3) Hamlet sans ×dipe : Freud avec Guattari et Deleuze,
la machine Hamlet comme dispositif à l'oeuvre chez Freud.
Incontestablement les découvertes freudiennes, que je
préfère qualifier d'invention, ont enrichi les angles sous
lesquels on peut aujourd'hui aborder la psyché. Aussi n'est-ce nullement
dans un sens péjoratif que je parle ici d'invention! [. . .] les
diverses sectes freudiennes ont sécrété une nouvelle
façon de ressentir et même de produire l'hystérie, la
névrose infantile, la psychose, la conictualité fa-
miliale, la lecture des mythes, etc. » ??.
Notons que le titre grec original de la pièce de
Sophocle est Oidípus túranns », ×dipe le
tyran???.
En quoi ×dipe tyrannise Hamlet et comment une analyse
pertinente de l'inconscient d'Hamlet sans ×dipe pourrait-elle voir le
jour?
Par ailleurs, ne peut-on pas imaginer que la clinique
littéraire de Deleuze puisse se conjuguer avec la clinique
psychanalytique de Freud?
Brecht proposait de changer le code si cela ne fonctionnait
pas. En transformant le codage oedipien en quelque chose d'autre, peut-on
réussir à faire fonctionner Hamlet de manière
davantage pertinente?
Comment cesser d'osciller entre l'issue schizo et l'impasse
oedipienne?
Freud connecte la petite machine »???, le livre
Hamlet de Shakespeare, à la grande machine dominante qu'est la
psychanalyse afin de produire un nouvel agencement : ce sera la machine Hamlet
de Freud.
Deleuze aimait à citer ce passage de Proust :
Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue
étrangère. Sous chaque mot chacun de nous met son sens ou du
moins son image qui est souvent un contresens. Mais dans les beaux livres, tous
les contresens qu'on fait sont beaux.» ??.
Il faut rendre justice à la beauté du contresens
freudien fait à propos du beau
livre Hamlet.
Tout comme Deleuze, Freud critiquait fortement la conception
de l'art comme ce qui est censé imposer une forme à une
matière.
Écrire n'est certainement pas imposer une forme
(d'expres-
sion) à une matière vécue. La
littérature est plutôt du côté de l'in-
571. Félix Guattari, Chaosmose, op. cit., p.
23-24.
572. Bernard m. Knox, art. Why is Oedipus called tyrannos? ,
The classical journal, vol.50, number 3 December 1954, p. 97-102.
573. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille
plateaux, op. cit., p. 10 : un livre étant lui-même une
petite machine [...] .
574.
Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve,
précédé de Pastiches et mélange et
suivi
de Essais et articles, éd. de P. Clarac,
Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1971, p. 305.
223
forme, ou de l'inachèvement [...]. Écrire est
une affaire de devenir, toujours inachevé, toujours en train de se
faire, et qui déborde toute matière vivable ou vécue.
C'est un processus, c'est-à-dire un passage de Vie qui traverse le
vivable et le vécu. L'écriture est inséparable du devenir
: en écrivant, on devient-femme, on devient-animal ou
végétal, on devient-molécule jusqu'à
devenir-imperceptible. 575.
Nous l'avons vu, cette vision de la création artistique
se fondait pour Freud sur plusieurs préjugés issus de
l'esthétique du XVIIIème et du
XIXème siècles, encore prisonnière des a
priori hylémorphistes, ce que Guattari et Deleuze constataient
aussi volontiers.
Tout d'abord, la dichotomie fond-forme est visée.
Ensuite, Freud comme Deleuze et Guattari contestaient
l'idée d'une séparation entre affect et représentation.
Enfin, ces auteurs ont également ceci en commun qu'ils
accordent une attention toute particulière à l'effet produit sur
le lecteur-spectateur.
Peut-être convient-il de mettre au jour les
continuités et discontinuités entre Hamlet et la
psychanalyse, plutôt que de chercher à articuler à tout
prix Hamlet et ×dipe.
Contre la méthode d'unification, de synthèse et
de réduction du multiple à un schème identique,
prônée par Lacan, le cheminement pertinent passerait alors par un
intérêt pour la différence et la variation au coeur de la
répétition.
Dans la perspective même qui est celle de Freud mais
dans un vocabulaire deleuzo-guattarien, Hamlet peut être compris
comme un agencement, un composé de percepts, d'affects mais aussi de
concepts. En effet, dans Hamlet et à partir de lui
576, affects, percepts et concepts sont interconnectés en
permanence. Hamlet nous apprend ce que penser, ce qu'avoir une
idée veut dire. La machine Hamlet procède par mobilisation
d'affects, de percepts et de concepts, aussi bien pour Freud que pour tout
être humain un peu sensible à la chose littéraire. Face
à Hamlet, la distinction entre théoricien et artiste, entre homme
de science et homme de lettres, entre philosophe, écrivain et peintre,
devient caduque.
La révolution copernicienne reconnue par Guattari et
Deleuze à Freud n'est pas d'avoir fait prendre conscience au moi qu'il
n'était pas maître dans sa propre maison 577 mais celle qui a
permis la subjectivation du désir.
Le complexe d'×dipe, comme tout complexe, est un certain
type d'agencement mais un agencement dominant, un outil de surveillance, de
contrôle et de normalisation des subjectivités et des signes.
