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Freud et Hamlet, de la psychanalyse appliquée à sa
critique philosophique
Mémoire de recherche - Master 2 mention Philosophie
[Histoire et actualité de la philosophie]
Année universitaire 2015-2016
Université Paris Ouest Nanterre La Défense
Sous la direction de Patrice Maniglier
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Introduction
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Si l'on considère l'importance et l'omniprésence
des références à la littérature dans le corpus
freudien, on est en droit de se poser la question de l'utilité, de la
fonction et de la portée effectives de ces occurrences. La
littérature est un domaine privilégié, semble-t-il, de la
psychanalyse appliquée. Les apports de la littérature à la
psychanalyse sont indéniables. Freud lui-même ne cesse de rappeler
sa dette envers les Dichter. Inversement, peut-on concevoir que
Shakespeare serait redevable à Freud et à la psychanalyse
appliquée, dans le sens où Emerson, dans
Société et solitude, pouvait soutenir que Shakespeare
semblait redevable à Goethe et Coleridge pour la sagesse qu'ils
décèlent dans son Hamlet ? La psychanalyse
appliquée aux oeuvres littéraires a-t-elle une pertinence et une
valeur réelle? Si oui, pour qui? L'importance de la psychanalyse
appliquée à la littérature pour l'entreprise freudienne ne
fait aucun doute. Néanmoins, peut-on admettre une pertinence de la
psychanalyse appliquée en ce qui concerne la littérature, dans le
sens qu'il conviendrait de constater un enrichissement mutuel, une
collaboration égalitaire entre psychanalyse et littérature? Le
profit ne serait-il pas plutôt, en dernière analyse, seulement
unilatéral ; la psychanalyse tirant grand bénéfice de la
littérature prise comme objet d'étude, illustration de
théories générales ou symptôme, et la
littérature s'en trouvant par là même
dépouillée des possibilités infinies d'ouverture à
des mondes, de réagencement et de création de signes qu'elle
offre au lecteur?
Nous aborderons le corpus freudien de manière
partiellement chronologique afin de mieux saisir les enjeux psychanalytiques et
l'évolution des occurrences à Hamlet. Le but est
d'examiner l'impact qu'a eu Hamlet sur le fondateur de la psychanalyse
et, inversement, l'importance de l'approche freudienne en tant qu'elle a
donné l'impulsion à une immense production, non seulement
psychanalytique et littéraire, mais aussi philosophique. La notion de
dette (dette contractée par Freud envers les poètes, dette
anachronique de Shakespeare envers la psychanalyse) servira de point de
départ pour poser le problème des relations complexes de la
littérature et de la psychanalyse, dans le cas précis
d'Hamlet et de Freud. Par définition, une dette est une
obligation, de nature morale, impliquant le sentiment d'un lien
impérieux à une personne, un groupe, un devoir. La question ici
est celle d'une dette à double tranchant vis-à-vis d'une
production culturelle, une dette ayant cours dans une temporalité
disjointe ( out of joint ), où il n'est pas moins sensé de dire
que Shakespeare doit beaucoup à Freud, que de remarquer, à la
suite de Freud lui-même, que la psychanalyse doit la grande
majorité de ses intuitions sur la psyché humaine au dramaturge
anglais.
Il semble intéressant de partir de la réticence
outrée du sens commun vis-à-vis de l'interprétation
psychanalytique des oeuvres littéraires. Cette réaction de rejet
du public s'origine-t-elle dans une certaine sacralisation de l'oeuvre d'art et
de l'objet textuel (a fortiori pour une oeuvre comme Hamlet)
issue de l'esthétique classique, ou a-t-elle partie liée avec le
phénomène de résistance, décrit par la
psychanalyse? Quoiqu'il en soit, on repère une tendance commune à
la représentation de la psychanalyse appliquée comme une
hérésie ou une forme de violence interprétative et
théorique faite à l'oeuvre. C'est ainsi qu'en matière de
littérature, la psychanalyse peine à faire entendre sa voix (et
sa voie
1. Les termes allemands Dichter et Dichtung
désignent respectivement le poète et la poésie. Or,
ces termes sont utilisés par Freud pour parler plus
généralement des grands écrivains et dans la grande
littérature, par opposition aux scribouillards et à leurs
écrits.
