Hamlet et Freud, de la psychanalyse appliquée à sa critique philosophique.( Télécharger le fichier original )par Layla Dargaud Paris Ouest Nanterre La Défense - Master 2 Philosophie 2015 |
Première partieFreud, hanté par Hamlet? Spectresd'Hamlet...6 « L'adolescent évanoui de nous aux commencements de la vie et qui hantera les esprits hauts ou pensifs par le deuil qu'il se plaît à porter, je le reconnais, qui se débat sous le mal d'apparaître : parce qu'Hamlet extériorise, sur des planches, ce personnage unique d'une tragédie intime et occulte, son nom même affiché exerce sur moi, sur toi qui le lis, une fascination, parente de l'angoisse. [...] lui Hamlet, étranger à tous lieux où il point, le leur impose à ces vivants trop en relief, par l'inquiétant ou funèbre envahissement de sa présence. » 2 « Non pas simplement « ça hante », comme nous venons de nous risquer à traduire, mais plutôt « ça revient », « ça revenante », « ça spectre ». » 3 « Qui suis-je? Si par exception je m'en rapportais à un adage : en effet pourquoi tout ne reviendrait-il pas à savoir qui je «hante»? Je dois avouer que ce dernier mot m'égare, tendant à établir entre certains êtres et moi des rapports plus singuliers, moins évitables, plus troublants que je ne pensais. Il dit beaucoup plus qu'il ne veut dire, il me fait jouer de mon vivant le rôle d'un fantôme, évidemment il fait allusion à ce qu'il a fallu que je cessasse d'être, pour être qui je suis. Pris d'une manière à peine abusive dans cette acception, il me donne à entendre que ce que je tiens pour les manifestations objectives de mon existence, manifestations plus ou moins délibérées, n'est que ce qui passe, dans les limites de cette vie, d'une activité dont le champ véritable m'est tout à fait inconnu. La représentation que j'ai du «fantôme» avec ce qu'il offre de conventionnel aussi bien dans son aspect que dans son aveugle soumission à certaines contingences d'heure et de lieu, vaut avant tout, pour moi,comme image finie d'un tourment qui peut être éternel. Il se peut que ma vie ne soit qu'une image de ce genre, et que je sois condamné à revenir sur mes pas tout en croyant que j'explore, à essayer de connaître ce que je devrais fort bien reconnaître, à apprendre une faible partie de ce que j'ai oublié. » 4 Il s'agit ici d'étudier ce qu'Hamlet, en tant que création littéraire, apporte à la psychanalyse freudienne, et en quel sens on peut parler d'une hantise exercée par Hamlet sur Freud. La dette, reconnue par Freud lui-même envers le Dichter, apparaît ici de façon significative. Dans ses lettres de jeunesse, Freud est déjà profondément marqué par Ham-
André Breton, Nadja, Gallimard, Folio Plus, 1964, p. 11-12. 7 let. Dans une lettre du 4 septembre 1872 5, Freud lycéen fait part à son ami Silberstein de son incapacité à déclarer son amour à la soeur d'un de ses amis (Gisela Fluss) : L'inclination a fait son apparition un beau jour de printemps. Seul mon absurde hamlétisme, ma timidité mentale m'ont empêché de trouver agrément et plaisir à m'entretenir avec cette jeune fille mi-naïve, mi-cultivée. La notion d' hamlétisme était alors très répandue, comme le rappelle Henriette Michaud 6. Elle désigne, d'après l'Encyclopaedia Universalis, un état d'esprit voisin de celui de Hamlet, fait d'hésitation et de problèmes de conscience . Les mots d'Hamlet résonnent déjà sous la plume de Freud dans deux autres lettres. La première à Silberstein date du 13 août 1873 : Ce que j'écris relève des mathématiques, ce que je lis, c'est du papier. Car c'est cela, et non pas le sentimental des mots, des mots, des mots que Hamlet aurait dû répondre à Polonius lorsque celui-ci s'informe de la manière dont le prince passe son temps. 