Conclusion
236
Avec la répétition du thème
hamlétien, Freud poursuit le travail thérapeutique entrepris dans
son auto-analyse en faisant un réel travail de remémoration, qui
va bien au-delà de la démarche consistant à se ressouvenir
de traumatismes infantiles, réels ou fantasmés, vécus dans
le passé. À partir de cette hypothèse de la
présence d'un inconscient machinique (qui dépasse l'inconscient
familial, personnel et oedipien) à l'oeuvre dans la compulsion de
répétition freudienne d'Hamlet, on peut tracer des
cartographies schizo-analytiques.
Freud s'est contenté de ramener Hamlet
à la névrose et à l'×dipe. Ce faisant, il a
enclenché la machine infernale qu'est Hamlet, même si la
façon dont il l'a faite fonctionner nous semble aujourd'hui lacunaire
à bien des égards.
Etre juste avec Freud , c'est aussi reconnaître cette
capacité qu'il a eu de créer un certain concept d'Hamlet et de le
faire fonctionner comme une machine dans le champ psychanalytique, alors que la
pièce de Shakespeare était l'apanage des érudits et des
critiques littéraires. Freud a réussi à faire fuir
Hamlet hors de son domaine initial en le faisant passer du champ
littéraire au champ scientifique, à déterritorialiser
Hamlet, de sorte que désormais l'intérêt pour
Hamlet transcende les cloisonnements entre les champs
littéraires, scientifiques, philosophiques, picturaux,
cinématographiques, etc.
La psychanalyse pourrait être conçue comme
puissance de production de signes, plutôt que comme une machine
oppressive d'interprétation des signifiants.
Parallèlement, la littérature opère comme
une machine à produire des concepts-clés pour la psychanalyse.
C'est en ce sens qu'on a parlé d'une machine Hamlet à l'oeuvre
chez Freud. Shakespeare a exercé une influence formatrice sur Freud sur
le développement de la psychanalyse. Les pièces de Shakespeare
aidaient Freud à comprendre des problèmes complexes de sa propre
vie (échec, mort), mais également à élargir les
conclusions ainsi obtenues aux cas qu'il étudiait, puis au psychisme
humain en général. Les références à
Shakespeare abondent dans la correspondance de Freud mais aussi dans ses
oeuvres scientifiques officielles. L'impact de Shakespeare sur Freud est
à la fois personnel et professionnel. Hamlet est exemplaire de
cet attachement de Freud à Shakespeare pour des raisons subjectives et
objectives, privées et scientifiques.
Hamlet fait partie de ces matériaux bruts dans
lesquels Freud puise pour construire la psychanalyse. La relation
intertextuelle entre Freud et Shakespeare est repérable sous plusieurs
formes : l'interprétation, la citation et l'allusion. Certaines
allusions à Hamlet paraissent tellement ancrées dans la
langue freudienne et dans son esprit qu'on pourrait penser que Freud ne s'en
rendait pas compte et en oubliait qu'il ne s'agissait plus de ses propres mots,
la limite entre sa parole et celle de Shakespeare devenant si poreuse et
infime.
La machine Hamlet peut être conçue comme une
propédeutique à la métapsychologie et à
l'épistémologie psychanalytiques. Par ses effets et par son
fonctionnement, la machine Hamlet rend visible 589 aux yeux de Freud
ce qu'×dipe répugnait à voir et ce pour quoi il finit par se
rendre lui-même littéralement aveugle. La machine Hamlet est
à l'origine de la production, de la création freudienne du
complexe nucléaire des névroses et cette invention doit
être appréhendée pour ce qu'elle s'est finalement
avérée être, à savoir une nouvelle
589. Klee disait bien l'art ne reproduit pas le visible, il rend
visible .
237
création ou production littéraires, une
idée au sens deleuzien, idée à mi-chemin entre le percept
esthétique et le concept philosophique, bien plus qu'une
découverte scientifique majeure.
Hamlet apprend à Freud ce que penser veut
dire.
Hamlet comme grande santé de
Freud.
