2) Hamlet, un concept pour l'épistémologie
freudienne
Chez Freud, la fécondité clinique est
conditionnée par tout un appareillage théorique produit par
l'épistémologie. Hamlet offre la possibilité
à Freud d'aborder des problématiques et thématiques
générales essentielles à la psychanalyse. D'autre part, il
permet d'évoquer ou d'expliciter nombre de concepts psychanalytiques
centraux.
La psychanalyse est définie par Freud comme un type de
savoir spécifique qui se revendique comme science, une psychologie
scientifique . Elle est un mode de production théorique rationaliste.
Dans cette perspective, Hamlet est un concept opératoire pour
penser les mécanismes en lien avec l'hypothèse scientifique de
l'inconscient.
L' épistémologie freudienne est une certaine
conception des processus inconscients.
Nous avons pu voir que, déjà dans une
perspective clinique et expérimentale, Hamlet fonctionnait
comme un personnage conceptuel . Bien plus, il semble que Freud, dans une
perspective épistémologique qui prolonge l'enquête clinique
préliminaire, utilise l'oeuvre et le personnage fictionnels afin de les
faire fonctionner comme un laboratoire conceptuel. Ce n'est dès lors
plus du Hamlet et du Hamlet de Shakespeare dont il s'agit mais du
Hamlet et du Hamlet de
40. Bertrand Welniarz, art. Freud et la création
littéraire : la psychanalyse avec Shakespeare , Perspectives Psy 2008,
n?1, Vol. 47.
41. Ce qu'on nomme psychanalyse appliquée fera l'objet
de notre seconde partie.
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Freud, de Freud devenant Hamlet, en même temps qu'il
fait devenir Hamlet psychanalyste.
Le Hamlet de Hegel, nous y reviendrons, était une
figure esthétique, une puissance d'affects et de percepts
42. Celui de Freud est personnage conceptuel fonctionnant par
connexions et agencements avec le reste des outils et figures de la
psychanalyse, personnage conceptuel, c'est-à-dire puissance de concepts
, débordant les opinions courantes . Il y a dans le corpus freudien une
certaine production d'alliances, de bifurcations, des substitutions d'Hamlet,
figure théâtrale à Hamlet, personnage conceptuel
emblématique de la psychanalyse. Freud ne veut pas mettre l'affect dans
la pensée 43. Il convient de ne pas confondre Hamlet, figure
théâtrale et Hamlet, personnage conceptuel, faute de quoi nous
tombons dans le logodrame ou dans la figurologie dont parlaient Deleuze et
Guattari. Bien que cette interpénétration des plans ne soit en
aucun cas un défaut pour Deleuze et Guattari, il semble que Freud tient,
au contraire, à garder séparés les deux plans, celui de
l'art proprement dit et de l'émotion qu'il peut susciter d'une part, et
celui de la réflexion apathique sur l'art, d'autre part. Ceci pourrait
d'ailleurs justifier le fait que Freud ne tenait pas rigueur des reproches des
critiques faisant de la psychanalyse appliquée une menace pour
l'appréciation esthétique de l'oeuvre. Freud parvient grâce
au personnage conceptuel Hamlet à modifier de façon
décisive ce que signifie penser, dresser une nouvelle image de la
pensée 44. Il bifurque, en génie hybride ,
n'effaçant pas la différence de nature entre science et
littérature, mais tentant au contraire de s'installer dans cette
différence même 45.
Hamlet n'intervient pas directement dans les travaux tardifs
de Freud sur la pulsion de mort et dans ceux introduisant la seconde topique
(à partir des années 1920). Néanmoins, il paraît
évident que Freud s'est inspiré de son observation du prince
danois pour forger toute cette conceptualité introduite dans ses
derniers écrits.
Hamlet n'est jamais loin lorsqu'il s'agit des options
théoriques fondamentales de la psychanalyse freudienne (nature de
l'inconscient, refoulement, ×dipe, fantasme, etc).
En outre, l'approche psychanalytique du mot d'esprit doit
beaucoup à Ham-
let.