7 La seconde, également à son ami Silberstein, date du 27 mars 1875 : Il y a décidément bien des choses pourries dans cette prison appelée la terre [.. .] Si fou que cela semble, il y a là beaucoup de raison, et plus encore de méthode. 8 Ces deux références annoncent déjà l'importance constante que garderont les vers d'Hamlet, bien qu'ils ne soient au premier regard que des mots, des mots, des mots lus par le fondateur de la science de l'inconscient. En outre, l'idée d'une méthode présente à même le discours du fou fera son chemin dans la pensée freudienne et lui inspirera toute une méthodologie applicable en premier lieu aux rêves, puis, notamment, aux mots d'esprit, aux symptômes névrotiques et aux oeuvres d'art. Hamlet fonctionne comme une clef de compréhension de la psychanalyse dans sa genèse (1895-1910 : des Etudes sur l'hystérie, en collaboration avec J. Breuer jusqu'à Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci) et son développement, d'où son caractère central. Durant les années de maturité (1911-1920 : De Remarques psychanalytiques sur l'autobiographie d'un cas de paranoïa Le président Schreber jusqu'à Sur la psychogenèse d'un cas d'homosexualité féminine) de la psychanalyse freudienne, Hamlet demeure présent, mais de manière plus tacite et allusive. Lorsque Freud le fait intervenir, les passages sont fulgurants et permettent d'éclaircir des points très importants concernant la théorie et la clinique psychanalytiques. Hamlet semble avoir gagné en consistance et être devenu un réel personnage conceptuel dans l'oeuvre freudienne. Lorsque de nouvelles perspectives psychanalytiques (1920-1939 : de Au-delà du principe de plaisir à l'Abrégé de psychanalyse) sont ouvertes par Freud (seconde topique, pulsion de mort, etc.), Hamlet agit toujours sur le développement de la pensée freudienne en filigrane. Les textes introduisant des
8 éléments théoriques inédits ne font aucune référence à Hamlet, bien qu'on ne le sente jamais loin. Lorsqu'il s'agit de défendre à nouveau des points de doctrine auxquels Freud n'entend pas renoncer, ou lorsqu'il s'agit de développer des concepts psychanalytiques importants, la machine Hamlet est plus opérante que jamais ?. Freud analyse même des aspects de l'oeuvre qu'il n'avait pas encore mis au jour et on sent bien que même s'il affiche un certain dogmatisme en prétendant avoir apporté une solution définitive à l'énigme du sphinx Hamlet, un doute tout proprement hamlétien semble l'envahir : lui qui a passé toute son existence à réfléchir sur Hamlet en le mettant en parallèle avec sa vie, sa pratique et sa pensée, à poursuivre une certaine clef de compréhension du personnage, de l'oeuvre, du texte et de l'auteur, ne serait-il pas passé à côté de ce qui précisément le hante? N'est-ce pas le spectre d'Hamlet qui le suit et le poursuit lorsqu'il affirme je suis un Hamlet , comme tout être humain qui a été un jour un ×dipe? Toute une pensée de la hantise exercée par Hamlet sur la psychanalyse pourrait alors voir le jour . Hamlet accompagne la psychanalyse freudienne depuis sa création jusqu'aux derniers écrits techniques, privés et autobiographiques. Le critique littéraire Harold Bloom en vint même à surnommer Hamlet le mentor de Freud . Bloom considérait par ailleurs que les oeuvres complètes de Shakespeare étaient le matériau séculaire à partir duquel nous dérivons une grande partie de ce qui est au fondement du langage, de la psychologie et de la mythologie. I- Hamlet, paradigmatique de l'usage que fait Freud des personnages et oeuvres de fiction : Hamlet fonctionne comme un concept dans le corpus freudien.Shakespeare, allié ou rival? Hamlet apparaît dans l'oeuvre de Freud alors que la psychanalyse en