La littérature est une santé. [...1 Toute
oeuvre est un voyage, un trajet, mais qui ne parcourt tel ou tel chemin
extérieur qu'en vertu des chemins et trajectoires intérieurs qui
la composent [...1. On n'écrit pas avec ses névroses. La
névrose, la psychose ne sont pas des passages de vie, mais des
états dans lesquels on tombe quand le processus est interrompu,
empêché, colmaté. [...1. Aussi l'écrivain comme tel
n'est-il pas malade, mais plutôt médecin, médecin de
soi-même et du monde. [...1 La littérature apparaît alors
comme une entreprise de santé [...1 On n'écrit pas avec ses
souvenirs. [.. .1 La littérature est délire, mais le
délire n'est pas affaire du père-mère : il n'y a pas de
délire qui ne passe par les peuples, les races et les tribus, et ne
hante l'histoire universelle. Tout délire est historico-mondial. [...1
But ultime de la littérature, dégager dans le délire cette
création d'une santé, ou cette invention d'un peuple,
c'est-à-dire une possibilité de vie. [...1 Ces visions ne sont
pas des fantasmes, mais de véritables Idées que l'écrivain
voit et entend dans les interstices du langage, dans les écarts de
langage.» 590.
L'écrivain, à travers son oeuvre, se fait
médecin de son lecteur. Hamlet analysera Freud, dans le sens d'une
déliaison, il le libérera et le soignera. C'est ainsi que
s'explique le transfert que Freud fait sur Hamlet, comme s'il s'agissait de son
propre analyste : le transfert que Freud fait sur Hamlet entraîne une
réédition inconsciente de tendances, attitudes, fantasmes,
sentiments que le patient [Freud1 nourrit ou nourrissait à
l'égard d'une personne et qui dans la cure prennent le médecin
[Hamlet1 pour objet » 591.
Hamlet est la grande santé de Freud. Il est ce qui
l'empêche de céder définitivement à la tentation de
réduire la chose littéraire au symptôme névrotique.
Il est ce qui résistera toujours, du moins en partie, à la
machine psychanalytique, même si cette dernière cherchera toujours
à le reterritorialiser, à le re-oedipianiser. D'après
Deleuze, dans Critique et Clinique, le délire en
littérature est santé, contrairement au délire clinique
qui est délétère dans la mesure où les
mots ne peuvent plus déboucher sur rien.
L'inconscient machinique à l'oeuvre dans cette relation
entre Freud et Hamlet s'ouvrirait sur l'actualité à la
fois de la recherche psychanalytique et de la pièce de Shakespeare et
sur l'appréhension future de celles-ci. En effet, Hamlet, à la
fois en tant que figure fictive, concept, texte littéraire, pièce
de théâtre et matérialisation de l'imaginaire et de
l'inconscient de Shakespeare, a accompagné la psychanalyse dans son
développement. Freud n'a cessé de vouloir relier Hamlet à
l'actualité de ses recherches et inversement, les critiques
littéraires se
590. Gilles Deleuze, Critique et clinique, op. cit., p.
9-13.
591. Claire Pagès, art. cit.
238
sont sentis contraints de considérer les
hypothèses psychanalytiques sur Hamlet en particulier et sur la
chose littéraire en général.
De même, Hamlet a ouvert des perspectives nouvelles
à la psychanalyse, non seulement freudienne mais aussi lacanienne (son
influence n'a d'ailleurs pas cessé, Hamlet ayant intéressé
à leur tour notamment André Green, Henriette Michaud et
Élisabeth Roudinesco). Il a constamment inspiré Freud et Lacan
tout au long de leurs oeuvres et la mobilisation d'Hamlet
n'était jamais pure répétition des mêmes
conclusions car toujours quelque chose de nouveau venait s'ajouter à
l'analyse, telle une différence dans la répétition, une
variation à partir de ce qui s'affichait au préalable comme
l'invariant oedipien.
Inversement, la psychanalyse a ouvert des portes à la
critique littéraire d'Hamlet à tel point que nul
spécialiste n'est censé ignorer les hypothèses faites par
Freud sur Hamlet lorsqu'il entend aborder la tragédie
shakespearienne. C'est ainsi que bon nombre de shakespearologues et
d'érudits s'entendent pour tenir compte de l'importance de
l'interprétation freudienne d'Hamlet dans leurs commentaires de
l'oeuvre, même s'ils n'y adhèrent pas le moins du monde. La
plupart des éditions critiques (anglo-saxonnes et françaises) du
texte de Shakespeare contiennent au moins un développement sur
l'approche psychanalytique qui en a été faite. Celle de Freud est
généralement retenue. Les développements de Jones dans
Hamlet et ×dipe ainsi que les séminaires de Lacan sur
Hamlet sont bien moins souvent référencés.
C'est dès lors tout naturellement que cette hantise
exercée par Hamlet sur Freud est bénéfique à ce
dernier. La machine hamlétienne fonctionne dans l'oeuvre freudienne de
telle sorte qu'il s'agit d' un type de hantise qui, tout en se tramant dans le
dos et à l'insu du sujet, peut lui être favorable
592.