Il y a sans doute une territorialité, une ligne
d'articulation oedipienne dans Hamlet mais elle est loin d'être
la seule ligne qui traverse la pièce. En effet,
575. Gilles Deleuze, Critique et clinique, op. cit., p.
11.
576. Voir l'étonnante destinée de la
pièce de Shakespeare dans des domaines aussi variés que la
littérature, la peinture, le cinéma, la médecine, la
psychanalyse, la musique classique, l'opéra.. et même la
variété française!
577. Sigmund Freud, 'Une difficulté de la psychanalyse
(1929), Essais de Psychanalyse appliquée, Idées
Gallimard, 1971.
224
Hamlet est parcouru par des lignes de fuite et des
mouvements de déterritoriali-sation. C'est en ce sens qu'on peut parler
de l'agencement Hamlet, de la machine
hamlétienne impersonnelle, inassignable et
asignifiante.
Il est donc urgent, comme nous l'avons vu, de libérer
l'Hamlet de Freud du carcan oedipien :
Les lois ne doivent être que les bases sur lesquelles
il y a la possibilité de s'épanouir. ???.
Si la loi oedipienne ne permet pas de fonder la
possibilité pour Hamlet d'une émancipation par rapport
à elle, alors c'est bien cette loi qu'il faut remettre en cause et non
l'intégralité du travail entrepris par Freud. Le problème
d'Hamlet est ramené d'emblée à un fondement oedipien mais,
on le constate par la suite, cette loi de l'×dipe est ce qui freine
l'analyse de Freud et le fait tourner en rond. Freud en a bien conscience :
quelque chose lui résiste en Hamlet. C'est d'ailleurs ce qui
transparaît dans la lettre à Pfister lorsque Freud, non sans
humour, se lamente de ne pouvoir arracher à Hamlet des aveux concernant
l'existence chez lui d'un complexe d'×dipe. Pourtant, lorsqu'il fait des
variations à partir d'Hamlet en le citant ou en analysant
d'autres dimensions de la pièce sans la ramener à ×dipe,
Freud nous paraît beaucoup plus convaincant et pertinent.
C'est qu'en effet, un procédé revient
très fréquemment dans les écrits de Freud : celui qui
consiste à citer les vers d'Hamlet, ou ce que nous avons
appelé les variations hamlétiennes de Freud. Il est
intéressant de concevoir la pratique freudienne, qui consiste à
citer Hamlet de manière récurrente tout au long de son
oeuvre à propos de sujets disparates et dans des contextes
épistémologiques distincts, de cette manière :
Citer c'est avant tout ouvrir un texte de l'intérieur
à sa propre nomadisation. C'est en extraire une ligne de désir
qui vient affoler toute position identitaire et toute souveraineté
signifiante par la multiplication illimitée des connexions possibles
à partir de la production en droit tout aussi illimitée de
nouveaux contextes d'énonciation. [...1 faire fonctionner un texte comme
une machine désirante, c'est multiplier à son endroit les modes
opératoires impliqués dans tout acte de lecture :
décontextualiser pour recontextualiser, découper pour
déplacer, extraire pour réagencer dans un contexte inédit
d'utilisation.[...1 La lecture comme pragmatique du désir [...1. C'est
la lecture comme agencement nomadisant dans l'hétérogène
à partir de l'horizon ouvert et disséminant du désir. On
ne reproduit pas en lisant (un texte, un sens, l'intentionnalité d'un
auteur), on produit des différences par son entrée dans un espace
anarchique de circulation du sens à entrées et sorties multiples.
???.
Ainsi Freud ne se place plus dans la position classique du
lecteur, position de surplomb, centrale et totalisante par rapport au sens
dont le livre serait porteur (dans cette perspective, on présumerait
naïvement que ce sens
578. Paul Klee, Cours du Bauhaus - Weimar 1921 -
1922, Éd. des Musées de la ville de Strasbourg, Strasbourg,
2004.
579. Alexandre Zavadil, préface à
Stéphane Vedel, Nos désirs font désordre, Lire
L'Anti-×dipe, L'Harmattan, Paris, 2013, p. 13 et suivantes.
225
accessible au lecteur donnerait la vérité de
l'oeuvre ainsi que celle de son auteur) mais bien plutôt dans une
position de nomadisation .
De même, Freud n'a pas le même rapport à
????t que celui qu'il décrit chez le lecteur-spectateur
névrosé , qui s'identifie, de façon mimétique, aux
passions représentées dans l'oeuvre. Un lecteur nomade comme
Freud est capable de se détacher, en dernière analyse, des
approches herméneutiques ou au contraire passionnelles d'????t, afin de
produire une machine Hamlet, objet d'expérimentation constitué
par son lecteur. Une multiplicité de sens et de mondes de possibles peut
ainsi circuler, sans risque que ces sens ne viennent se scléroser dans
un signifiant précis, univoque, totalisant et réducteur.
Inconsciemment peut-être, Freud parvient à se
décentrer (il ne s'agit plus dans ces moments-là de Freud se
reconnaissant dans Hamlet et dans son auteur, et faisant de l'analyse d'????t
un problème personnel) et à détacher Hamlet d'×dipe
par ce processus même de la citation. Un Hamlet anti-oedipien est alors
rendu possible à même la machine Hamlet usinée par
Freud.