est encore à ses balbutiements. Bien plus qu'une illustration de la doctrine psychanalytique, Hamlet fonctionne comme un concept, un véritable outil de production de pensée pour la psychanalyse. Freud fait part de ce sentiment qu'il a d'une véritable alliance entre la littérature et la psychanalyse. Toutefois, cette alliance peut parfois se retourner en sentiment ambigu de rivalité, comme l'a très bien montré Pontalis : Freud a fait plus que lire Shakespeare, plus que s'y référer tout au long de sa vie. Il s'en est littéralement nourri, il l'a incorporé. Nous, qui avons lu l'oeuvre de l'un, avons lu ou vu les pièces de l'autre, ne pouvons échapper à la question : lequel des deux a été, par des voies assurément différentes mais avançant toutes deux vers l'inconnu, plus loin, plus profondément dans l'exploration de l'âme humaine, des conflits qui la déchirent, des tumultes qui l'agitent, des forces obscures qui la traversent, des fantômes, spectres et re-
9 venants qui l'habitent, de la folie qui s'empare d'elle? Il se pourrait bien que Freud ait vu en Shakespeare un rival plutôt qu'un allié, un frère aîné encore plus audacieux que lui. J'imagine qu'il a pu penser, en se mesurant à ce rival, que le Dichter, le dramaturge, a trouvé, en se ant sans réserves à son imagination, à sa fine frenzy, des mots plus forts, plus intenses que ceux du laborieux, du patient Forscher, qu'il a eu des intuitions, des fulgurances auxquelles n'a pas accès ou que se refuse le chercheur scientique. Le chercheur et le dramaturge sont tous deux des explorateurs, mais ils ne parlent pas la même langue. Celle de Shakespeare est porteuse d'une énergie verbale qui donne à la langue une punssance inégalée; celle de Freud il lui est arrivé de le regretter, d'envier romanciers, poètes, créateurs littéraires est nécessairement discursive : il doit démontrer, prouver, argumenter, construire une théorie. Ordre du discours versus invention poétique. Primauté du Logos qui implique une certaine sagesse et exclut la démesure de la folie. Domptage des pulsions qui permettent, entre autres, l'écriture savante, la fabrique des concepts. [...1 12 Parler d'une inuence de Shakespeare sur Freud n'est pas suffisant. Il faut pour Pontalis reconnaître une réelle imprégnation shakespearienne de Freud. L' autre scène , celle de l'inconscient, qui n'est pasun langage, mais une dramaturgie, où s'affrontent personnages multiples et revenants du pays des morts, Shakespeare nous l'a rendue visible sur la scène du théâtre qui est déjà une autre scène où se parle une langue chargée d'énigmes. Une langue venue d'ailleurs, d'on ne sait où. Une langue souveraine qui fait pâlir celle que nous utilisons chaque jour : Words, words, nothing but words. . 13 Pontalis fait par ailleurs l'hypothèse que Freud se serait inconsciemment réjoun de l'incertitude de l'identité du père d'Hamlet : Pater semper incertus est , lit-on dans Le roman familial des névrosés 14. Comme si en changeant le nom [de Shakespeare1, il s'était peu ou prou délivré de son rival. Freud meurtrier? Satisfaction supplémentaire : Freud, lui, est assuré de sa propre paternité : pater certus. La psychanalyse est sa psychanalyse. [...1 La cause, la chose (die Sache) est la sienne. Pas question de substituer à son nomun autre nom. 15. Au contraire, Freud n'affiche pas ouvertement ce sentiment d'une rivalité et pour développer l'impression d'une entente et d'une connivence heureuses qu'il aurait avec les poètes, il évoque aussi l'idée de dette , suggérant un rapport davantage contractuel, moral et unilatéral, la psychanalyse recevant beaucoup de la littérature, sous condition qu'elle accepte de la respecter assez pour ne pas en détourner l'usage.
