3) Nouage du concept et de la vie de manière
exploratoire et expérimentale
Hamlet et la fonction Shakespeare
dans l'oeuvre freudienne La fonction Shakespeare
99 commence à s'élaborer dès les lettres à Fliess,
où prolifèrent déjà les citations du dramaturge
anglais et où Hamlet occupe une place de choix. Freud part de
sa vie personnelle, mêlant les résultats de son auto-analyse et
les leçons tirées de sa culture littéraire, afin de
créer une nouvelle discipline. Dans cette perspective, Hamlet
fait le lien entre ce qui est de l'ordre de l'expérience vitale
éprouvée par Freud dans sa vie personnelle, comme dans sa
pratique clinique, et ce qui est de l'ordre de la création de
95. ibid.
96. Hamlet est depuis longtemps pour Freud un de ses
intérêts littéraires majeurs; on verra que cet
intérêt ne pourra rester seulement littéraire pour le
père de la psychanalyse et qu'il sera appelé à prendre une
tout autre dimension, fondationnelle dans l'histoire de la psychanalyse.
97. D'après Henriette Michaud, cette citation revient
une dizaine de fois entre 1897 et 1932 , avec ou sans
guillemets.
98. ibid.
99. L'expression est de Henriette Michaud, dans op.
cit.
36
concepts. Hamlet abolit les scissions artificiellement mises
en place entre théorie (épistémologie et
métapsychologie) et pratique psychanalytiques.
Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si Hamlet
apparaît dans un texte fondateur de la psychanalyse 100,
en tant que cette dernière est une discipline au sein de laquelle la
théorie n'est jamais ni séparée ni séparable de la
clinique. Il s'agit de la lettre centrale dans l'histoire de la naissance de la
psychanalyse, celle qui introduit ce qui deviendra, à partir de 1910, le
complexe d'×dipe et le lie intimement d'emblée à Hamlet.
Tout un laboratoire conceptuel est alors en train de se créer
autour de la figure d'Hamlet.
Il est à noter que cette lettre fait partie de la
correspondance privée de Freud avec son ami Fliess et qu'elle
n'était pas originairement destinée à être
publiée. Ceci est intéressant car on constate que
l'intérêt de Freud pour Hamlet et sa relation à
×dipe, allait bien au-delà de la volonté de marquer son
temps par une découverte scientifique. Le rapport de Freud à
Hamlet (et a fortiori à ×dipe) est en premier
lieu personnel. La pièce de Shakespeare parle d'abord à
l'individu Freud avant de parler à l'homme de science. Cette
ébauche de conceptualisation des enjeux psychanalytiques d'Hamlet et
×dipe émane de l'auto-analyse de Freud. Il puise donc au plus
profond de lui-même ce qui est amené à devenir une
structure conceptuelle à vocation objective et universelle. Freud
constate que son travail personnel d'auto-analyse pourrait bien avoir une
portée gnoséologique, dans la mesure où
l'honnêteté envers soi-même peut se muer en pensée
ayant une valeur générale. La psychanalyse en est encore à
ses balbutiements et Freud est en train de travailler sur son
interprétation du rêve. Remarquons également qu'Hamlet
prend une place prépondérante par rapport à ×dipe,
dans cette première esquisse psychanalytique de ce qui deviendra le
complexe nucléaire des névroses.
Il m'est venu une seule pensée ayant une valeur
générale. Chez moi aussi j'ai trouvé le sentiment amoureux
pour la mère et la jalousie envers le père, et je les
considère maintenant comme un événement
général de la prime enfance, même si cela n'est pas
toujours aussi précoce que chez les enfants rendus hystériques.