La prise en considération de la totalité des
références à ????t dans l'oeuvre freudienne est importante
car on passe à côté d'une dimension essentielle du rapport
de Freud à ????t si on se focalise sur les textes relevant de
l'interprétation et de la psychanalyse appliquée. La
démarche freudienne d'interprétation d'????t est
synthétisée par Pontalis de manière frappante :
Hamlet qualifié de névrosé
universellement célèbre devrait-il sa
célébrité au fait qu'il est plus actuel, plus moderne que
l'×dipe de la légende? ×dipe, en effet, meurtrier de son
père , époux de sa mère, est mû et contraint par le
destin que personnifie l'oracle. Il obéit à un Fatum, à ce
qui lui est édicté, à ce qui le précède. Il
est agi et, en ce sens, n'est pas l'auteur des actes qu'il commet. Comme a pu
le dire, avec quelque ironie à l'endroit des psychanalystes, Jean-Pierre
Vernant, ×dipe est sans complexe , autrement dit, il n'a pas
d'inconscient. Ce à quoi Starobinski répond : Il n'a pas
d'inconscient parce qu'il est notre inconscient. [. . .1 Hamlet n'est pas
×dipe. Le refoulement collectif est passé par là, le travail
de la civilisation, le ?tr?r???t a fait son oeuvre. Le désir
transgressif de posséder sa mère, celui d'évincer le
père et de le tuer sont toujours actifs, mais ils se dissimulent, ils se
masquent, se travestissent. Hamlet n'est pas aveugle comme ×dipe, mais ses
souhaits infantiles d'inceste et de meurtre restent tapis dans l'ombre. [...1
Hamlet est un héros plus tragique qu'×dipe [...1 car la
tragédie se joue sur sa scène intérieure : la discorde, le
déchirement, l'incohérence, si manifestes dans les propos qu'il
tient sont en lui. Deux forces antagonistes et d'égale puissance se
combattent sans relâche sur cette scène intérieure : agir
ou ne pas agir, venger l'assassinat de son père en devenant à son
tour meurtrier ou mourir soi-même, t ?? r ?t t ??. Il est voué
d'un bout à l'autre, de l'apparition du spectre jusqu'à sa propre
mort, à la souffrance. Hamlet est l'homme de la souffrance. Son acte de
vengeance restera, telle une lettre qui ne parvient pas à son
destinataire, toujours en souffrance . Ernest Jones, lui, en disciple
zélé de Freud, s'est em-
226
ployé, en multipliant les preuves de bien-fondé
de la thèse de son maître, à voir en Hamlet un nouvel
×dipe. Mais, là encore, Sta-robinski trouve la juste formulation :
Le cas Hamlet escorte le paradigme oedipien comme son ombre portée.
» Une ombre portée n'est pas une copie ressemblant à
l'original. L'ombre portée d'un arbre connaît une autre extension,
plus grande, plus incertaine ses frontières sont mal
délimitées que l'arbre qui lui a donné naissance. [...1
Le spectre paternel d'Hamlet, lui, commande à son fils : Ne m'oublie
pas. » Hamlet est aussi une tragédie de la mémoire. Freud
dit, dans une formule un peu abrupte, qu'×dipe Roi est une
tragédie du destin » tandis qu'Hamlet est une
tragédie du caractère ». Le mot caractère »
n'est sans doute pas approprié, car il désigne des traits
immuables, voire innés. [. . .1 Or ce qui caractérise Hamlet,
c'est un conflit non résolu à l'origine de son inhibition. Voyons
en lui un névrosé qui, comme beaucoup d'entre nous, ne se
résout pas à se séparer de ses premiers objets d'amour et
de haine. [...1 Freud a qualifié Hamlet d'hystérique. S'il
fallait le définir, cet indéfinissable, ce serait bien
plutôt un mélancolique, un endeuillé permanent. Mais un
mélancolique d'un genre bien particulier : un mélancolique
fébrile, agité.» 58O.
C'est ce que la postérité a retenu du rapport de
Freud à Hamlet et c'est pourquoi l'idée même d'un
lien entre la psychanalyse et Hamlet suscite autant de
résistances.
Toutefois, nous l'avons vu, Freud ne fait pas que chercher
désespérément à appliquer la psychanalyse à
Hamlet et son approche n'est pas uniquement interprétative,
bien au contraire.
Pour comprendre la machine Hamlet de Freud, il faut tenir
compte du caractère hétérogène des modes
d'entrée et de sortie d'Hamlet dans le corpus freudien. Il est
très étonnant de constater la multiplicité des modes
d'apparition d'Hamlet dans les écrits de Freud : analyse
construite, interprétation, démonstration scientifique, exemple,
citation, etc. Certes, l'Hamlet de Freud est aussi une figure oedipienne mais
il n'est en aucun cas réduit à cela par Freud lui-même.
Hamlet est l'occasion pour Freud de montrer la
richesse de sa pensée ainsi que ses talents d'écrivain et sa
grande sensibilité littéraire. Si l'on peut entrer dans l'oeuvre
de Freud par de multiples ouvertures, par le biais de ces
références à Hamlet, alors on peut dire que la
machine Hamlet de Freud est bien rhizomatique.