10 Les écrivains sont de précieux alliés et il faut attacher un grand prix à leur témoignage, car ils savent toujours une foule de choses entre ciel et terre, dont notre sagesse d'école ne peut encore rêver. Même en psychologie, ils ont beaucoup d'avance sur nous qui sommes des hommes ordinaires, parce qu'ils puisent là à des sources que nous n'avons pas encore exploitées pour la science. 16 Il y a plus de choses au ciel et sur la terre, Horatio, Que n'en peut rêver votre philosophie. 17 A propos de la méthode d'exposition adoptée. La psychanalyse, comme science de l'inconscient, se décline en clinique et théorie. De surcroît, au sein de cette partie théorique elle-même, on peut discerner le sous-bassement métapsychologique de l'épistémologie scientifique directement tirée de la pratique clinique. Pour les besoins de l'exposition, nous ne pourrons adopter une perspective strictement chronologique. La lecture linéaire des références à Hamlet dans l'oeuvre, officielle et officieuse, de Freud est éclairante à bien des égards 18. Nous tâcherons de souligner néanmoins l'évolution conceptuelle que Freud fait subir à Hamlet, depuis les premières esquisses auto-analytiques (1897) jusqu'aux derniers écrits testamentaires (1939). Opter, dans un premier temps de notre recherche, pour un relevé chronologique des références à Hamlet dans l'÷uvre de Freud nous a permis de mieux saisir l'évolution de la façon dont il aborde le texte de Shakespeare, en lien avec le développement de sa théorie et de sa pratique. Nous avons ainsi pu mettre en lumière que l'intuition freudienne du complexe d'×dipe était historiquement liée au problème d'Hamlet 19. Un texte inaugural dans l'oeuvre de Freud : La lettre à Fliess du 15 octobre 1897.
11 conceptuel de la science de l'inconscient 21), on trouve déjà les grandes lignes de l'interprétation freudienne d'Hamlet. La rencontre de ce qui sera bientôt connu sous le nom de psychanalyse avec Hamlet (sous l'impulsion de Freud, grand lecteur et connaisseur d'Hamlet depuis l'enfance) a donc commencé avec cette lettre dans laquelle Freud aborde l'importance de son auto-analyse. A partir de son expérience personnelle (son propre passé et son expérience clinique de l'hystérie) et de sa lecture de l'×dipe Roi de Sophocle, Freud développe l'idée de l'existence d'une jalousie universelle envers le père et d'un désir universel envers la mère. Il fait l'hypothèse que le fantasme sexuel se sert toujours du thème des parents. . Tel est d'ailleurs le principe de la romantisation familiale que Freud énoncera en 1909, dans une courte annexe au texte d'Otto Rank, Le mythe de la naissance du héros, republiée par la suite dans Le roman familial des névrosés et autres textes. Freud stipule, dans cette lettre inaugurale, qu'exactement le même désir incestueux est présent dans Hamlet mais de manière voilée car ce désir est refoulé. Ainsi le personnage d'Hamlet n'est pas enclin à l'inaction, quelque chose doit nécessairement conduire à cette hésitation. La conscience [qui] fait de nous tous des lâches représente pour Freud son sentiment de culpabilité inconscient. Se basant sur son auto-analyse, qu'il pense universalisable, Freud soutient déjà qu'un parallèle doit être fait entre l'inconscient d'Hamlet et celui de Shakespeare. Comme l'explique Staro-binski, Hamlet est d'emblée lié à la découverte du penchant infantile pour la mère et à la généralisation des résultats de l'auto-analyse autour du modèle sophocléen 22. Nous reviendrons à cette lettre inaugurale, pour montrer qu'il s'agit d'un exemple frappant de ce nouage du concept et de la vie de manière exploratoire et expérimentale, propre à l'exercice de la psychanalyse. 1) Hamlet, un concept pour la clinique psychanalytiqueLe théâtre, qui anime des masques impersonnels, n'est accessible qu'à qui se sent assez viril pour créer la vie : un conflit de passions plus subtil que les connus ou un personnage qui soit un nouvel être. Il est admis par tous qu'Hamlet, par exemple, est plus vivant qu'un homme qui passe car il est plus compliqué avec plus de synthèse, et même seul vivant, car il est une abstraction qui marche. 23 La clinique psychanalytique peut être définie comme thérapeutique des névroses, des maladies de l'âme et comme savoir du symptôme. Elle renvoie d'emblée à la notion de pratique psychanalytique et d'expérience empirique. Le point de départ est la clinique par Freud de son propre inconscient, telle qu'elle se présente de manière privée, dans les Lettres à Fliess, et dans l'essai inaugural publié en 1900, L'interprétation du rêve.
