3) Hamlet, un concept pour la métapsychologie
Le néologisme métapsychologie a
été forgé par Freud en 1895 (en même temps que
l'invention du terme psychanalyse ) pour désigner la part purement
spéculative et théorétique de la doctrine psychanalytique.
Dans une lettre à son ami Fliess datant du 10 mars 1898, Freud
définit la métapsychologie comme la psychologie qui aboutit
à l'arrière-plan du conscient 60, le préfixe
méta suggère l'idée qu'il s'agira de considérer ce
qui est au-delà et à côté des processus psychiques
étudiés traditionnellement par la psychologie (à savoir
les processus conscients). Freud estime que la branche métapsychologique
est l'accomplissement de la recherche psychanalytique et qu'elle permet un
éclaircissement et un approfondissement des hypothèses
théoriques 61 développées par
l'épistémologie freudienne. Profondément liée
à l'épistémologie, la métapsychologie est
également en perpétuelle interaction avec la clinique
psychanalytique, à laquelle elle s'adapte sans cesse.
58. L'interprétation du rêve (1899-1900),
trad. J.-P. Lefebvre, Écrits philosophiques et
littéraires, Opus seuil, V- Matériau et sources du
rêve, A- Le récent et l'indifférent dans le rêve, p.
190.
59.
ibid., VI- Le travail du rêve, G- Rêves
absurdes Les prestations intellectuelles dans le rêve, VI), p.
412.
60. Sigmund Freud, Lettres à Wilhelm Fliess
(1887-1904), édition complète, PUF, Paris, 2006
61. Sigmund Freud, Au-delà du principe de plaisir,
PUF, Quadrige, 2013.
22
On trouve dans le terme métapsychologie l'idée
de soubassements philosophiques de la doctrine freudienne, malgré la
défiance du créateur de la psychanalyse vis-à-vis de la
philosophie. Freud emploie d'ailleurs une expression étonnante
dès lors qu'elle apparaît comme une sorte d'auto-critique : il
parle de la sorcière métapsychologique . Cette image lui vient
du Faust de Goethe. Avec la dimension métapsychologique, la
dichotomie entre théorie et clinique devient caduque. La psychanalyse
apparaît avant tout comme une épreuve de la pensée, une
mise à l'épreuve de nos convictions, à commencer par
celles héritées de la psychologie traditionnelle.
Notons que la métapsychologie se décline en
trois points de vue : la dyna-
mique, l'économique et la topique.
Freud se référait souvent, explicitement ou de
manière allusive, aux vers d'Hamlet au sceptique Horatio, comme s'il
avait besoin de justifier la nécessité d'une
métapsychologie aux yeux du public incrédule.
Le partage, dans ce qui détermine notre vie, entre les
nécessités de notre constitution et les hasards de notre
enfance peut bien, dans le détail, être encore incertain; mais
dans l'ensemble, il ne subsiste aucun doute quant à la
significativité de nos premières années d'enfance
précisément. Nous montrons tous encore trop peu de respect pour
la Nature qui, selon les paroles obscures de Léonard, faisant penser au
propos d'Hamlet, est pleine d'innombrables causes qui ne sont jamais
passées dans l'expérience (La natura è piena d'innite
ragioni che non furono mai in isperienza.
M. Herzfeld, l.c., p. 11). Chacun des êtres humains que
nous sommes correspond à l'une des expérimentations sans nombre
par lesquelles ces ragioni de la Nature font leur poussée dans
l'expérience. 62
L'édition des oeuvres complètes de Freud chez
PUF précise qu'il s'agit là vraisemblablement d'une allusion aux
vers d'Hamlet que Freud aimait par ailleurs citer :
There are more things in heaven and earth, Horatio, Than are
dreamt of in your philosophy.
Il y a plus de choses au ciel et sur la terre, Horatio,
Que n'en peut rêver votre philosophie.