Il faut dès lors se méfier des nombreuses
études consacrées à Freud et Shakespeare ou à
Hamlet et la psychanalyse qui tendent de centrer leur analyse sur les quelques
textes (au demeurant peu nombreux, au regard de la totalité des
occurrences à Hamlet dans le corpus freudien) où Freud
tente d'appliquer la psychanalyse à Hamlet : ceci risquerait de
nous faire croire que Freud voulait uniquement surcoder » Hamlet et le
rabattre sur une photo de famille », comme il l'avait fait avec le Petit
Hans, d'après Deleuze et Guattari581. Il ne
580. Jean-Bertrand Pntalis, Avec Shakespeare , Freud avec
les écrivains, op. cit., p. 33-37.
581. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux,
op. cit., p. 22.
227
nous semble pas que Freud ait à tout prix tenu à
ce que le signifiant oedipien prenne le pouvoir sur Hamlet. Nous
pouvons dès lors comprendre la machine Hamlet opérant dans
l'oeuvre freudienne ainsi :
Il y a donc des agencements très différents
cartes-calques,
rhizomes-racines, avec des coefficients de
déterritorialisation va-
riables. 582.
Comment fonctionne la machine Hamlet dans l'oeuvre de
Freud?
La psychanalyse, nous l'avons vu, peut-être
conçue comme une forme particulière de littérature, en ce
qu'elle se donne à lire comme une succession de récits, qu'il
s'agisse de la narration par Freud des cas rencontrés dans sa pratique
thérapeutique ou de la mise en paroles dynamique des maux de l'analysant
sous l'impulsion de l'analyste durant la séance.
Sa fonction thérapeutique même peut
découler de son aspect littéraire. En effet, la psychanalyse
comme cure est le traitement de la souffrance psychique à travers la
narrativité et la communication de ce qui, auparavant, ne trouvait
à s'exprimer que sur le mode d'un mal diffus et de symptômes. Le
rôle des mots dans la cure et l'importance octroyée à la
forme donnée à ces éléments de langage par le
patient, sont mis en évidence par Freud qui, d'ailleurs, ne cesse de
répéter que le matériau principal sur lequel se base la
psychanalyse, comme mouvement dialectique entre expérience clinique de
la cure et élaboration théorique, trouve une désignation
adéquate dans ces vers d'Hamlet que Freud sollicite à
plusieurs reprises : words, words, words .
Notons, par ailleurs, au sujet de ces vers, que Freud met en
évidence l'aparté de Polonius dans cette scène (II, 2). En
effet, Polonius s'étonne que les paroles d'Hamlet, bien qu'en apparence
dénuées de sens, soient porteuses d'une signification, d'une
vérité sans doute plus saisissante que n'importe quelle
vérité ordinaire ou même savante :
How pregnant sometimes his replies are! a happiness that
often madness hits on, which reason and sanity could not so prosperously be
delivered of. 583
Plutôt que de traduire pregnant par grosses
de sens , on pourrait le traduire par fécondes ou riches . Cela
éviterait la connotation malheureuse de signifiant que le terme sens a
pour nous aujourd'hui et tout particulièrement dans ce contexte. On
pourrait alors comprendre cette fécondité du discours fou
d'Hamlet en termes d'intensités, de signes asignifiants, de forces, de
ux. Toutefois, Polonius se trompe sur le contenu latent des jeux de mots et du
discours volontairement énigmatique d'Hamlet. Il y voit les traces d'un
amour fou pour sa fille Ophélie alors qu'il s'agit en
réalité de ce que le bon sens de la mère d'Hamlet a
formulé en réaction aux élucubrations de ce vieux bavard
de Polonius si tourné en ridicule par Freud :
I doubt it is no other but the main;
582. op. cit., p. 23.
583. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 204-207 :
Comme ses répliques sont parfois grosses de sens! Un
bonheur d'expression que souvent trouve la folie, et dont la saine raison ne
pourrait accoucher avec autant de prospérité. .
228
His father's death, and our o'erhasty marriage.
584.
Cette idée d'une fécondité
inhérente aux apparentes inepties d'Hamlet renvoie Freud aux paroles de
l'analysant dans la cure analytique, paroles qui peuvent sembler
stériles à l'analysant lui-même mais qui sont en
réalité marquées par le sceau des désirs
inconscients que l'analyste est chargé de mettre au jour. Polonius (tout
comme par la suite les deux courtisans Guildenstern et Rosencrantz), en
piètre psychanalyste improvisé ( sauvage ), renforce les
défenses d'Hamlet, incapable de contribuer à faire se
dévoiler Hamlet, en le libérant de ce qui l'inhibe. Il est de ce
fait un contre-exemple de technique psychanalytique. Ceci renvoie
également à l'histoire du mouvement psychanalytique, dans
laquelle la découverte des bénéfices de la talking
cure apparaît comme un des premiers éléments
distinctifs de la spécificité de la thérapie analytique
par rapport aux autres formes de traitement des maladies psychiques.
Hamlet, contrairement à ×dipe
roi, n'obéit pas une logique du sens, de la cohérence mais
à une logique de la sensation, des signes. Les sens sont multiples et
parcellaires dans Hamlet, ce qui tranche fortement avec la
plénitude symbolique du sens dans ×dipe roi.