Alfred Jarry, Manifeste du théâtre, Les éditions de Londres.com, 2012, p. 15. 12 Rappelons, que la distinction entre clinique, épistémologie et métapsychologie n'est qu'un artifice requis pour les besoins de notre exposé. En effet, la fécondité clinique de la psychanalyse est conditionnée par tout un appareillage théorique produit par l'épistémologie freudienne. Au sein de la clinique psychanalytique, on a également pu distinguer une psychanalyse dite pure (en cabinet) d'une psychanalyse appliquée au symptôme (en institution). L'analyse de l'inconscient d'un personnage littéraire comme s'il s'agissait d'un patient réel est stigmatisée par Freud. Il s'agirait d'une illusion, certes tentante, mais qui ôte sa pertinence à la psychanalyse appliquée. Freud est clair sur le sujet. Il ne s'agit pas de faire comme si Hamlet était un être vivant réel. Jones est plus ambigu. Il déclare ses réticences à cliniciser Hamlet, tout en en dressant une sorte de bilan clinique : Dans la description qu'il fait de l'état d'Hamlet, Polonius relève toute une série de symptômes qu'en langage moderne on peut traduire par : abattement, refus de nourriture, insomnies, bizarreries de la conduite, accès de délire et, pour finir, folie furieuse. [...] l'aveu du désir de la mort. Ces divers symptômes suggèrent indubitablement certaines formes de mélancolie. Plus généralement, ils évoquent la psychose maniaco-dépressive dont nous savons que la mélancolie n'est qu'un volet. Les accès d'excitation qu'on qualifierait aujourd'hui d' hypomaniaques [...] semblent confirmer ce diagnostic [...]. Néanmoins l'oscillation rapide et heurtée entre les moments d'intense excitation et les moments de dépression profonde ne concorde pas avec le tableau reconnu de cette affection et, si j'avais à définir l'état d'Hamlet en termes cliniques - ce que je répugne à faire -, je dirais qu'il s'agit d'un cas sévère d'hystérie sur fond cyclothymique. 24 Bien plutôt, dans la perspective de la démarche freudienne, c'est Hamlet qui doit justement servir de concept pour la pratique psychanalytique et non, à l'inverse, la psychanalyse qui doit prendre Hamlet comme objet d'une étude clinique, ce qui n'aurait guère de sens dans le cas d'un personnage littéraire, si ce n'est le sens que lui accorde le lecteur dans son activité fantasmatique face à l'oeuvre. Hamlet, en tant que personnage conceptuel , est l'occasion pour Freud d'élaborer certaines de ses théories cliniques, notamment d'affiner son appréhension de ce qu'il nommera les psychonévroses , d'avancer dans sa compréhension des liens entre deuil et mélancolie et de corroborer ces premières intuitions sur la sexualité infantile. Explicitons ce lien de l'Hamlet de Freud avec la notion deleuzo-guattarienne de personnage conceptuel . Dans Qu'est-ce que la philosophie? 25, on trouve l'idée que les grands personnages fictifs fonctionnent comme des grands penseurs. C'est d'ailleurs pourquoi la philosophie a parfois recours à la création de personnages conceptuels :
