sur la dimension de pratique vivante de la psychanalyse mais sur l'oeuvre de
Freud, comme document écrit, sur l'interprétation philosophique
qu'il peut en donner. Ainsi, l'herméneutique psychanalytique
apparaît sur un plan d'égalité avec l'herméneutique
philosophique et littéraire. Ricoeur propose une
phénoménologie de la lecture. La lecture d'un texte consisterait
dans cette perspective à recevoir de lui un certaine proposition de
monde , un certain ordre. Le texte ne doit pas être relativisé et
inscrit au sein d'un contexte historique car il n'a de sens que par sa
capacité à parler au sujet qui le reçoit. Dans la
perspective herméneutique qui est celle de Ricoeur et de Gadamer, le
texte est reçu par son lecteur comme porteur d'une vérité,
de la réponse à une question qu'il me pose et que je lis dans le
texte. Son rôle est ainsi aléthique, il est dévoilement de
quelque chose qui était celé. Une telle herméneutique
méthodologique implique que ce n'est pas le sujet qui reconstitue le
texte mais le texte qui constitue le sujet.
Une telle méthodologie peut-elle valoir lorsqu'il
s'agit de psychanalyse appliquée à l'oeuvre littéraire?
Peut-on dire que Freud est constitué par Hamlet et non
l'inverse, à savoir que Freud reconstruirait Hamlet? Freud
parle lui-même de la nécessité d'une reconstruction dans
l'analyse, cela semble valoir a fortiori pour l'analyse de textes
littéraires. Toutefois, l'idée que la psychanalyse et son
fondateur seraient en partie créés, travaillés, construits
par Hamlet est quelque chose qui nous semble très juste. Cette
idée nécessite cependant d'être accompagnée de la
prise en compte de la nécessité pour la psychanalyse de
recréer, de retravailler et de reconstruire quelque chose d'autre
à partir d'Hamlet. C'est cela que nous appellerons la machine
Hamlet de Freud ou l'Hamlet de Freud, qui n'a pour ainsi dire rien à
voir avec l'Hamlet de Shakespeare, et ceci, contrairement à ce
que l'on pourrait croire, est une des grandes forces de l'approche freudienne
d'Hamlet. En effet, cette dernière n'aurait aucun
intérêt s'il s'agissait de déceler un sens caché,
déjà présent derrière Hamlet. Freud
reconnaissait, au contraire, d'emblée que ce sens ne préexistait
pas à son travail de reconstruction. Ce sens (si l'on peut encore parler
de sens ) est nécessité par la conceptualité analytique,
ce n'est pas le texte lui-même qui dévoile son sens au terme d'un
travail herméneutique et aléthique.
Ce n'est pas le texte qui pose une question à Freud ou
qui détient une vérité voilée au commun des
mortels, ni Freud qui pose une question au texte et entend y répondre
par une vérité psychanalytique qui serait immuable, mais c'est la
rencontre entre Hamlet et Freud qui produit une nouvelle
conceptualité, qui ouvre un champ problématique inédit,
une série de questions et la possibilité d'une réflexion
d'un genre différent. Freud réfléchit sur Hamlet
mais il est aussi réfléchi par lui. Ceci a
déjà été mis en lumière par certains
commentateurs : Hamlet est comme un miroir où viennent se
réfléchir l'âme de Freud et celle de ses contemporains.
Chacun de ces névrosés a lui-même
été un ×dipe, ou, ce qui
revient au même, qu'il est devenu, en réaction au
complexe, un Hamlet. 72
névroses, Leçon XXI- Développement de la
libido et organisations sexuelles, in O.C.F. XIV (1915-1917), PUF, Paris, 2000,
pp. 347-350.
27
La réflexion de Freud peut s'étendre au
psychisme humain en général et ne se limite plus à la
doctrine des névroses.
Il ne s'agit plus dès lors de plaquer un modèle
interprétatif sur une oeuvre singulière mais de permettre,
grâce à une réflexion sur l'oeuvre, une émancipation
de son lecteur par rapport aux contraintes qui le déterminent.