Hamlet se dérobe à nous par son caractère
multiple, par les agencements qu'il fait fonctionner (d'où sans doute le
fait que la pièce a été suspectée d'être un
réagencement d'éléments disparates, ce qui expliquerait le
manque de cohérence globale et le supposé rendu brouillon du
drame shakespearien), par les
éléments de ruptures a-signifiantes qui le
traversent.
Freud et Deleuze font un même usage de l'art comme image de
la pensée.
Interpréter est une entreprise par essence
réductrice dans la mesure où il s'agit de remonter à du
déjà connu et donc de se couper de toute possibilité de
production nouvelle. Avoir un sens ne signifie pas seulement avoir une
signification, un sens asignifiant est possible dès lors qu'il y a
entrée en résonance de ce
sens avec du réel.
Il est désormais possible d'entrer dans Hamlet
par le milieu, d'où la pertinence des réécritures (Bene,
Laforgue, Müller, Koltès) et des déprésenta-tions
(filmiques et scéniques) d'Hamlet qui réagencement les
éléments par rapport à l'agencement shakespearien initial,
soutirant ainsi une petite différence à la
répétition : par exemple, le suicide d'Ophélie comme
élément déclencheur qui n'a rien à voir avec des
complexes liés au noyau familial.
Rappelons qu'Hamlet fait, mais n'agit pas. Il est agi par
Ophélie. L'événement tragique qu'est le suicide
d'Ophélie lui dicte la conduite à tenir, là où son
comportement et ses discours étaient, c'est le moins que l'on puisse
dire, incohérents voire aberrants jusque là. Les
événements précédents (mort du père,
remariage hâtif de la mère, découverte par Hamlet du crime
de l'oncle sur son père, assassinat de Polonius puis de ses anciens amis
courtisans, réa-
584. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 56-57 :
Rien d'autre, je le crains, que l'essentiel,
La mort de son père et notre mariage trop
précipité. .
229
lisation par Hamlet de la duplicité de ses proches, de
la volonté qu'a son oncle de l'envoyer à la mort, de la nature
charnelle de sa mère, etc.), pourtant liés directement ou
indirectement avec des déterminations familiales et pouvant dès
lors être reconnectés sur de l'×dipe, n'avaient pas suffi
à déclencher chez Hamlet le désir de faire quelque chose
pour régler la situation.
Contre la réduction de la psychanalyse à une
discipline herméneutique supposée être un moyen de faire
surgir la vérité unique et individuelle, la psychanalyse peut
être conçue comme une entreprise d'émancipation, de
libération par rapport aux contraintes intérieures et
extérieures.
Écrire pour Deleuze, c'est libérer la vie de
partout où elle est emprison-
née 585.
Les hypothèses de l'esthétique kantienne
concernant le caractère désintéressé de
l'expérience esthétique et l'idée d'une autonomie de l'art
ne sont plus d'actualité. Freud a bien pris acte de cette rupture par
rapport à l'esthétique XVIII-XIXèmes
siècle.
Par sa conception de l'art, Heidegger nous a enseigné
que la vérité était distincte de la scientificité
et qu'elle pouvait siéger dans l'oeuvre d'art même.
Rendre justice à Freud passe par le fait de
reconnaître qu'il n'a jamais été réductionniste ni
scientiste. La vérité propre à l'art réside dans sa
fonction de révélation, d'exagération, de grossissement du
réel et non dans sa dimension de signification, de
représentation, de dénotation, de référentiel. Il y
a quelque chose dans la littérature de plus profond, de l'ordre de
l'insondable, de l'ineffable, d'une vérité métaphysique
sur l'être qui n'a rien à voir avec le discours scienti-
fique, rationnel.
Il devient urgent, nous insistons, de désoedipianiser
Hamlet, voire de désham-létiser Hamlet. Dans
Hamlet, il n'y a pas expression de significations, mais circulation de
complexes d'agencements, de connexions entre personnages et objets (fleurs,
eau, crâne, épée, etc.), production de productions,
machines de machines, etc.
Si Freud rappelle si souvent les mots d'Hamlet à
Horatio ( There are more things... ) et si Deleuze prônait la
nécessité de sortir de la philosophie par la philosophie, c'est
que les limites inhérentes à toute sagesse d'école
imposent un retour au réel, au concret, au bouillonnement du réel
et du désir. Il ne s'agit en aucun de mettre au jour dans Hamlet
la vérité d'un sujet personnel dont le sens nous serait
voilé par le déroulement du drame, mais de repérer une
pluralité de vérités cosmiques.
La vérité d'Hamlet n'est pas dans un
schéma de type papa-maman mais dans Ophélie car avec elle,
ça fonctionne, ça marche, ça machine tandis qu'avec
Hamlet, quelque chose bloque, les voies de circulations des flux sont
obstruées. Ce qui fait barrage, c'est justement l'×dipe dont Freud
affuble Hamlet, et à juste titre car si on s'en tient au personnage
d'Hamlet, on trouve effectivement des déterminations oedipiennes, mais
avec l'introduction d'Ophélie, comme éclairage de la
complexité hamlétienne, circulant en-deçà de son
appa-
585. Gilles Deleuze, Critique et clinique, op. cit., p.
14.
230
rente labilité à se laisser couler dans le
schéma oedipien, on sort des sillons et des chemins déjà
tracés par le déterminisme oedipien, on délire
littéralement.