13 La philosophie ne cesse de faire vivre des personnages conceptuels, de leur donner la vie [...] Les personnages conceptuels [...] opèrent les mouvements qui décrivent le plan d'immanence de l'auteur, et interviennent dans la création même de ses concepts. 26. Hamlet est-il un personnage conceptuel au sein de la pensée freudienne, en ce sens qu'il est un hétéronyme de Freud, le véritable sujet de sa pensée, son intercesseur? Par le biais de ce qu'il avait d'abord entrepris dans son auto-analyse, Freud peindrait-il son propre autoportrait en Hamlet, comme Delacroix l'avait fait plus d'un demi-siècle auparavant 27 ? Au fil de son oeuvre, Freud devient son propre personnage conceptuel, il devient Hamlet, il s'hamlé-tise et il hamlétise tout. Hamlet est l'embrayeur de la pensée freudienne. Puissance d'affects et de percepts pour Shakespeare, Hamlet devient sous la plume de Freud puissance de concepts. Quoiqu'il en soit, Hamlet a toujours donné à penser à tous les auteurs qui se le sont approprié, comme s'ils étaient, en dernière analyse, autant de prête-noms, de pseudonymes incarnés successivement par des individus aussi divers que Saxo Grammaticus, Belleforest, Shakespeare, Delacroix, Freud, Lacan, Laurence Olivier ou encore Carmelo Bene. C'est pourquoi Hamlet, en tant que personnage conceptuel inassignable à un système de pensée particulier, est irréductible à un type psychologique. L'introduction par Freud de la littérature dans la science de l'inconscient permet la tentative de fuite hors des chemins balisés par ses prédécesseurs, tel Janet, qui adoptait une vision très médicale et psychiatrisante d'Hamlet en n'y voyant qu'un neuras- thénique . Hystérie? Névrose obsessionnelle? Mélancolie clinique? Freud ne tranche pas définitivement. Il convient de mettre en valeur l'idée d'une symptomatologie commune 29entre le phantasmer à l'oeuvre dans la littérature et les fantasmes du névrosé. La dialectique entre une affirmation de la valeur créatrice de l'érotisation et la nécessité de placer celle-ci sous contrôle est une constante dans l'oeuvre freudienne. Si ceci vaut pour les symptômes et la vie psycho-sexuelle du névrosé, le placement sous surveillance et le quadrillage des forces désirantes à l'oeuvre dans le proces- sus de la création artistique pose problème. L'Interprétation du rêve, qui contient la fameuse note sur ×dipe roi et sur Hamlet, fait le lien entre clinique et épistémologie. Nous reviendrons sur ce passage crucial de l'oeuvre freudienne qui introduit à la fois ×dipe et Hamlet, comme objets d'analyse de la science de l'inconscient alors naissante, lorsque
14 nous aborderons l'application du schéma psychanalytique perçu par Freud dans la pièce de Sophocle au personnage d'Hamlet et à l'oeuvre de Shakespeare. Quelques années après les grandes analyses de L'Interprétation du rêve, dans De la psychothérapie (1901-1905), Freud recourt à Hamlet car il recherche un contre-exemple sur la manière d'aborder le névrosé dans la cure analytique. En effet, la thérapie psychanalytique requiert de la subtilité de la part de l'analyste. Il n'est pas aisé de sonder la psyché. Le patient abordé par son analyste de manière maladroite réagira exactement comme Hamlet face aux courtisans Rosencrantz et Guildenstern : exaspéré, il refusera de céder à leurs tentatives maladroites pour le faire parler, arguant qu'on ne joue pas ainsi de lui. Hamlet apparaît ici comme le paradigme de la résistance du névrosé , ainsi que l'a bien souligné Starobinski dans son essai Hamlet et Freud 30. En effet, Hamlet résiste lorsque son entourage tente de le manipuler. L'observation des comportements et des réactions d'Hamlet au cours de la pièce donne à Freud des indices permettant d'affiner la technique psychanalytique : rendre la méthode psychanalytique plus subtile afin de contourner les