Plutôt que de s'attacher au sens de Hamlet et
à l'élaboration de son exégèse, il semble plus
pertinent de tâcher de délimiter les contours de cette machine
Hamlet, de cette fonction hamlétienne libératrice de signes qui
opère tout au
long de l'oeuvre de Freud.
La langue freudienne est comme contaminée par celle du
poète et dramaturge anglais. Ceci est paradigmatique dans le cas
d'Hamlet. L'écriture du fondateur de la psychanalyse incorpore
les vers d'Hamlet presque à son insu. Ceci n'implique pas
néanmoins qu'il faille envisager, dans la perspective de
l'herméneutique méthodologique de Gadamer, que c'est Hamlet
qui constitue Freud. Freud connaissait par coeur la pièce de
Shakespeare qu'il fréquentait depuis ses plus jeunes années.
Parfois, les références qu'il fait à Hamlet sont
intégrées dans les développements rationnels faits par
Freud, sans le recours aux guillemets, comme si Freud s'appropriait les mots du
Dich-ter, et le plus souvent ceux du prince danois. Dans d'autres
passages, les citations sont approximatives ou allusives. Par ailleurs, Freud,
qui sentait en lui très précocement une agitation
littéraire , ne semble pas avoir complètement renoncé
à donner à sa prose des allures inspirées des vers
shakespeariens. Beaucoup reconnaissent effectivement à Freud ce talent
d'écrivain, même dans ses écrits les plus scientifiques ou
techniques. On peut repérer une sorte de mouvement dialectique entre la
reconstruction psychanalytique d'Hamlet et la dette contractée
par Freud dès lors qu'il fonde toute sa psychanalyse à partir
d'Hamlet et d'×dipe . Freud n'est pas constitué par
Hamlet, il est hanté par son spectre qui ne cessera de
réapparaître dans toute sa production, des lettres de jeunesse
issues de sa correspondance privée à l'Abrégé
de psychanalyse, dans lequel Freud fait le point sur l'oeuvre de sa
vie.
Il convient de comprendre l'omniprésence d'Hamlet (qui
diffère du type d'omniprésence d'×dipe) comme une
hantologie . La présence d'Hamlet est continue, diffuse et
protéiforme. Hamlet n'intervient pas toujours comme concept
dérivé du complexe d'×dipe . Il joue parfois un rôle
ornemental. Il vient tantôt appuyer une intuition ou une
hypothèse, tantôt relancer le dialogue ou venir interroger ce qui
vient d'être dit. Il semble parfois surgir de manière insidieuse,
intempestive et furtive, de sorte que ses apparitions semblent davantage
relever de l'hantologie que de la référence pleinement
maîtrisée et dûment réfléchie. Si l'on peut
aisément dater historiquement l'apparition du complexe d'×dipe dans
la terminologie psychanalytique, on ne peut faire de même pour Hamlet
puisque, tel le spectre du père d'Hamlet, il n'apparaît jamais
pour la première fois dans le corpus freudien, il ne fait que
réapparaître, même si c'est pour la première fois,
tel un revenant. Ainsi que le suggère Derrida, la hantise est
historique, certes, mais elle ne date pas, elle ne se date jamais docilement,
dans la chaîne des présents, jour après jour, selon l'ordre
institué d'un calen-
28
drier. Intempestive, elle n'arrive pas, elle ne survient pas
[...1 73 à Freud, à la psychanalyse pouvons-nous ajouter au
sujet de la hantise exercée par Hamlet. Derrida poursuit :
[...1 ce quelqu'un d'autre spectral nous regarde, nous nous
sentons regardés par lui, hors de toute synchronie, avant même et
au-delà de tout regard de notre part, selon une
antériorité (qui peut être de l'ordre de la
génération, de plus d'une génération) et une
dissymétrie absolues, selon une disproportion absolument
immaîtri-sable. L'anachronie fait ici la loi. Que nous nous sentions vus
par un regard qu'il sera toujours impossible de croiser, voilà l'effet
de visière depuis lequel nous héritons de la loi. Comme nous ne
voyons pas qui nous voit, et qui fait la loi, qui délivre l'injonction,
une injonction d'ailleurs contradictoire, comme nous ne voyons pas qui ordonne
jure (swear), nous ne pouvons pas l'identifier en toute certitude,
nous sommes livrés à sa voix. Celui qui dit Je suis le spectre
de ton père ( I am thy Father's Spirit ), on ne peut que le
croire sur parole. Soumission essentiellement aveugle à son secret, au
secret de son origine, voilà une première obéissance
à l'injonction. Elle conditionnera toutes les autres. 74.