C'est seulement ainsi que l'on peut comprendre la
libération des machines désirantes en-deçà et
au-delà de leur récupération dans la grande machine
psychanalytique. Retrouver l'élément de délire,
c'est-à-dire cartographier les lignes de fuite où le désir
peut librement circuler dans la pièce de Shakespeare, est la voie royale
vers l'inconscient machinique.
Dans Hamlet, il y a bien ×dipe et Hamlet qui se
donnent en représentation à la psychanalyse, mais il y a aussi
Ophélie qui parvient à désoedipianiser et de
surcroît à déshamlétiser Hamlet au cours de la
pièce, et dont la mort est déprésentée. Le
délire feint d'Hamlet comporte des limites évidentes.
N'étant que machine de prestidigitation et non véritable
manifestation d'un inconscient machinique, la folie feinte d'Hamlet,
symptôme de sa névrose obsessionnelle et donc machine à
fantasmes, l'amène à multiplier les insinuations afin de tenter
de faire éclore la vérité des autres personnages, en
vain.
La raison pour laquelle ça ne fonctionne pas, ça
ne machine pas dans le délire d'Hamlet en est qu'il s'agit d'un faux
délire, qui au lieu de permettre une sortie hors des chemins
balisés, impose un retour à papa-maman. Au contraire, avec le
véritable délire d'Ophélie, ça fonctionne,
ça machine. La vérité des autres parvient à
éclore à travers le délire-monde d'Ophélie, ceci
est d'ailleurs corroboré par les vers de Gertrude dans cette
scène. Seul le délire psychotique est porteur d'une
vérité plus profonde, inaudible, a-signifiante et frappante
à laquelle n'accède pas le névrosé. L'étude
systématique de Jones laisse peu d'espace pour le développement
de la pensée. Elle renvoie davantage à une forme de
sclérose et de renfermement des possibles. Elle est en quelque sorte la
bêtise selon Deleuze. Freud ne franchira jamais ce pas avec
Hamlet, c'est sans doute pourquoi ses intuitions demeureront dignes
d'intérêt tandis que la longue étude de Jones sera
passée aux oubliettes.
Il y a un véritable dialogue présent en
filigrane dans le corpus freudien entre Hamlet et le fondateur de la
psychanalyse. Hamlet dirait la vérité de Freud, une
vérité cosmique, infra- et supra-individuelle, a-personnelle (sur
une psyché collective et non un inconscient personnel). La
vérité d'Hamlet est dans la puissance désirante,
irréductible à une quelconque pulsion de mort, qu'elle met en
oeuvre et dans le désir comme excès, et non comme manque.
La littérature, comme le désir, est toujours en
excès, en surplus. Il est souhaitable de penser Freud avec Deleuze et
Guattari, et Deleuze et Guattari avec Freud.
Il faut laisser la philosophie être
inquiétée par la démarche psychanalytique. Une critique de
la raison psychanalytique ne serait pas souhaitable. Ceci consisterait à
rester dans le fondationnel alors que philosophie et psychanalyse pourraient
être tenues ensemble. La question transcendantale, celle de droit, de la
légitimité n'est justement pas légitime, contrairement
à la question fondamentale du sujet du désir. Deleuze, Guattari
et Foucault sont reconnaissants envers Freud car il a permis justement cette
subjectivation du désir et la compréhension du désir en
termes de flux quantifiables et de forces dynamiques.
Les questions de droit en psychanalyse sont parfois des
leurres. La dimension symptomatique peut être gardée dès
lors qu'il ne s'agit plus de demander : à quel signifiant cela
renvoie-t-il? Qu'est-ce que ça veut dire? ni De quel
231
droit la psychanalyse viole-t-elle la sacro-sainte oeuvre
d'art? mais de se demander Selon quel désir ce passage d'Hamlet
peut-il être compris? Sous quelles conditions réelles et
matérielles de désir...?.
Il y a toujours une dimension d'arbitraire dans le choix de
telle voie d'approche plutôt qu'une autre, dès lors qu'on n'entend
pas dépasser le plan du délire-désir (rappelons que le
délire pour Deleuze est aussi le propre de la psychanalyse, ce qu'il ne
dit pas nécessairement en un sens péjoratif car le délire
est quelque chose de positif et de productif), mais cela ne veut pas dire qu'on
suit une voie erratique ou hasardeuse. Cela fait sens mais pas en tant que
signification ni en tant que rapport de signifiant à signifié.
Ce qui fait sens c'est l'irruption de la différence, du
nouveau dans ce qui nous apparaissait comme déjà-donné. Le
déjà-là du drame de Shakespeare ne prend sens que par
l'appropriation délirante-désirante que nous en faisons. La
neutralité et le désintéressement ne sont pas
souhaitables. Il faut préserver cette marge de contingence dans la
lecture des textes. Dès lors qu'on érige une certaine lecture en
méthode universellement applicable et déterminable, on
régresse vers une forme de déterminisme, là où la
méthode de lecture devrait être libération,
émancipation du complexe d'agencements lecteur auteur texte
person-
nages histoire.
Avec l'approche herméneutique de la psychanalyse, il
s'agit de s'intéresser à la dimension d'au-delà, à
la recherche du sens. Il s'agit de comprendre.