Cette hantise touchant à quelque chose de l'ordre d'un
inconscient a-subjectif et a-signifiant, la machine Hamlet est opérante
à un niveau qui dépasse l'inconscient personnel du fondateur de
la psychanalyse et l'inconscient de l'individu privé. La façon
dont fonctionne la machine Hamlet dans l'oeuvre de Freud est
irréductible à une simple répétition des
hypothèses freudiennes sur le complexe d'×dipe d'Hamlet.
Certes, pour Freud, il s'agissait bien de cela :
démontrer que la psychanalyse était parvenue à
résoudre le mystère d'Hamlet par le complexe oedipien. Toutefois,
de manière effective, la machine Hamlet fonctionne tout autrement. Il ne
s'agit pas d'une machine théâtrale, d'une machine à
fantasmes oedipiens ou à illusions métaphysiques mais d'une
machine qui produit des effets réels, en tout premier lieu sur la vie,
sur la pratique et sur la théorie freudiennes. C'est pourquoi les
relations entre Hamlet et Freud ne peuvent en aucun cas se
résumer à dire que Freud a vu en Hamlet les rejetons de
l'×dipe, même s'il s'agit aussi de cela. Le rapport de Freud
à Hamlet est beaucoup plus complexe.
Derrière la démarche freudienne, il n'y a pas
que la volonté de maîtriser ce qui tente toujours de fuir, il n'y
a pas que l'apparente rigueur dogmatique avec laquelle il entend couler Hamlet
dans le moule oedipien en le surcodant, en le surdéterminant, en le
surinterprétant. Il y a la machine Hamlet, machine réelle qui
fonctionne dans l'oeuvre de Freud en ponctuant ses grandes découvertes
de citations toujours appropriées, en créant une
atmosphère toute hamlétienne dans certains passages (même
très techniques et scientifiques), en redonnant
592. Claire Pagès, art. cit.
239
son acuité et son caractère saisissant à
des hypothèses déjà vieillissantes mais surtout en
fournissant l'impulsion nécessaire à la création, au
développement et au peaufinage des concepts analytiques centraux
(complexe d'×dipe, névrose obsessionnelle, hystérie, deuil
et mélancolie, résistance, refoulement, etc.).
Le plaisir que nous tirons de la répétition que
fait Freud du thème hamlétien tient à sa nouveauté
et au renouvellement opéré par rapport au matériau
initial. Le plaisir que nous éprouvons à lire Freud
lui-même parlant d'Hamlet nous révèle certainement
plus que ce que Freud tente d'expliquer sur l'effet produit par Hamlet
sur le spectateur et la nécessité que ce dernier soit
névrosé pour être touché par le drame
shakespearien.
Pour parodier ces vers d'Hamlet que Freud aimait à
citer : il y a plus de choses dans Hamlet et dans l'appréhension
freudienne d'Hamlet que n'en peut rêver la sagesse d'école
psychanalytique.
Freud n'aurait sans doute pas eu idée de tous les
développements qui seraient entrepris par la suite uniquement à
partir d'une lettre issue d'une correspondance privée avec un ami et
d'une note de bas de page à L'Interprétation du
rêve.
Par la répétition du thème
hamlétien, Freud assure à son psychisme une certaine
maîtrise de ce qui arrive dans Hamlet au lieu de subir
passivement la narration de l'enchaînement inéluctable des
scènes jusqu'au drame final. C'est en ce sens que la maîtrise
d'Hamlet recherchée par Freud est liée à la
satisfaction du principe de plaisir, dès lors qu'elle est un moyen de
contrôle des excitations que Freud semble se refuser de ressentir
à la lecture de l'÷uvre de Shakespeare. Freud l'a soutenu et Jones
est venu renforcer cette thèse justement dans Hamlet et ×dipe
: la compréhension de l'÷uvre doit toujours primer sur la
prétendue recherche d'un plaisir esthétique
désintéressé qui n'est, en dernière analyse, qu'un
leurre. Il s'agit en premier lieu de rendre raison de Hamlet pour
éventuellement espérer saisir l'effet qu'il produit sur nous. Le
plaisir intellectuel est premier par rapport au plaisir esthétique, le
plaisir esthétique n'étant lui-même qu'une des dimensions
du plaisir intellectuel et n'étant dès lors plus conçu
comme désintéressé.