C'est d'ailleurs ce que Freud déplore : n'avoir pu
rencontrer Hamlet, n'avoir pu le convier à ses rencontres
psychanalytiques afin de lui arracher son secret, à savoir qu'il
souffrait du complexe d'×dipe :
Un cas, cependant, pourrait m'inciter à me rendre
moi-même à Elseneur, en dépit de toutes mes
infirmités; si vous déterminiez le prince Hamlet en personne
à faire une conférence dans laquelle il reconnaîtrait avoir
souffert du complexe d'×dipe, ce que tant de gens ne veulent pas croire.
Mais même vous ne parviendriez pas à mettre cela sur pied et je
puis donc me permettre de rester chez moi. 75
Comme le spectre de son père pour Hamlet, le spectre
d'Hamlet possède un regard panoptique sur Freud et sur ses
contemporains, il voit ce que les autres ne voient pas. Du moins Freud semble
prêter à Hamlet ce pouvoir tutélaire de connaissance de ces
choses au ciel et sur la terre dont la sagesse d'école
psychanalytique ne peut rêver 76. Ainsi, si ×dipe
parsème le corpus freudien de manière explicite et donc en
apparence beaucoup plus fréquente, c'est parce qu'il ne s'agit pas d'une
figure spectrale comme l'est Hamlet qui possède l'insigne suprême
du pouvoir dès lors qu'il peut à l'abri voir sans être vu
ou sans être identifié 77. Derrida explique par la
suite que l'esprit de l'esprit , en l'occurrence l'esprit du spectre d'Hamlet,
vient travailler celui
73. Jacques Derrida, Spectres de Marx, l'État de
la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale,
Galilée, Paris, 1993, p. 22.
74. op. cit., p. 27-35.
75. Sigmund Freud, Correspondance avec le pasteur Pfister
(1909-1939), lettre 89 du 16 février 1929, Gallimard, tel, Paris,
1991, p. 185-186.
76. William Shakespeare, Hamlet, I, 5, 164-165 :
There are more things in heaven and earth, Horatio, Than are dreamt of in your
philosophy. . Il s'agit, nous l'avons vu, de la référence
à Hamlet qui apparaît le plus sous la plume de Freud, que
ce soit sous la forme d'une citation exacte ou de manière allusive.
77. Jacques Derrida, ibid.
29
qu'il hante. La hantise que subit Freud de la part du spectre
d'Hamlet lui permet de produire une conceptualité nouvelle. La machine
hamlétique, comme hantologie, est productrice de concepts.
Qu'est-ce que suivre un fantôme? Et si cela revenait
à être suivi par lui, toujours, persécuté
peut-être par la chasse même que nous lui faisons? [...1 qu'est-ce
qu'un fantôme? qu'est-ce que l'effectivité ou la présence
d'un spectre, c'est-à-dire de ce qui semble rester aussi ineffectif,
virtuel, inconsistant qu'un simulacre? [...1 Appelons cela une hantologie.