Le sens, défini comme signification, direction et
ordre, n'est pas l'enjeu. Ramener tout au sexuel n'est pas
herméneutique, ça n'a pas de sens car c'est de l'ordre de
l'énergétique, de l'économie libidinale et de la dynamique
pulsionnelle (deux dimensions de la métapsychologie qui seraient
gardées par Deleuze et
Guattari, contrairement à la dimension topique).
L'oeuvre de Freud répond à la définition
d'une oeuvre inaugurale. Freud introduit quelque chose d'absolument nouveau et
qui changera définitivement les modes de problématisation
philosophiques, littéraires et psychologiques. La psychanalyse ne se
contente pas de construire et de reconstruire, elle déconstruit
également beaucoup de ce qui l'a
précédée.
L'art, la littérature, la philosophie, la psychanalyse
sont des formes de pensée, d'où l'ambiguïté qui
résulte de toute pensée : elle peut être libératrice
comme elle peut être aliénante, répressive, elle peut
permettre de sortir des sillons, de se déterritorialiser mais elle peut
inversement renvoyer au carcan et au codage, re-territorialiser.
Freud produit de la détéritorrialisation, il
déconstruit mais pour réintroduire du territoire à
même ce qui lui avait ouvert des perspectives inédites, à
savoir ×dipe roi et Hamlet, pour reconstruire quelque
chose à partir du matériau littéraire, quelque chose qu'il
érigera par la suite en machine interprétative, machine
délirante, machine paranoïaque : la machine Hamlet, elle-même
dépendante du codage oedipien.
Ophélie est supérieure à Hamlet comme
personnage conceptuel adjuvant à la schizo-analyse car, pourrait-on
dire, elle ne peint pas l'être mais le passage , contrairement
à Hamlet qui défie quiconque de le dépeindre
232
avec exactitude ( denote me truly ), d'extraire l'être
derrière son paraître.
Comme chez Freud, l'oeuvre d'art est pour Deleuze et Guattari
moyen en vue d'une libération et non fin en soi. Ce que l'oeuvre
littéraire libère de sens est un sens inédit, nouveau mais
qui, par essence, est fuyant, se dérobe sans cesse.
Le théâtre shakespearien n'est pas un miroir
où viendraient se refléter nos désirs conscients et
inconscients, comme le voudraient Hamlet et Freud, il ne renvoie pas une image
du monde, de même qu'il n'est pas le réceptacle d'un sens
caché qu'il conviendrait de retrouver.
La machine Hamlet est un agencement avec le dehors, avec le
réel. Minorer Hamlet, produire un Hamlet de moins , comme l'a
dit et fait Carmelo Bene, c'est soustraire d'Hamlet tout ce qui
renverrait à un éventuel sens secret, c'est minorer les
significations. Freud, au contraire, élève Hamlet au
majeur, il l'éternise, le normalise, et écrase tous les flux de
devenirs qui traversent pourtant la
pièce de Shakespeare.
Il ne s'agit, ni chez Freud, ni chez Carmelo Bene,
d'interprétations d'Hamlet, mais d'expérimentations, de
productions de quelque chose de nouveau à partir d'Hamlet, de
variations à partir d'un thème initial, d'introduction de
différences
par la répétition.
Hamlet, comme toute grande oeuvre littéraire,
sert bien à quelque chose. Il opère comme rouage d'un agencement
libérateur et non comme partie d'une argumentation ou comme exemple
justificatif, preuve à l'appui d'une théorie. C'est en ce
qu'Hamlet a libéré la pensée freudienne de sa
rigidité scientifique et objectiviste qu'il est fondamentalement utile
à la psychanalyse.
Dans un livre, il n'y a rien à comprendre mais beaucoup
à se
servir. Rien à interpréter, ni à
signifier, mais beaucoup à expérimen- ter. Le livre doit faire
machine avec quelque chose, il doit être un pe-
tit outil sur un dehors. 586.
Hamlet n'exprime, ne représente, ne signifie
rien. Il fonctionne comme concept dans l'oeuvre de Freud. Il est l'objet d'une
expérimentation psychanalytique et non sujet d'une
interprétation. L'inauguration d'un laboratoire conceptuel inédit
à partir d'Hamlet tient au fait que le fondateur de la
psychanalyse fait apparaître un sens dans Hamlet qui ne
préexistait pas à son expérimentation par Freud. La
machine conceptuelle Hamlet est en ce sens autopoëtique .
L'expérimentation freudienne de la machine Hamlet ne renvoie pas
à autre chose qu'à elle-même, elle ne délivre pas la
signification profonde de l'oeuvre de Shakespeare. Le Hamlet de Freud
et le Hamlet de Shakespeare possèdent cha-
cun leur autonomie, l'un ne reflète pas l'autre.
Aucune libération ne peut être entreprise sans
carcan, sans contraintes, d'où le recours de Freud au codage oedipien.
Afin de pouvoir libérer Hamlet, de pouvoir le
déterritorialiser, le désoedipianiser et en dernière
instance le désham-létiser, il faut au préalable
délimiter les puissances de territorialisation qui le
586. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Rhizome.
233
ramènent aux déterminations oedipiennes. Il faut
donc examiner l'expérimentation que fait Freud d'Hamlet, car
c'est elle qui rend possible la création de nouveaux agencements, la
possibilité de l'émergence de quelque chose de résolument
nouveau, d'une multiplicité d' Hamlet de moins » et d'
Anti-Hamlet».