63
Hamlet intervient également, comme nous le verrons,
dans les études freudiennes de psychanalyse appliquée suivantes
: Le Moïse de Michel-Ange et bien plus tard dans
Dostoïevski et le parricide, mais cette fois-ci en tant qu'objet
de
l'analyse, et non en tant qu'intercesseur de Freud.
Dans un ouvrage cette fois-ci plus technique, Freud reprend
ses variations hamlétiennes et cite ce qui semble être ses vers
préférés du prince danois.
62. Sigmund Freud, Un souvenir d'enfance de Léonard
de Vinci (1910), O.C.F. X (19091910), p. 164.
63.
William Shakespeare, Hamlet, I, 5, 164-165.
23
Que les lecteurs soient du moins convaincus que, pour ma
part, je ne rapporte que ce qui s'est présenté à moi en
tant d'expérience vécue indépendante, non
influencée par mon attente. Il ne me restait donc qu'à me
rappeler la sage parole selon laquelle il y a entre ciel et terre plus de
choses que notre sagesse d'école n'en peut rêver. [note de Freud :
cf. Hamlet, I, 5 : Il y a plus de choses au ciel et sur la terre,
Horatio, que n'en rêve ta philosophie ] Qui s'entendrait à
neutraliser encore plus radicalement ses convictions congénitales
pourrait à coup sûr découvrir un plus grand de ces choses.
64
Il s'agit là du fameux cas de l'homme aux loups. Dans
son ouvrage La folie privée65,
André Green fait un parallèle intéressant entre l'homme
aux loups analysé par Freud et Hamlet, comme deux paradigmes de
cas-limite. Il constate par ailleurs, en s'appuyant sur sa pratique analytique
et sur une intuition déjà présente chez Freud, que, de nos
jours, ×dipe tend à céder la place à Hamlet.
Avec l'aide d'Hamlet, Freud aurait touché
à une vérité universelle (l'être humain comme
produit d'une détermination psychologique), d'où les
résistances face à sa lecture d'Hamlet.
Le concept Hamlet permet à Freud de formuler une
intuition présente depuis fort longtemps : ce qui se passe dans
×dipe roi aurait une dimension universelle, on en trouverait des
traces dans Hamlet. Le concept Hamlet, fonctionnant en binôme avec le
motif oedipien, permet d'élaborer une notion psychanalytique centrale :
le refoulement. Il résulte de l'analyse clinique menée par
Freud guidé par Hamlet, que ce problème , qu'il a
repéré chez son mentor , trouve son origine profonde dans la
progression séculaire du refoulement, depuis ce qui était
repérable à partir du personnage d'×dipe.
Non seulement Hamlet donne un éclairage
nouveau à ×dipe, mais, de surcroît, il est ce qui lui donne
toute son actualité et sa pertinence aujourd'hui. Nous sommes tous, du
moins en germe comme le souligne Freud, des Hamlet, à savoir que, chez
chacun de nous, sont susceptibles de ressurgir les rejetons de l'×dipe
refoulé.
La création littéraire ne fait pas que
vérifier et confirmer l'explication métapsychologique : elle lui
ouvre des perspectives qu'il est vrai, la métapsychologie va
élaborer et universaliser [...]. Nous ne pouvons désormais
perdre de vue ce primat de la référence au fait de la
création littéraire, qui cherche dans l'instrument
métapsychologique une expression adéquate et non un
dépassement de la littérature par la science .
66.
Afin d'établir une taxinomie et de poser des
étiquettes nosographiques à partir de ce qui se présente
subjectivement à lui dans Hamlet, Freud prend appui sur ce qui
différencie un cas d'un autre, une classe de névroses d'une
autre, d'un point de vue métapsychologique (nous y reviendrons lorsque
nous traiterons
64. Sigmund Freud, A partir de l'histoire d'une
névrose infantile, I- Remarques préliminaires (1914), in
O.C.F. XIII (1914-1915), PUF, Paris, 1988 (La référence à
Hamlet apparaît dans la note de bas de page).
65. André Green, La folie privée :
Psychanalyse des cas-limites, Gallimard, Connaissance de l'inconscient",
Paris, 1990.