Cette logique de la hantise ne serait pas seulement plus ample et plus
puissante qu'une ontologie ou qu'une pensée de l'être (du to
be , à supposer qu'il y aille de l'être dans le to be or
not to be , et rien n'est moins sûr). [...1 Hamlet commençait
déjà par le retour attendu du roi mort. Après la fin de
l'histoire, l'esprit vient en revenant, il figure à la fois un mort qui
revient et un fantôme dont le retour attendu se répète,
encore et encore. [...1 Question de répétition : un spectre est
toujours un revenant. On ne saurait en contrôler les allées et
venues parce qu'il commence par revenir. [...1 ce qui paraît presque
impossible, c'est toujours de parler du spectre, de parler au spectre, de
parler avec lui, donc surtout de faire ou de laisser parler un esprit. Et la
chose semble encore plus difficile pour un lecteur, un savant, un expert, un
professeur, un interprète, bref pour ce que Marcellus appelle un
scholar78. Peut-être pour un spectateur en
général. Au fond, le dernier à qui un spectre peut
apparaître, adresser la parole ou prêter attention, c'est, en tant
que tel, un spectateur. Au théâtre ou à l'école. Il
y a des raisons essentielles à cela. Théoriciens ou
témoins, spectateurs, observateurs, savants et intellectuels, les
scholars croient qu'il suffit de regarder. Dès lors, ils ne sont pas
toujours dans la position la plus compétente pour faire ce qu'il faut,
parler au spectre [...1 Il n'y a plus, il n'y a jamais eu de scholar
capable de parler de tout en s'adressant à n'importe qui, et
surtout aux fantômes. Il n'y a jamais eu de scholar qui ait
vraiment, en tant que tel, affaire au fantôme. Un scholar
traditionnel ne croit pas aux fantômes - ni à tout ce qu'on
pourrait appeler l'espace virtuel de la spectralité. Il n'y a jamais eu
de scholar qui, en tant que tel, ne croie à la distinction
tranchante entre le réel et le non-réel, l'effectif et le
non-effectif, le vivant et le non-vivant, l'être et le non-être
(to be or not to be, selon la lecture conventionnelle), à
l'opposition entre ce qui est présent et ce qui ne l'est pas, par
exemple sous la forme de l'objectivité. Au-delà de cette
opposition, il n'y a pour le scholar qu'hypothèse
d'école, fiction théâtrale, littérature et
spéculation. Si on se référait uniquement à cette
figure traditionnelle du scholar, il faudrait donc
78. William Shakespeare, Hamlet, I, 1, 41 :
Thou art a scholar, speak to it, Horatio.
Toi qui est savant, parle-lui, Horatio.
L'édition de Gisèle Venet inclut une note
éclairante : Horatio, comme Hamlet, a fait des études de
philosophie à l'université de Wittenberg. . Un scholar
est un savant, mais ce terme anglais peut aussi désigner un
érudit, un lettré ou encore un étudiant.
30
se méfier ici de ce qu'on pourrait définir comme
l'illusion, la mystification ou le complexe de Marcellus. Celui-ci
n'était peut-être pas en situation de comprendre qu'un scholar
classique ne saurait parler au fantôme. Il ne savait pas ce qu'est
la singularité d'une position, ne disons pas d'une position de classe
comme on faisait jadis, mais la singularité d'un lieu de parole, d'un
lieu d'expérience et d'un lien de filiation, lieux et liens depuis
lesquels seuls on peut s'adresser au fantôme Thon art a scholar;
speak to it, Horatio. , dit-il naïvement, comme s'il participait
à un colloque. Il en appelle au scholar, au savant ou à
l'intellectuel instruit, à l'homme de culture comme à un
spectateur qui saurait mettre la distance nécessaire ou trouver les mots
appropriés pour observer, mieux, pour apostropher un fantôme,
c'est-à-dire aussi pour parler la langue des rois ou des morts. [...] En
le conjurant de parler, Horatio veut arraisonner, stabiliser, arrêter le
spectre dans sa parole. ??
Peut-on dire que Freud, en tant que savant et homme de
lettres, était dès le départ voué à une
rencontre manquée avec le spectre d'Hamlet? Quand Freud parle d'Hamlet,
ou quand il semble dialoguer dans son oeuvre avec lui, se fait-il des
illusions? De même, le lecteur ou le spectateur, qui se laisserait hanter
par Hamlet, se trouve-t-il dans la même position que le fondateur de la
psychanalyse, inexorablement inapte à d'appréhender ce qui lui
arrive et ce qu'il doit en retenir?
La branche métapsychologique de la psychanalyse
n'est-elle pas à même de saisir ce qu'un spectre comme Hamlet a
à lui dire? En effet, si à partir d'Hamlet, Freud parvient
à une conceptualité inédite, comme nous venons de le voir,
c'est qu'il est parvenu malgré tout à faire fonctionner ce
spectre comme une machine à produire des concepts. Peut-être que
ces concepts ainsi produits ne sont que sagesse d'école et
hypothèses inachevées. Freud le concède volontiers. Quoi
qu'il en soit, Freud parvient, effectivement et efficacement, à faire de
cette hantise quelque chose d'utile à la discipline psychanalytique.