[...] S'il en est ainsi, on comprend la force saisissante d'×dipe-Roi,
malgré toutes les objections que la raison soulève contre ce qui
est présupposé par le destin [...] mais la légende grecque
s'empare d'une contrainte que chacun reconnaît parce qu'il en a ressenti
l'existence en lui-même. Chaque auditeur a été un jour en
germe et en fantaisie cet ×dipe, et devant un tel accomplissement en
rêve transporté ici dans la réalité, il recule
d'épouvante avec tout le montant du refoulement qui sépare son
état infantile de celui qui est le sien aujourd'hui. Cette question
m'est passée par la tête : est-ce qu'on ne pourrait pas trouver
aussi la même chose au fondement d'Hamlet? Je ne pense pas à
l'intention consciente de Shakespeare, je crois plutôt qu'un
événement réel a incité le poète à
donner cette présentation, l'inconscient en lui ayant compris
l'inconscient dans le héros. Comment l'hystérique Hamlet
justifie-t-il ses paroles : C'est ainsi que la conscience fait de nous tous
des lâches 101, comment explique-t-il son
hésita-
100. Sigmund Freud, Lettre 142 15 octobre 1897, Lettres
à Fliess, op. cit., p. 342-346.
101.
William Shakespeare, Hamlet, III, 1, 82. cf. aussi :
Freud, Le malaise dans la
37
tion à venger son père par la meurtre de
l'oncle, lui qui n'a aucun scrupule à envoyer ses courtisans à la
mort et qui s'empresse de tuer Laërte? 102 . Rien ne l'explique
mieux que le tourment que lui procure l'obscur souvenir d'avoir pensé
commettre le même acte à l'encontre du père par passion
pour sa mère, et si nous sommes traités selon notre
mérite, qui échapperait là à la fustigation 103.
Sa conscience est sa conscience de culpabilité inconsciente. Et son
détachement sexuel 104 dans la conversation avec
Ophélie n'est-il pas typiquement hystérique, tout comme son rejet
de l'instinct qui veut mettre au monde des enfants, enfin son transfert de
l'acte, de son père au père d'Ophélie. Et ne
réussit-il pas à la fin, de manière aussi étonnante
que mes hystériques, à provoquer son propre châtiment en
subissant le même destin que son père, celui d'être
empoisonné par le même rival? Mon intérêt est
exclusivement dirigé sur l'analyse que je n'ai même pas encore
essayé de vérifier au lieu de mon hypothèse selon
laquelle le refoulement part chaque fois du féminin et se dirige vers le
masculin l'hypothèse inverse que tu m'as proposée.
Ainsi que l'explique parfaitement Henriette Michaud, la
fonction Shakespeare peut se comprendre comme le fait que le psychanalyste est
redevable au dramaturge de pouvoir bâtir une sorte de praticable entre
la scène et l'Autre
scène 105.
Un Hamlet et L'×dipe.
Qu'est-ce, au juste, qu'être un Hamlet aux yeux du
fondateur de la psychanalyse? S'agit-il pour Freud de créer une sorte de
catégorie nosographique, en ce sens qu'un Hamlet serait une
entité théorique possédant certaines
caractéristiques générales et dont on trouverait des cas
particuliers pour l'illustrer dans la vie concrète (normale et
pathologique)? Cela semble davantage être le cas d'×dipe. Freud
parle d'ailleurs de l'×dipe, n'utilisant jamais
l'indéterminé un ou des pour le désigner. Sous la
plume de Freud, en effet, ×dipe est non seulement substantivé,
nominalisé, mais ce déterminant lui donne de surcroît une
valeur générale, dès lors qu'il devient L'×dipe. Par
contraste, Hamlet, bien qu'il accède aussi à la substantivation,
au statut
culture (1929), O.C.F. XVIII (1926-1930), PUF, 1994, p.
321 (note).
102.
En réalité, il s'agit de Polonius. Cette erreur
(lapsus?) de Freud apparaissait également dans les premières
versions de la note de Freud sur Hamlet dans L'interprétation du
rêve et sera corrigée par la suite, ce qui n'a pu être
fait pour les oeuvres officieuses», comme le signale Henriette
Michaud.
103.
William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 459-460. cf. aussi
Deuil et mélancolie, O.C.F. XIII (1914-1915), PUF, Paris, 1988,
p. 265.
104. La n.d.t. indique qu'il s'agit littéralement d'un
étrangement sexuel » et que, dans L'interprétation du
rêve, Freud parlera à propos d'Hamlet d' aversion »
sexuelle.
105. Henriette Michaud, Les revenants de la
mémoire, Freud et Shakespeare, PUF, Petite bibliothèque de
psychanalyse, Paris, 2011, p. 18.