résistances. Il n'est nullement aisé de jouer de l'instrument animique. En de telles occasions je ne puis m'empêcher de penser aux paroles d'un névrosé universellement célèbre, qui n'a certes jamais été en traitement chez un médecin, n'ayant vécu que dans la fantaisie d'un poète. Je veux dire le prince Hamlet de Danemark. Le roi a dépêché vers lui les deux courtisans Rosenkranz et Guildenstern pour le questionner et lui arracher le secret de son humeur dépressive. Il les repousse; sont alors apportées sur la scène des flûtes. Hamlet prend une flûte et prie l'un de ses tourmenteurs d'en jouer, ce qui est, dit-il, aussi facile que de mentir. Le courtisan refuse car il ne sait de quelle manière s'y prendre, et comme rien ne saurait l'amener à essayer de jouer de la flûte, Hamlet finit par éclater. Voyez-vous maintenant quelle misérable chose vous faites de moi? Vous voudriez jouer de moi, vous voudriez pénétrer dans le coeur de mon secret, vous voudriez me sonder de la note la plus basse au sommet de ma voix, et dans le petit instrument que voici il y a beaucoup de musique, une excellente voix, et pourtant vous ne pouvez pas le faire parler. Sambleu, pensez-vous qu'on joue plus aisément de moi que d'une flûte? Donnez-moi le nom d'instrument que vous voudrez, vous pourrez bien me désaccorder la voix, mais vous ne pourrez pas jouer de moi. (III, 2) 31. Hamlet apparaît dans ce passage de la pièce de Shakespeare, que cite longuement Freud, comme un cas exemplaire de résistance à la psychanalyse. Une approche thérapeutique maladroite, sous-entendu non psychanalytique, ne saurait leurrer le névrosé récalcitrant : ROSENCRANTZ : Il reconnaît qu'il se sent égaré, Mais pour quelle raison, il ne veut pas le dire.
15 GUILDENSTERN : Nous ne le trouvons pas disposé à se laisser sonder, Et sa folie rusée prend le large. 32. Hamlet inspire une méthode à la psychanalyse freudienne Par ailleurs, certains vers d'Hamlet inspirent à Freud une sorte de discours de la méthode psychanalytique 33 : Dans ce cas la construction erronée ne laisse pas plus de trace que si elle n'avait jamais été faite, et dans certains cas, on a même l'impression, pour parler comme Polonius, que la carpe de la vérité a été attrapée grâce à l'appât du mensonge. Il est certain qu'on a exagéré sans mesure le danger d'égarer le patient par la suggestion, en lui mettant dans le tête des choses auxquelles on croit soi-même mais qu'il ne devrait pas accepter. Il faudrait que l'analyste se soit comporté d'une façon très incorrecte pour qu'un pareil malheur lui arrive; il aurait avant tout à se reprocher de ne pas avoir laissé parler le patient à son aise. Sans me vanter, je puis affirmer que jamais un tel abus de la suggestion ne s'est produit dans ma pratique analytique. 34 Hamlet aide Freud à construire sa propre voie, à tel point qu'on peut parler d'une sorte de discours de la méthode hamlétien à l'adresse de la psychanalyse. Par ailleurs, il semble s'agir d'une méthode d'expérimentation clinique, bien plus que d'une méthode d'interprétation abstraite. Au contraire, supposer que c'est la psychanalyse qui impose sa propre méthode et son propre logos (rationalité et discours) à Hamlet est une voie que nous envisagerons dans la seconde partie, lorsque nous analyserons les enjeux réels (et non fantasmés 35) d'une psychanalyse appliquée à Hamlet. Des mots, des mots, des mots : Hamlet inspire à Freud la cure par la parole.