Derrida suggère que justement ce spectre aussi puissant
qu'irréel , est virtuellement plus efficace que ce qu'on appelle
tranquillement une présence vivante. .
Si Freud rit jaune en posant comme condition de sa venue la
participation d'Hamlet, il n'est pas absurde de se demander
précisément d'où revient Hamlet pour Freud : d'Elseneur?
de l'imaginaire de Shakespeare? de l'Autre scène in-
consciente? Le mystère demeure.
Si l'approche que fait Jones d'Hamlet nous semble
insuffisante, c'est peut-être parce que le disciple et biographe de Freud
n'avait pas été éprouvé de la même
manière. Nous l'avons vu, Hamlet met réellement à
l'épreuve la pensée freudienne, il l'empêche de se
scléroser ou d'osciller entre scientisme et herméneutique et il
travaille la conceptualité freudienne en profondeur. Peut-être
est-ce justement parce que la démarche de Jones est encore trop
interprétative et trop réductrice qu'elle ne nous convainc pas?
Par ailleurs, elle ne fonctionne pas vraiment, contrairement à la
machine Hamlet de Freud, qui a des effets certains sur la vie personnelle de
celui-ci, sur son oeuvre, sur sa pratique et sur ses successeurs, analystes et
critiques littéraires. Le problème de la façon dont Jones
aborde Hamlet tient sans doute davantage au fait que son approche
79. Jacques Derrida, op. cit.
31
n'a pas la dimension d'expérimentation que l'on
retrouve dans l'approche freudienne. Notons que Freud ne relègue jamais
complètement l'investigation du mystère des personnages
shakespeariens (Hamlet, Macbeth) à Jones. Même s'il envisage que
Jones peut développer ses propres intuitions de manière autonome
et bien qu'il reconnaisse la grande valeur des travaux de Jones en
matière de psychanalyse appliquée à Shakespeare, Freud ne
peut s'empêcher de toujours rajouter sa pierre à l'édifice,
comme s'il déplorait en réalité l'insuffisance des
conclusions tirées par Jones.
Freud tient à ce tourment, à cette hantise qu'il
subit de la part des personnages shakespeariens, si bien qu'il ne peut se
résoudre définitivement à déléguer la
responsabilité d'une psychanalyse des personnages shakespeariens, dont
les spectres l'habitent (spectres d'Hamlet, spectres de Macbeth, spectres de
Cor-délia, spectres de Richard III, etc.), à un autre analyste
que lui-même.
L'énigme d'Hamlet a pu être devinée, Lady
Macbeth reste
un mystère. Mais Freud n'en a jamais fini avec
Shakespeare qu'il interroge autant qu'il est interrogé par lui.
8O.
2) Le paradoxe freudien : Entre exigence de
scientificité et extrême sensibilité littéraire.
Les aspirations du poète et de l'artiste ne restent
jamais étrangères aux exigences du chercheur : l'écrivain,
comme le savant, recourt à l'expérience de la
réalité, observe et analyse avant de créer. Le savant,
comme l'écrivain, doit trouver un style d'exposition ainsi qu'un nouveau
langage. [...1 Freud s'abandonne volontiers à l'illusion romanesque : il
croit aux personnages plus vivants que nature imaginés par le
romancier, il analyse leurs cas fictifs comme s'ils étaient des cas
réels. Il estime que la littérature et la psychanalyse, par des
voies différentes, poursuivent une même enquête sur l'homme
et peuvent s'enrichir mutuellement. Par cette conviction, Freud appartient
[...1 à la génération naturaliste où le psychiatre
~ psychologue et l'écrivain collaborent et parfois même
rivalisent. [...1 On aperçoit transposés dans la cure certains
procédés de la création littéraire. Voilà
qui explique l'ambivalence de la psychanalyse : Freud la maintient
résolument du côté de la science, et s'offusque
d'être pris pour un artiste ou un poète [...1 C'est l'auto-analyse
qui lui permet la synthèse de ses exigences scientifiques et de ses
intérêts littéraires [...1 On ne peut pas dire que Freud
applique de façon tout extérieure sa théorie à des
oeuvres littéraires. Ses commentaires semblent au contraire jaillis au
fil d'une conversation ininterrompue avec des auteurs qui l'accompagnent toute
sa vie. 81.