38
de nom commun, se voit précédé de
l'indéterminé un . On peut être un Hamlet comme un cas
parmi d'autres de l'×dipe. C'est en ce sens qu'Ham-let apparaît
comme une énième subjectivation, particularisation,
déclinaison, exemplification de l'invariant, du paradigme oedipien. On
peut devenir, en réaction au processus de refoulement, un Hamlet et
l'analyste peut observer des Hamlet dans sa pratique. Ceci signifie seulement
pour Freud que le refoulement a progressé avec les siècles. A
contrario on ne peut croiser, ni dans la rue, ni dans le cabinet de
l'analyste, ni dans les hôpitaux, un ou des ×dipe. Comme preuve
empirique de l'existence de ce complexe universel, nous n'avons accès
qu'à des rejetons de l'×dipe, qu'à des symptômes
observables chez des individus particuliers, qui sont autant de cas semblables
à celui d'Hamlet.
Les intuitions de Shakespeare, tout particulièrement
dans Hamlet, servent à Freud de preuve ultime, de chaînon
argumentatif permettant de justifier ses propres vues. Freud opère de
manière expérimentale : il procède par induction à
partir d'Hamlet afin d'en tirer ses propres hypothèses ou encore afin de
renforcer
celles-ci, de leur faire gagner en probité.
Hamlet est un concept opératoire pour la psychanalyse
freudienne, sous tous ses aspects. Dans cette perspective, on est en droit de
se demander si Hamlet ne serait alors qu'un outil pour la psychanalyse
freudienne et si on a à faire là à une forme de
réduction utilitaire. Comment passe-t-on du recours à Hamlet
comme instrument conceptuel efficace, à l'application de la
méthode psychanalytique à Hamlet, comme texte, oeuvre
artistique et personnage fictif?
Malgré la grande méfiance de Freud
vis-à-vis de l'occultisme, nous avons pu remarquer qu'il ne cesse de
citer les vers d'Hamlet lorsqu'il vient de voir le spectre de son père :
There are more things in heaven and earth, Horatio, Than are dreamt of in your
philosophy. 106, comme une sorte d'attestation
littéraire de l'existence du surnaturel. Freud tenait plus que tout
à maintenir l'exigence de scientificité au coeur de la
psychanalyse. Ceci n'est pas incompatible avec cette tendance à citer
tout particulièrement ces vers d'Hamlet. Contrairement au sceptique et
au savant ( scholar ) Horatio, Hamlet se fait à maints égards
métaphysicien, et l'on connaît la défiance freudienne
concernant la métaphysique. De même, cette discipline
théorique qu'il forgera comme fondement de la psychanalyse, il ne
cessera de l'appeler la sorcière méta-psychologique . La hantise
exercée par Hamlet semble être quelque chose qui rattrape le
scientifique malgré lui. L'apparition du spectre de son père
à Hamlet, tout particulièrement dans la scène de la
chambre à coucher où il est le seul à le voir, devrait
à bien des égards paraître suspecte aux yeux de Freud.
Néanmoins, il ne remet jamais en question la vérité de
cette vision. Pourtant l'hypothèse selon laquelle Hamlet hallucinerait
du fait de son esprit survolté est tout à fait plausible et a
été développée par des critiques littéraires
tels que W. W. Greg 107. L'hypothèse d'une folie
réelle et non feinte d'Hamlet, d'une personnalité davantage
psychotique que névrotique est une piste qui n'a pas été
envisagée par Freud, qui tenait à conserver son intuition
initiale d'un
106. William Shakespeare, Hamlet, I, 5, 164-165.
107. Walter Wilson Greg, art. Hamlet's hallucination , The
Modern Language Review, Cambridge University Press, octobre 1917, volume 12,
numéro 4, p. 393-421.