Peut-on imaginer une autre ligne de fuite que celle qui
aboutit dans Hamlet à la dissolution de tous les personnages
principaux en corps sans organes? La valorisation de l'anorganique et de
l'asignifiant entre apparemment en contradiction avec la position vitaliste de
Deleuze. En réalité, les lignes de fuite dans Hamlet ne
débouchent pas en dernière instance sur la mort mais sur une
certaine sérénité : the rest is silence », les
relations entre la Norvège et le Danemark sont en voie de pacification
grâce à la sagesse du sceptique Horatio et tout ce qui
menaçait le calme de la nature et du monde n'est plus en état de
nuire.
Pour Deleuze et Guattari, il n'y a pas une
réalité psychique qui serait distincte du réel
matériel. La machine produit sans modèle qui guiderait cette
production.
Avec Ophélie, bien plus qu'avec Hamlet dont le
personnage semble déjà constitué et dont les
préoccupations n'évolueront que peu, on assiste réellement
à la constitution d'un personnage sur la scène elle-même
».
Hamlet n'est pas qu'un moment, une passade dans
l'oeuvre et la vie de Freud si bien qu'on ne peut pas situer quelque chose
comme un moment Hamlet » qui correspondrait aux premières
tendances dites interprétatives (les grandes tentatives
herméneutiques d'extraction d'un sens des mythes et des grandes oeuvres
littéraires) de la psychanalyse, moment qui prendrait fin à
mesure que la psychanalyse s'écarterait de la voie purement
herméneutique. Même si de nombreuses références de
Freud à Hamlet dans les écrits de maturité et
dans les derniers écrits laissent penser que l'oeuvre de Shakespeare
n'est désormais qu'une occasion pour Freud d'orner son écriture,
préservant par là même toute la beauté et le
mystère des vers du poètes, tel n'est pas le cas.
Que ce soit dans sa correspondance, lors de séminaires
restreints dont on trouve péniblement quelques traces ou encore dans des
écrits techniques ou testamentaires, tout laisse à penser que
Freud n'a jamais complètement abandonné ses intuitions initiales,
malgré les fortes résistances rencontrées. Il a simplement
tenu à réserver l'avancée de ses recherches et de ses
conclusions sur Hamlet à un public davantage initié,
laissant au profane » le temps de s'accoutumer au choc
éprouvé à la prise de connaissance de la théorie
oedipienne. Si l'on admet que la psychanalyse n'a jamais été en
premier lieu pure méthode d'interprétation et d'extraction du
signifié derrière le signifiant, alors on peut redonner
cohérence à la voie d'approche menée par Freud concernant
Hamlet : il s'agit d'une libération de flux inconscients
à l'oeuvre dans la pièce de Shakespeare, à des fins de
libération du propre inconscient de Freud et sensée servir de
modèle pour la cure analytique, dont le but est la libération par
rapport aux contraintes.
Legs, légation, délégation, diérance
de transfert : l'analyste [...] n'a pas besoin d'être là »
en personne. » 587.
587. Jacques Derrida, La carte postale, Spéculer
- sur Freud , op. cit., p. 442-443.
234
Et si l'analyste de Freud-analysant-analysé
était en dernière instance Shakespeare, ou plutôt sa
création littéraire, cet Hamlet que Freud s'approprie par
l'usage du possessif nôtre ?
La frontière est infime entre les passages où
Freud-écrivain prête sa plume aux poètes et les passages
où Freud-scientifique se livre à des spéculations.
Que se passe-t-il dans le déchiffrement
psychanalytique d'un texte quand celui-ci, le déchiffré,
s'explique déjà lui-même? Quand il en dit plus long que le
déchiffrant (dette plus d'une fois reconnue par Freud) ? Et surtout
quand il inscrit de surcroît en lui la scène et dérive le
procès analytique, jusque dans son dernier mot, par exemple la
vérité? [...1 Qu'est-ce qui se passe [...1 quand [...1 une
fiction littéraire [...1 met la vérité en scène?
588.
C'est dans le texte littéraire que Freud croit
reconnaître ses propres théories comme s'il y avait
antériorité de la théorie freudienne (inconsciemment et
anachroniquement : sorte de plagiat par anticipation , comme dirait Pierre
Bayard) dans l'esprit de l'écrivain et que le texte n'était que
l'occasion de l'expression de cette théorie.
Freud n'imagine pas plaquer sa théorie de
l'extérieur sur le texte ni extrapoler à partir du texte. Ce
serait le texte lui-même qui ferait signe vers
l'intériorité inconsciente de l'auteur comme des personnages et
non Freud qui utiliserait le texte comme une illustration de sa propre
doctrine. Si le texte vient confirmer les intuitions de Freud, c'est qu'il
semble inconcevable qu'il ait pu émerger sans cette même doctrine.
Le texte apparaît alors comme une émanation de l'incons-
cient de son auteur.
Au lieu de recourir au mythe de l'intériorité et
à la figure de l'Auteur, ne pourrait-on pas postuler que le texte ferait
plutôt signe vers son propre dehors, vers la pointe de sa
déterritorialisation, vers quelque chose comme une exagération du
réel? C'est ce type même de pistes que nous avons ici
tentées d'ouvrir au sujet d'Hamlet.
588. ibid.
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