La psychanalyse, forme de littérature ou science
pure?
La psychanalyse est à la fois une science et un art.
Freud
[...1 met à nu, dans sa propre psyché et dans celle
des autres, les
80. Jean-Baptiste Pontalis, op. cit., p. 40.
81. Jacques Le Rider, Freud et la littérature ,
Histoire de la psychanalyse, dir. Roland Jaccard, Hachette, 1982, p.
24 et suivantes.
32
drames que les grands poètes projettent sur la
scène du monde. 82
Avant même l'édification de la discipline
psychanalytique, Freud soulignait la proximité entre sa propre
démarche scientifique et les écrits des poètes :
Je m'étonne moi-même de constater que mes
observations de malades se lisent comme des romans. Et qu'elles ne portent pour
ainsi dire pas ce cachet de sérieux propre aux écrits des
savants. Je m'en console en me disant que cet état de choses est
évidemment attribuable à la nature même du sujet
traité et non à mon choix personnel. [...] Un exposé
détaillé des processus psychiques, comme celui que l'on a coutume
de trouver chez les grands écrivains (Dich-ter), me permet, en
n'employant qu'un petit nombre de formules psychologiques, d'acquérir
quelques notions du déroulement d'une hystérie.
83
Nous l'avons vu, Freud n'entend pas combler l'écart
réel qui sépare la psychanalyse comme science, de la
littérature. Freud n'a jamais renié son goût
prononcé pour la littérature. Son extrême érudition
littéraire était une qualité très
appréciée chez un homme de science, la scission radicale entre
médecine et Humanités n'ayant alors pas cours.
Bien que Freud ne fût ni spécialiste ni critique
de littérature, son apport en ce qui concerne l'analyse d'Hamlet
est aujourd'hui largement reconnu par ceux qu'on nomme les
shakespearologues.
Outre la distinction proprement philosophique entre la
psychanalyse comme herméneutique et la psychanalyse comme entreprise de
libération, il existe différentes façons
d'appréhender la psychanalyse par ceux qui sont eux-mêmes
analystes. Nous n'en citerons que deux qui nous paraissent très
intéressantes pour mieux comprendre le paradoxe freudien ou
l'indécidabilité de la psychanalyse entre science et
littérature. La psychanalyse pour Félix Guattari est
construction, interprétation, invention et création. Par
opposition, Paul-Laurent Assoun la conçoit comme découverte,
découvrement, science. Nous pensons que ces conceptions ne sont
antithétiques qu'en apparence, et qu'il vaudrait mieux les concevoir
comme deux aspects complémentaires de la psychanalyse freudienne.
Shakespeare, précurseur de la
psychanalyse?
J'admire que l'extraordinaire pouvoir de
pénétration de Shakespeare lui ait donné une science que
le reste du monde n'acquit que trois siècles plus tard. [. . .] Cette
condition douloureuse, dans laquelle se débat et souffre
l'humanité, s'appelle la psychonévrose. Le génie de
Shakespeare l'a pressentie avec une perspicacité sans défaut.
84.
82.
Ella Sharpe, art. L'impatience d'Hamlet (1929), dans Ernest
Jones, Hamlet et ×dipe, Gallimard, tel, 1967, pp. 173-188.
83. Sigmund Freud, Études sur l'hystérie
(1895), Epicrise du cas d'Elisabeth von R., PUF, Paris, p. 125-128,
cité par Henriette Michaud, dans Les revenants de la mémoire,
Freud et Shakespeare, PUF, Petite bibliothèque de psychanalyse,
Paris, 2011, p. 17.