39
lien intrinsèque entre Hamlet et l'×dipe. En
outre, l'idée qu'Hamlet souffrirait d'une psychose hallucinatoire a
été fortement contestée par Dover Wilson 108 qui estime
qu'il faut prendre en considération les croyances de Shakespeare et de
ses contemporains à propos de ces apparitions spectrales. S'il s'agit
d'une hallucination de groupe, Hamlet n'est pas plus fou qu'un autre. Comme il
le dit lui-même, dans des vers qui sont d'ailleurs cités par
Freud, ce qui ne semble pas un hasard,
I am but mad north-north-west; when the wind is southerly, I
know a hawk from a handsaw. 109.
Comme le souligne Claire Pagès 110, le
scepticisme caractéristique de Freud en matière de
phénomènes supra-naturels est contrebalancé par une
certaine fascination pour ces mêmes phénomènes. Freud
n'évacue pas l'hypothèse de l'existence de
phénomènes de transfert de pensée mais rejette
catégoriquement la réalité de tout phénomène
de hantise (revenants, spectres, fantômes, esprits, démons,
etc.).
Dire qu'Hamlet viendrait hanter Freud ne veut pas dire qu'il
représente les rejetons spectraux de l'inconscient du fondateur de la
psychanalyse, inconscient perçu par analogie avec une sorte de maison
hantée. Ceci reviendrait, comme le rappelle Pagès, à
adopter une vision romantique et peu rigoureuse de l'inconscient comme
maison hantée, figure laïcisée du diable, peuplé de
représentations monstrueuses. car Ce faisant, on parle de la vie
psychique inconsciente comme on parlait des esprits, et on laisse planer
l'idée d'un caractère mystérieux, occulte, et cultuel de
la psychanalyse. 111. Que peut donc vouloir dire
que Freud est hanté par Hamlet?
Avec Hamlet, Freud introduit la variation dans la
répétition d'un thème. Ce thème n'est pas à
concevoir comme un invariant universel, comme un nouveau complexe oedipien,
mais plutôt comme une partition à partir de laquelle Freud
composerait, de manière différente à chaque fois
malgré l'identité du texte shakespearien qui constitue son
matériau de prédilection. Il y a une certaine résistance
de Freud vis-à-vis de cette figure de la hantise incarnée par
Hamlet, (Inversement, Hamlet résiste à la psychanalyse, comme
nous le verrons par la suite). Hamlet surgit dans l'oeuvre freudienne
de manière analogue aux phénomènes de
répétition du refoulé dans la cure analytique. De
manière semblable à l'analysant dans la cure, Freud
répète ce qu'il n'arrive pas, en raison de résistances,
à faire devenir conscient 112. Freud ne se laisse toutefois
pas complètement prendre à cette hantise hamlétienne comme
quelqu'un qui serait saisi par un sentiment d'inquiétante
étrangeté et qui se contenterait de reproduire quelque chose de
manière passive, comme s'il s'agissait d'une répétition
subie et sans production de différence 113. Le fondateur de
la
108. John Dover Wilson, Pour comprendre Hamlet.
Enquête à Elseneur, Seuil, 1988.
109. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 312-313 :
«Je ne suis fou que par vent de nord-nord-ouest; par vent
du sud, je sais reconnaître un faucon d'un héron. .
110. Claire Pagès, art. « Freud, la
répétition et les figures de la hantise pulsionnelle. Pour une
pensée psychanalytique de la hantise. , Conserveries mémorielles,
n? 18, 2016.
111. ibid.
112. ibid.
113. ibid.
40
psychanalyse connaît les ressorts inconscients du
psychisme humain face à ces phénomènes étrangement
inquiétants, et lorsque la compulsion de répétition du
thème hamlétien se produit dans l'oeuvre de Freud, elle
fonctionne comme une répétition productrice de différence,
elle innove à partir du déjà-là. Freud ne se
remémore pas son propre inconscient à travers Hamlet. Il
répète Hamlet, tel un acteur (telle une machine
actoriale , à la fois auteur, acteur et metteur en scène) qui
répéterait les vers de Shakespeare avec l'intention d'y apporter
sa touche personnelle.
Perhaps, though, it is not so much that Freud brought the
oedipus complex to Hamlet as that Hamlet brought the oedipus
complex to Freud. 114
Par la suite, nous verrons en effet que le complexe
d'×dipe n'est pas nécessairement ce qui conduit Freud à
Hamlet, mais que le mouvement est davantage inverse, Hamlet
ouvrant à Freud la perspective d'un complexe nucléaire.