Les conditions du bon fonctionnement d'un mot d'esprit sont
empruntées à la sagesse d'Hamlet :
La fortune d'une plaisanterie se trouve dans l'oreille de
celui qui la fait. 46 [...] La brièveté est l'âme de
l'esprit. 47 [...]. La fulgurance, l'imprévu, la surprise du Witz
qui jaillit, sans qu'il s'agisse nécessairement d'un mot d'esprit,
est un des traits qui caractérisent non seulement le personnage d'Hamlet
mais tout le théâtre de Shakespeare. [. . .] surgit du dehors ce
qui est caché au-dedans. Le rêve lui-même est pour une part
un Witz. Pour une part seulement car
42. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu'est-ce que
la philosophie ?, p. 64 et suivantes.
43. ibid.
44. ibid.
45. ibid.
46. Sigmund Freud, Le mot d'esprit et ses relations avec
l'inconscient, cité par Jean-Bertrand Pntalis, op. cit., p.
40.
47. ibid.
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il est aussi une ombre48, le revenant spectral de nos
nuits obscures. 49
Dans un passage très intéressant du point de vue
de la théorie freudienne, à la fois du mot d'esprit et du
rêve, Freud sollicite les paroles caustiques d'Hamlet :
Thrift, thrift, Horatio. The funeral bak'd meats
Did coldly furnish forth the marriage tables. 50.
En effet, la question du principe d'économie, de la
condensation dans le mot d'esprit est illustrée par ces vers d'Hamlet
économie, économie, Horatio . Hamlet emploie la technique de la
condensation dans son mot d'esprit pour interpréter la succession rapide
de la mort de son père et du remariage de sa mère.
Le jeu de mots ne représente qu'une condensation sans
substitution; la condensation demeure donc la catégorie à
laquelle sont subordonnées toutes les autres. Une tendance à la
compression ou mieux à l'épargne domine toutes ces techniques.
Tout paraît être, comme le dit Hamlet, affaire d'économie
(Thrift, Horatio,
thrift !). 51.
L'emploi multiple des mêmes mots dans la demande et
dans la réponse constitue certes une épargne . De même
Hamlet traduit la succession immédiate de la mort du père et des
noces de la mère par ces mots : Le rôti du repas mortuaire
fournit la viande froide du banquet nuptial. . 52.
Le lien est clair entre le wit 53 d'Hamlet et le
witz 54 dont parle Freud dans son essai. De même, Freud avait
déjà montré, notamment dans L'interprétation du
rêve, que ce principe d'économie opérait
également dans les processus
48. Pontalis fait sans doute allusion aux vers d'Hamlet : A
dream itself is but a shadow. ». II, 2, 253.
49. Jean-Bertrand Pontalis, op. cit., p. 40.
50. William Shakespeare, Hamlet, I, 2, 180-181 :
Les viandes rôties des funérailles
Ont été servies froides au repas du mariage
».
51. Sigmund Freud, Le mot d'esprit et ses rapports avec
l'inconscient (1905), Gallimard, coll. idées, Paris, 1930, p.
67.
52. op. cit., p. 69.
53. Le wit » anglais est un terme équivoque, qui
signifie tantôt une personne dotée d'un esprit vif qui sait manier
les mots de manière habile, intelligente et amusante, tantôt
l'intelligence et la vivacité d'esprit. On trouve l'emploi de ce mot par
Polonius dans Hamlet (II, 2, 90) :
Brevity is the soul of wit »
Ainsi la brièveté est l'âme de l'esprit
»
54. Le sens courant du terme allemand witz »
est humour». Freud l'utilise pour désigner le mot d'esprit
», qui n'est pas seulement jeu de mots humoristique mais qui comporte une
part importante de créativité, d'acuité intellectuelle et
d'inventivité. C'est en ce sens que le witz » s'apparente au wit
» shakespearien.
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oniriques. Dans le but de révéler les
mécanismes fondamentaux de la création artistique et
poétique, Freud met l'emphase sur les points communs de celle-ci avec
des processus psychiques apparemment dissemblables tels que les rêves,
les jeux de mots et les symptômes psycho-névrotiques. Il s'agit
dans ces différents cas de processus liés aux fantasmes, aux
désirs inconscients, au refoulement, au réveil de souvenirs
d'enfance et à la vie psycho-sexuelle de l'individu.