39. Sigmund Freud, Constructions dans l'analyse (1937), Résultats, idées, problèmes, t. II, PUF, Bibliothèque de Psychanalyse, Paris, 1998, p. 274. 16 de la talking cure » 37 sur toute autre forme de traitement (instrumental, médicamenteux). La libération des signifiants par l'analysant contribue ainsi à sa guérison. Il s'agit d'une véritable thérapie verbale. Freud prend appui sur les vers d'Hamlet pour étayer son hypothèse : C'est comme s'il [le patient] pensait : Rien que cela? Des mots, des mots et encore des mots, comme dit le prince Hamlet 38.». Même si cela peut paraître insignifiant, les mots échangés entre l'analysant et l'analyste sont le point de départ, le moteur, la substance, la matière première et la finalité de l'analyse. Afin d'expliciter cette citation succincte de Shakespeare, Freud recourt, en note de bas de page, au Faust de Goethe (I, v. 1994-2000) : Surtout il ne faut pas trop se torturer et s'angoisser, Car c'est justement là où manquent les concepts Qu'un mot se présente tout à point. Avec des mots on peut disputer, Avec des mots bâtir un système, A des mots on peut croire parfaitement, D'un mot on ne peut soustraire un iota. ». Dans les derniers écrits de Freud, ce sont étonnamment des vers de Polo-nius, et non d'Hamlet, qui aident Freud à peaufiner son approche clinique du patient dans la cure, et dès lors contribuent à la technique psychanalytique : Dans ce cas la construction erronée ne laisse pas plus de trace que si elle n'avait jamais été faite, et dans certains cas, on a même l'impression, pour parler comme Polonius, que la carpe de la vérité a été attrapée grâce à l'appât du mensonge. Il est certain qu'on a exagéré sans mesure le danger d'égarer le patient par la suggestion, en lui mettant dans le tête » des choses auxquelles on croit soi-même mais qu'il ne devrait pas accepter. Il faudrait que l'analyste se soit comporté d'une façon très incorrecte pour qu'un pareil malheur lui arrive; il aurait avant tout à se reprocher de ne pas avoir laissé parler le patient à son aise. Sans me vanter, je puis affirmer que jamais un tel abus de la suggestion » ne s'est produit dans ma pratique analytique. » 39
Vers d'Hamlet à Polonius, William Shakespeare, Hamlet, II, 2 : Words, words, words. . 17 Polonius, une fois de plus, ne comprend rien. Il est clair que Freud considérait ce personnage comme dérisoire. Il n'hésitait pas à mettre en lumière le caractère excessif et ridicule de ses interventions, jusqu'à caractériser ses discours comme verbeux et fumeux. Polonius, à la suite de Guildenstern et de Rosencrantz, fournit donc un contre-exemple de technique psychanalytique. D'un point de vue clinique et théorique, Polonius serait à bien des égards un très mauvais thérapeute des névroses, comme le témoignent les réactions d'Hamlet à son égard. La pièce de Shakespeare ne semble dès lors pas avoir cessé de fonctionner comme concept pour la clinique psychanalytique, jusqu'aux dernières années du fondateur de la psychanalyse.En effet, Hamlet possède une utilité pour la pratique de la psychanalyse, c'est en ce sens que nous disons qu'il fonctionne comme un concept pour la clinique psychanalytique. Si Freud était à ce point obsédé par Hamlet, ce n'est pas par pur caprice d'interprète, mais parce qu'Hamlet n'a cessé de lui ouvrir de nouvelles pistes pour la cure analytique des névrosés. Par ailleurs, il semble que le névrosé fictif Hamlet ait eu ce rôle de concept clinique surtout dans les premiers écrits de Freud car ce dernier ne disposait pas encore de suffisamment d'expérience de cas réels de névrose. C'est ainsi qu'Hamlet a concrètement fonctionné comme image médiatrice qui permit [à Freud] de passer du mythe d'×dipe à la clinique qu'il observait chez les patients névrosés qu'il traitait. 40. Rappelons dès maintenant qu'il convient de distinguer la psychanalyse ap-pliquée41, dont les objets sont variés (art, vie quotidienne, mot d'esprit, rêve, etc.), de la clinique psychanalytique, qui s'applique exclusivement aux symp- tômes psychopathologiques. |
|