Freud lisait Hamlet depuis ses huit ans et il en connaissait des passages
entiers par coeur. Une telle hypothèse d'une préséance
d'Hamlet sur ×dipe a dès lors toute sa pertinence.
Freud applique des concepts psychanalytiques à Hamlet.
Réciproquement, Hamlet, comme concept, est appliqué à la
psychanalyse freudienne. Ce renversement est par ailleurs conceptualisé
par Pierre Bayard, avec la notion de littérature appliquée
à la psychanalyse 115, Pierre Bayard qui consacrera en outre
un ouvrage entier au problème de Hamlet et au dialogue de sourds auquel
il a donné lieu 116.
Hamlet, un concept permettant de nouer
subjectivité et objectivité
Par le recours au modèle oedipien, la
subjectivité (de Freud) s'objectivise, tandis que le mythe antique se
subjectivise (comme expression d'une loi psychique universelle). [...] Dans un
premier temps, Freud émet l'hypothèse : moi, c'est comme
×dipe; cette proposition se renverse instantanément et se formule
comme une vérité historique universalisée : ×dipe,
c'était donc nous. La compréhension de soi, dans l'auto-analyse,
n'est possible que comme reconnaissance du mythe, et le mythe, ainsi
intériorisé, sera désormais lu comme la dramaturgie d 'une
pulsion. La reconnaissance la plus audacieuse, de la part de Freud, est celle
qui consiste à poursuivre : Hamlet, c'est encore ×dipe, mais
×dipe masqué et refoulé, ×dipe trop actif dans l'ombre
pour que celui qui l'a refoulé puisse avancer d'un seul pas. Et voici la
dernière reconnaissance : Hamlet, c'est le névrosé, c'est
l'hystérique dont j'ai à m'occuper quotidiennement. Tout se
passe, de la sorte, comme si le report
114. Norman N. Holland, Psychoanalysis and Shakespeare,
Mc Graw Hillbook company, USA, 1964, p. 59.
115. Pierre Bayard, Peut-on appliquer la
littérature à la psychanalyse ?, éd. de Minuit,
Paris, 2004.
116. Pierre Bayard, Enquête sur Hamlet. Le dialogue
de sourds, Les éditions de Minuit, Paris, 2002.
41
de la figure d'×dipe sur Hamlet était
l'étape intermédiaire indispensable pour qu'au terme de la
série des reconnaissances Freud puisse lire dans l'inconscient de son
malade ce qu'il a lu dans son propre passé. ×dipe et Hamlet sont
les images médiatrices entre le passé de Freud et le patient de
Freud : ils sont les garants d'un langage commun. Cette série de
reconnaissances s'impose ainsi comme constitutive du cheminement de la
pensée analytique elle-même, et non comme un exemple de son
application à un domaine extérieur. La satisfaction
qu'éprouvait Freud, dans la lettre du 15 octobre 1897, à voir se
dénouer le mystère de l'inhibition d'Hamlet, ne concerne pas la
littérature : c'était avant tout le modèle
anticipé, la maquette provisoire, l'essai symbolique de tous les
déchiffrages que la loi oedipienne allait permettre d'opérer
dans des cures réelles, non sur des personnages dramatiques mais sur des
malades bien vivants. Il y a là un coup d'audace [. . .]. Car Freud a
étendu le schéma oedipien à un cas en apparence tout
opposé à celui d'×dipe. Hamlet n'est pas le meurtrier de son
père, mais son vengeur. [....] L'opération de Freud, d'essence
grammaticale ou logique, consiste à montrer qu'une double
négation est l'équivalent dégradé, fantomatique,
d'une affirmation : Hamlet n'a pas commis le meurtre du père, mais
d'autre part il ne parvient pas à agir contre celui qui l'a commis.