84. Ernest Jones, op. cit.
33
Alors qu'il reconnaît tirer en grande partie ses
théories de sa fréquentation des grands auteurs classiques, Freud
espère que soit un jour reconnue la possibilité que le mouvement
devienne inverse, à savoir que ce ne soit plus seulement la
littérature qui nourrisse la psychanalyse, mais aussi que,
concomitamment, la psychanalyse vienne alimenter l'analyse et la
compréhension de l'oeuvre, provoquant par là même un
certain accroissement du plaisir intellectuel ressenti au contact de l'oeuvre
:
L'application de la méthode psychanalytique n'est en
aucune façon limitée au champ des maladies psychiques, mais
s'étend aussi à la solution des problèmes d'art, de
philosophie et de religion. Ainsi le courant psychanalytique
général serait ouvert aussi aux étudiants de ces
différentes disciplines. Ces effets enrichissants de la pensée
psychanalytiques sur les autres disciplines contribueraient certainement
beaucoup à forger un lien étroit dans le sens d'une
universitas literarum, entre la science médicale et les
branches d'études qui sont à l'intérieur de la
sphère de la philosophie et des arts. 85
A première vue, la psychanalyse fait une approche
ludique de l'oeuvre littéraire (résolution d'une énigme,
d'un problème : le sphinx de la littérature moderne). Pourtant,
s'il s'agit bien d'un jeu, ce jeu est en réalité très
sérieux car on touche là aux problèmes fondamentaux
relatifs à la connaissance de l'âme humaine.
Nous l'avons vu, il est des citations d'Hamlet que
Freud aime particulièrement citer et qu'il reprend dans plusieurs
passages de son oeuvre comme des sortes de motifs, de leitmotiv.
La référence la plus présente
tirée d'Hamlet est, comme nous l'avons évoqué, la suivante
:
Il y a plus de choses au ciel et sur la terre, Horatio, Que
n'en peut rêver votre philosophie.
Deux autres références notables reviennent
à plusieurs reprises dans les écrits de Freud.
Use every man after his desert, and who shall scape whipping?
86
Thus conscience does make cowards of us all 87
Cette seconde citation semble être pour Freud la phrase
clef du fameux monologue d'Hamlet qu'on tend à réduire à
ses premiers vers To be or, not to be . Nous tenterons, dans la seconde
partie, de comprendre pourquoi.
La psychanalyse est une forme de littérature. La
littérature analytique se situe entre une exigence de rigueur
scientifique et une tonalité poétique, déce-
85. Sigmund Freud, L'enseignement de la psychanalyse dans
les Universités (1919), Standard Edition XVII, 171, cité et
traduit par Sarah Kofman, dans L'enfance de l'art. Une
interprétation de l'esthétique freudienne, Payot, Paris,
Bibliothèque scientifique, 1970, p. 1516. Pour l'édition
disponible de ce texte de Freud, voir Doit-on enseigner la psychanalyse
à l'Université », (1919), Résultats,
idées, problèmes, t. I, PUF, Paris, 1984, p.239-242.
86. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 459-460 Si
l'on traite chacun selon son mérite, qui échappera au fouet?
».
87. William Shakespeare, Hamlet, III, 1, 82 Ainsi
la conscience fait de nous tous des lâches».
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lable notamment à travers l'effort stylistique
entrepris, la forme de la narration de cas ainsi que l'intertextualité
avec les plus grandes oeuvres littéraires.
Comme l'a suggéré Henriette Michaud
88, Freud fait des variations à partir du thème
Hamlet, introduisant ainsi la différence dans la
répétition.
Dès les lettres à Fliess, Freud compose avec les
vers shakespeariens sa propre prose. Le littéraire est d'emblée
conjoint au scientifique. Tout est lié dans l'esprit du grand humaniste
Freud.
J'apporte une variante aux paroles d'Hamlet : To be in
readiness . Etre serein, tout est là. 89
Dans Hamlet90, on trouve les vers du
personnage Hamlet avant le combat avec Laërte : the readiness is all ,
traduit dans l'édition des Lettres à Fliess par La
disponibilité, tout est là ou dans l'édition des
tragédies de Shakespeare à la Pléiade par Le tout est
d'être prêt . Il s'agit de la fameuse lettre sur l'abandon de la
croyance aux neurotica 91, dans laquelle Freud fait part à
son ami de l'éprouvante découverte qu'il vient de faire à
partir de quatre constats dont le troisième est crucial dans le
processus qui mènera à l'élaboration de la psychanalyse
:
Il n'y a pas de signe de réalité dans
l'inconscient, de sorte que l'on ne peut pas différencier la
vérité et la fiction investie d'affect. (Dès lors la
solution qui restait, c'est que la fantaisie sexuelle s'empare
régulièrement du thème des parents.) 92.