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méthodologique), subissant, malgré elle, des
accusations de dogmatisme, de rigidité et d'extrapolations. Pourtant,
ces critiques n'ont aucun fondement dans le corpus freudien, qui marque au
contraire une volonté de respecter l'oeuvre, de ne pas la forcer
à dire ce qu'elle ne veut pas dire et une extrême
sensibilité au fait littéraire. La psychanalyse freudienne a,
semble-t-il, souffert des prolongements et des tentatives de
systématisation auxquels, ce qui n'était présenté
que comme intuitions ou hypothèses, a donné le jour (notamment,
au sein même du cercle freudien, dans les travaux d'Ernest Jones).
Nous tâcherons de mettre en perspectives les remarques
et références éparses de Freud à Hamlet,
avec les travaux de Deleuze et Guattari sur la littérature et son
rapport avec la psychanalyse. Sans renier Freud, ce détour nous ouvrira
de nouvelles perspectives sur le drame shakespearien. Nous examinerons par
ailleurs les prolongements de la pensée freudienne en matière de
littérature et surtout concernant l'objet Hamlet , notamment dans les
travaux de Lacan et de Bachelard. Nous nous attacherons par ailleurs à
expliciter la complexité des relations entre la tragédie
shakespearienne et le complexe d'×dipe , en insistant sur le fait
remarquable qu'×dipe est apparu dans l'oeuvre de Freud en même temps
qu'Hamlet.
Nous verrons, en outre, que la question de la pertinence et de
la légitimité de la psychanalyse appliquée au texte et aux
personnages littéraires est devenue caduque et déplacée,
les véritables enjeux d'une analyse d'Hamlet étant ailleurs. Nous
en viendrons à nous demander si une telle segmentation des approches
d'Hamlet n'est pas davantage anti-productive qu'enrichissante, et s'il ne
serait pas plus judicieux de considérer ces diverses approches comme
disjointes, mais non exclusives, comme susceptibles de faire l'objet d'une
rencontre heureuse, d'un dialogue nous apportant quelque chose comme un gain de
plaisir au contact de l'oeuvre de Shakespeare. Au-delà des débats
sur Hamlet et ×dipe , ce que nous retiendrons de la démarche
freudienne, c'est qu'elle peut davantage fonctionner comme une
expérimentation d'Hamlet que comme une interprétation,
dont l'aspect douteux et orienté suscite l'indignation des
non-initiés.
Hamlet est une figure tutélaire (omniprésente
tout au long de l'oeuvre de Freud, de sa correspondance de jeunesse aux
derniers écrits), mais opérant comme concept de manière
sous-jacente (contrairement à l'×dipe qui fonctionne explicitement
comme un concept psychanalytique et est revendiqué par Freud comme le
concept central de la théorie de l'inconscient psychique). Par ailleurs,
c'est une figure évolutive qui accompagne la découverte, le
développement et le peaufinage de la psychanalyse freudienne et ouvre la
voie à ses successeurs (Otto Rank, Ernest Jones, Lacan, André
Green). Hamlet, contrairement à ×dipe qui se laisse plus
aisément fondre dans un carcan doctrinal, résiste toujours et
encore. Il est à bien des égards irrécupérable
(plus irrécupérable encore, nous examinerons la figure
d'Ophélie, son fonctionnement dans Hamlet et les raisons
possibles du désintérêt qu'elle a suscité chez
Freud). Freud n'a cessé de tenter de le saisir dans des passages furtifs
de son oeuvre, sans jamais oser systématiser ses conclusions,
annoncées d'emblée comme provisoires et indicatives. Il laissera
à ses collègues et successeurs la tâche de
développer ses propres intuitions, comme par pudeur et respect
vis-à-vis de ce personnage et de cette oeuvre dont la présence
spectrale le hantera toute sa vie.
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