66. Paul-Laurent Assoun, Littérature et
psychanalyse, Ellipses, Paris, 1996, p. 30.
24
de l'étiologie des névroses que Freud tente
d'appliquer à Hamlet, bien qu'il semble que le processus soit
plutôt inverse). Freud tire d'Hamlet une esquisse d'étiologie des
névroses.
Le terme folie n'est guère plus employé dans
la nosographie psychanalytique car il est désormais perçu comme
connotant un manque de rigueur et de scientificité, comme relevant
davantage de la littérature, en tant que fiction, que de la
réalité psychique (nous verrons que la folie relève bien
de la littérature, dans sa fonction d'exploration des marges de la
raison, de la déviance, mais que la littérature, étant
conçue comme vie, est en prise directe sur le réel,
expérimente bien quelque chose d'empirique lorsqu'elle aborde la folie),
comme renvoyant à une autre époque supposée révolue
et comme suggérant quelque chose
de quasi-mystique.
Par ailleurs, comme Assoun l'a démontré dans
plusieurs de ses travaux 67, la psychanalyse freudienne
possède l'intérêt crucial de produire une mise au travail
de la conceptualité philosophique et ainsi d'avoir des effets
philosophiquement définissables . La machine psychanalytique est une
machine réelle et non une machine à fantasmes. Les concepts
psychanalytiques sont acquis sur le terrain de son expérience clinique
.
Le concept psychanalytique, en démarcation du registre
spéculatif du concept, est donc empirique, au sens de la
référence à cette expérience (empereia)
que constitue la clinique. Il s'agit donc de notions induites du savoir du
symptôme, acquis par l'écoute, produits d'une découverte
[...] mais aussi porteuses d'une ambition expli-
cative donc conceptuelle. 68
La partition du fonctionnement d'Hamlet, comme
concept, entre la métapsychologie, l'épistémologie et la
clinique, est purement méthodologique, et non réelle, car tout
ceci est inséparable de facto. En effet, on ne peut tracer une
ligne de séparation nette entre la théorie et la clinique
psychanalytiques, car observation, spéculation, praxis et effet
thérapeutique y sont constamment intriqués. Freud tenait à
élaborer des concepts car c'était pour lui ce qu'il y a de plus
stimulant pour le développement de la pensée. On comprend mieux
dès lors la fonction conceptuelle revêtue par le personnage de
Shakespeare.
Le personnage conceptuel d'Hamlet devient pour Freud une
entité clinique établie par une épistémologie et
dont les mécanismes profonds peuvent être mis en lumière
par une métapsychologie. Hamlet est un réel concept pour la
psychanalyse, la preuve en est qu'il fait l'objet d'entrées dans
certains dictionnaires de référence en psychanalyse
69.
Enfin, le concept Hamlet opère comme un
véritable fil rouge permettant de ré-exposer une grande partie de
l'oeuvre de Freud à partir de l'enjeu oedipien.
67. Paul-Laurent Assoun, Freud, la philosophie et les
philosophes, PUF, Quadrige, Paris, 2009; Freud et Nietzsche, PUF,
Quadrige, Paris, 2008; Freud , Vocabulaire des philosophes, t. IV-
Philosophie contemporaine (XX? siècle), dir. J.-P. Zarader,
Ellipses, Paris, 2002.
68. Paul-Laurent Assoun, Freud , Vocabulaire des
philosophes, t. IV, dir. J.-P. Zarader, Ellipses, Paris, 2002, p. 166.
69. Dictionnaire international de la psychanalyse,
dir. Alain de Mijolla, Calmann-Lévy, Paris, 2002; Dictionnaire de
psychanalyse, dir. Bernard Vandermersch, Roland Chemama, Larousse, in
extenso, Paris, 2009.
25
Peut-on dès lors parler de l'existence d'un complexe
d'Hamlet qui poindrait dans l'oeuvre de Freud, étant donné
qu'Hamlet est d'emblée strictement (et historiquement) lié au
complexe d'×dipe?
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