Ce processus décrit par Freud, consistant pour
l'imaginaire à se saisir du thème des parents , sera au coeur de
ce qu'il appellera par la suite le roman familial des névrosés ,
dont le lien direct avec le complexe d'×dipe est
souligné93. L'ultime constat que fait Freud a
également une importance d'envergure :
La considération que dans la psychose la plus profonde
le souvenir inconscient ne perce pas, de sorte que le secret des
expériences vécues dans la jeunesse ne se trahit pas, même
dans le délire le plus confus. Quand on voit ainsi que l'inconscient ne
surmonte jamais la résistance du conscient, alors s'évanouit
aussi l'espoir que dans la cure les choses puissent se passer à
l'inverse pour aboutir à un complet domptage de l'inconscient par le
conscient. 94.
On trouve déjà ici l'idée qu'il convient
d'accepter le caractère nécessairement interminable de l'analyse
des névroses, ce caractère devenant par la suite pour Freud le
moteur et ce qui constitue la pertinence de la démarche analytique (bien
qu'il semble le déplorer dans un premier temps, lorsqu'il vient de
réaliser son inéluctabilité) par rapport aux autres
démarches thérapeutiques (où le problème ne
semble jamais résolu que de manière superficielle et
provisoire).
88. Henriette Michaud, op. cit.
89. Sigmund Freud, Lettre 139 21 septembre 1897, Lettres
à Wilhelm Fliess (1887-1904), PUF, p. 336.
90. William Shakespeare, Hamlet, V, 2, 192.
91. Freud faisait ici référence à sa
théorie des débuts, la théorie de la séduction ou
du traumatisme sexuel réels.
92. ibid.
93. Sigmund Freud, Le roman familial des
névrosés et autres textes, Petite bibliothèque Payot,
Paris, 2014.
94. ibid.
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Freud poursuit en annonçant qu'il est ainsi prêt
à renoncer à deux choses, la solution complète d'une
névrose et la connaissance certaine de son étiologie dans
l'enfance.
Maintenant je ne sais absolument pas où j'en suis, car
je n'ai
pas réussi à comprendre théoriquement le
refoulement et son jeu de forces 95.
C'est justement la figure d'Hamlet qui viendra à l'aide
de Freud et lui permettra de comprendre le processus du refoulement et son
progrès dans l'histoire de l'humanité . Peut-être,
d'ailleurs, le pressent-il déjà, puisque cette lettre y fait
référence comme par inadvertance, à travers cette
variation.
La référence semble ici secondaire du point de
vue de l'importance pour l'élaboration conceptuelle de l'objet Hamlet ,
mais elle est la première référence, du point de vue
chronologique, dans la correspondance avec Fliess, et elle annonce
déjà la lettre fondatrice de la psychanalyse, où il sera
question non seulement d'Hamlet 96, mais aussi d'×dipe, pour la
première fois orienté vers ce qui deviendra le complexe
nucléaire des névroses . Ici, Freud souligne le fait qu'il tient
à rester humble et dispos, en ce qui concerne la discipline qu'il est en
train d'édifier. Il évoque l' espoir d'une renommée
éternelle et déplore l'impossibilité d'avoir
déjà le recul suffisant face à ses propres
découvertes.
Freud achève sa lettre par une référence
à cette citation d'Hamlet qui ne cessera de revenir tout au long de son
oeuvre 97 :
J'espère apprendre bientôt par moi-même
comment vous allez et tout ce qui se passe par ailleurs entre ciel et terre.
98
Ce passage nous permet de comprendre pourquoi Freud
s'identifie à Hamlet, et non au sceptique Horatio, dont les vues
semblaient de prime abord davantage concorder avec l'esprit de la psychanalyse
freudienne, comme prenant part à la
théorie du soupçon .
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