C'est donc qu'il n'a cessé, inconsciemment, de désirer le
commettre. Le père-fantôme reste l'objet d'un
meurtre-fantôme perpétuellement inaccompli. [. . .] Après
les Études sur l'hystérie, c'est l'un des premiers cas
où n'intervient aucune conversion organique, et où le
symptôme demeure intrapsychique. Hamlet aura de la sorte tant soit peu
contribué à la différenciation de la névrose pure
par rapport à l'hystérie, névrose de conversion. Quand
Ernest Jones reprend et développe ce qui, dans la Traumdeutung,
se présentait comme une modeste note en bas de page, l'orientation
même de la recherche s'est radicalement modifiée. Non que Jones se
soit montré le moins du monde infidèle à l'enseignement de
Freud : l'interprétation du caractère d'Hamlet est identique.
Mais cette interprétation, pour Freud, était une étape
vers ce qui n'était pas encore la pensée analytique
achevée; c'était un moment dans l'invention de l'analyse et de
son outillage conceptuel. Bref, Freud lit Hamlet en allant vers ce qui sera la
psychanalyse : Jones relit la pièce en partant de la psychanalyse
constituée. Discutant les thèses adverses, apportant de nouvelles
preuves à l'appui de l'interprétation oedipienne, Jones nous
propose un exemple de psychanalyse appliquée. La méthode est
donnée, elle n'est pas mise en question : il s'agit seulement de prouver
qu'elle est opératoire. Bien que Freud aimât à
répéter que le prince Hamlet avait souffert d'un complexe
d'×-dipe , il ne fait pas de doute que cette lecture de la pièce de
Shakespeare a toujours conservé à ses yeux un aspect
propédeutique. Elle a gardé valeur de modèle,
destiné à l'exercice d'une sagacité qui devra trouver
ailleurs son point d'application définitif. 117.
117. Jean Starobinski, op. cit., p. XXXIV.
42
On peut dire de Freud ce que Claire Parnet, dans
L'Abécédaire, disait de Deleuze : la grande
littérature hante toute son oeuvre et les grands écrivains y sont
toujours traités comme des penseurs, bien plus que comme des
illustrations ou des malades mentaux, comme on a pu le reprocher à
Freud. De plus, on a l'impression que c'est à travers la
littérature, plus qu'à travers les éléments
constitutifs de l'histoire de la psychanalyse, que Freud inaugure une nouvelle
pensée. De même que Freud reconnaissait ouvertement sa dette
envers Sophocle, Shakespeare et Goethe, Deleuze dit dans
L'Abécédaire 118que ce qu'il doit à
Faulkner et à Fitzgerald est très grand, le concept étant
branché sur les
percepts qu'on trouve dans les romans.
Le style freudien, en tant que Freud peut être
considéré commeun écrivain, est comme une musique dont le
thème serait Hamlet et à partir duquel le fondateur de
la psychanalyse produirait des variations, des compositions.
Le concept Hamlet ne préexistait pas à l'oeuvre
de Freud. Il a été fabriqué par Freud, par la
nécessité de trouver une caution à ce qui allait devenir
le com-
plexe nucléaire des névroses, à savoir
l'×dipe.
Laisser son âme, comme le fait Freud, être
agitée, subir une hantise de la part d'Hamlet, n'est-ce pas s'interdire
de penser réellement le drame shakespearien? Penser, contrairement
à se divertir, n'est-ce pas savoir demeurer en repos
dans une chambre? 119
A propos de l'approche psychanalytique d'Hamlet,
Lacan disait la chose suivante :
On dit que c'estun exercice de ce qu'on appelle la
psychanalyse appliquée alors que c'est bien tout le contraire. Au niveau
où nous sommes, c'est bien de psychanalyse théorique qu'il
s'agit. Au regard de la question théorique que pose l'adéquation
de la psychanalyse à une oeuvre d'art, toute espèce de question
clinique est une question de psychanalyse appliquée.
120.
118. L » comme littérature ».
119. Blaise Pascal, Pensées, éd. Le
Guern, Gallimard, folio classique, Paris, 2004, fr. 126 :
Divertissement [. ..] tout le malheur des hommes vient d'une
seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre.
».
120. Jacques Lacan, Sept Leçons sur Hamlet »,
dans Le Séminaire, livre VI, Le désir et son
interprétation», Éditions de La Martinière, Le Champ
Freudien Editeur, Paris, 2013, p. 326-327.
43
|
|