Dans Le mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient,
Hamlet est une source inépuisable de wit propice
à venir étayer la théorie psychanalytique de cette
production de l'inconscient singulière qu'est le witz . Voici
quelques autres exemples que nous trouvons dans cet essai de Freud.
Les auteurs s'accordent à reconnaître à
l'esprit une autre particularité essentielle : la concision est
à l'esprit lui-même, dit Jean Paul (Propédantique à
l'esthétique I, par. 45), accommodant ainsi la parole de ce vieux
bavard de Polonius dans l'Hamlet de Shakespeare (Acte II, scène II) :
Puisque la concision est l'âme de l'Esprit, / Prolixité son corps,
son lustre et son habit, / Mon discours
sera bref. 55
Le double sens, créé par le sens réel et
le sens métaphorique d'un mot, est une source féconde de la
technique de l'esprit. [...] C'est le mot célèbre d'Hamlet, selon
lequel le but de la pièce, et par conséquent l'intention du
poète qui l'écrit, serait de mirer la nature comme dans un
miroir : il donne à la vertu ses traits, à la honte son image, au
siècle et au temps son expression et sa silhouette.
(Acte III, scène 2) 56.
De même la maligne et fallacieuse défense de la
sagesse universitaire par Lichtenberg : Il y a plus de choses sur la terre et
au ciel que ne le soupçonne toute votre scolastique! disait avec
mépris le Prince Hamlet. Lichtenberg sait bien que cette critique est
loin d'être assez sévère, puisqu'elle n'épuise pas
les reproches que l'on peut faire à la scolastique. Aussi ajoute-t-il ce
qui manque : Mais il y a bien des choses dans la scolastique qui ne se
trouvent ni au ciel ni sur terre. Bien que sa représentation fasse
ressortir de quelle manière la scolastique nous dédommage de la
carence signalée par Hamlet, ce dédommagement implique un autre
grief beaucoup plus
sérieux. 57
Le lien entre les mécanismes du mot d'esprit et les
processus oniriques est scellé. Cinq ans avant cet essai, dans un
passage de L'interprétation du rêve, Freud
démontrait déjà que, comme dans la folie d'Hamlet, il y a
de la méthode dans la folie apparente du rêve. Freud estime avoir
résolu le problème de l'absurdité du rêve en
montrant que le contenu du rêve n'est jamais absurde (sauf dans le cas
des psychoses, que Freud exclut du champ d'application de la psychanalyse). Le
contenu du rêve est déguisé par le travail du rêve
(utilisation de
55. ibid., p. 18-19.
56. ibid., p. 58.
57. ibid., p. 114- 115.
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symboles, condensation, déplacement, etc.). Nous
trouvons dans L'interprétation du rêve deux passages
annonçant déjà la façon dont Freud fera fonctionner
Hamlet comme un concept pour la théorie du witz .
Je ne crois pas que ces arrières-pensées
eussent suffi à provoquer un rêve. Ainsi dans Hamlet : There
needs no ghost, my lord, come from the grave / To tell us this. Nul besoin,
mon seigneur, de fantôme surgi de la tombe pour nous raconter cela.
58.
Bien souvent le rêve a son sens le plus profond
là où il apparaît le plus dément. [.. .] Ainsi
procède au théâtre, exactement comme fait le rêve
dans la réalité, le prince qui doit se faire passer pour fou, et
c'est pourquoi on peut dire aussi du rêve ce que Hamlet dit de lui, en
remplaçant les conditions réelles proprement dites par d'autres,
aussi drôles qu'incompréhensibles : Je ne suis fou que par vent
de nord-nord-ouest; quand le vent souffle du sud, je peux distinguer un
héron d'un faucon. [II, 2]. J'ai donc résolu le problème
de l'absurdité du rêve en ce sens que les pensées du
rêve ne sont jamais absurdes. 59
Notons que Shakespeare, comme nombre de ses contemporains et
successeurs, ne croyait pas en la nature signifiante du rêve mais en son
absurdité, et c'est précisément contre cette conception
largement répandue que Freud entendait se positionner.
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