Freud sait pertinemment qu'il n'est pas aisé d'aborder
le névrosé dans la cure car il peut se heurter à des
résistances, de même que les courtisans Rosen-crantz et
Guildenstern ne parvenaient pas à jouer de l'instrument animique
d'Hamlet. C'est ainsi qu'un analyste qui provoquerait chez son patient un
transfert négatif risquerait d'annihiler le caractère
thérapeutique de la cure analytique et de ce fait de faire
échouer cette dernière dès lors que le transfert
négatif a pour effet d' abolir totalement la situation analytique .
C'est pourquoi lorsque Freud essaie de jouer avec
Hamlet, de jouer la partition du thème hamlétien, c'est
bien souvent Hamlet qui se joue de lui et résiste. Freud, s'inspirant de
la théorie aristotélicienne de la catharsis, estimait
que le public, face à une pièce de théâtre et en
particulier face à Hamlet, abréagissait de
manière accidentelle ou provoquée. Il nous semble que verbaliser
les impressions ressenties au contact d'Hamlet permet à Freud
d'abréagir spontanément en se libérant de ses tendances
refoulées et de ses obsessions liées à un traumatisme
affectif de l'enfance, en déchargeant affects et tensions
émotives. C'est la réaction de défense choisie par Freud
pour contrecarrer le surplus d'émotions qui nuirait à la
rationalisation, à l'intellectualisation et la conceptualisation de
240
la pièce de Shakespeare dès lors que le plaisir
intellectuel découlant de l'approche psychanalytique est annoncé
comme primordial.
Freud poursuit ainsi sa propre cure, son entreprise
d'auto-libération en forçant l'accès de ses
émotions littéraires à la conscience. Ainsi, Freud se
ressaisit de son altérité intrapsychique, il s'assure une
certaine maîtrise sur ses émotions en les formulant et annule de
ce fait le caractère pathogène et passif qu'elles avaient
initialement.
La hantise hamlétienne que subit Freud est paradoxale
en ce sens qu'elle comporte un versant positif pour le sujet qui en tire
quelque chose d'un point de vue personnel, intellectuel et pratique. Il ne
s'agit donc pas d'une forme de hantise pure dans le sens d' une
expérience sans mélange de l'étrangeté, [qui]
signifierait une persécution complète du sujet et s'effectuerait
sans aucun
gain . ???.
Hamlet est une machine productrice d'automatismes de
répétition au sein de l'÷uvre freudienne mais ce
mécanisme n'est pas purement itération du même, il est
dispositif créateur de nouveauté par le biais même de la
répétition. Dans le cas d'Hamlet, la compulsion de
répétition produit réellement de la différence. Il
ne s'agit jamais d'un éternel retour du même qui prendrait une
forme du type Hamlet = ×dipe refoulé.
La réappropriation que fait Freud du thème
hamlétien vient relever (aufhe-ben) dialectiquement la
répétition.
Dans le cas du personnage d'Hamlet, on semble avoir à
faire à une forme de hantise pure au sein de laquelle la pulsion de mort
acquiert une forme d'indépendance par rapport à la pulsion de
vie, à l'Eros. Même si dans Hamlet, on peut avoir
l'impression d'un destin implacable qui pousse le héros à agir
ainsi, tel n'est pas le cas. C'est d'ailleurs la raison principale qui motive
Freud à distinguer Hamlet, comme tragédie du
caractère, d'×dipe roi comme tragédie du destin.
Dans Hamlet, la contrainte n'est pas extérieure mais interne et
inconsciente. Elle n'est pas non plus liée à l'idée d'une
nature du personnage, nature qui serait faible, passive (hypothèse de
Goethe) ou d'une maladie paralysante telle que la psychasthénie,
l'aboulie, l'apathie, l'apragmatisme ou l'acrasie. La contrainte est
liée au caractère et à la vie d'âme du
personnage.
C'est pourquoi Hegel n'était pas loin de la
vérité lorsqu'il imputait la réticence d'Hamlet à
agir, non à son incapacité à agir ni à sa tendance
à l'ajournement car Hamlet se montre maintes fois capable d'agir au
cours de la pièce, mais
à sa belle âme .
Il y a un apport indéniable de la psychanalyse
freudienne à la critique littéraire d'Hamlet et à la
pratique philosophique qui l'ont suivie. Sans les intuitions de Freud, pas de
Jones, pas de Lacan, pas d'Anti-×dipe ni de schizo-analyse ni
d'inconscient machinique.
L'art est capture de forces et l'effet de l'art est
irréductible à sa dimension discursive et signifiante.
Au-delà de l'explication psychanalytique, qui, nous l'avons vu, n'est en
aucun cas dépourvue d'intérêt (bien que son
intérêt soit quelque peut biaisé par le fait que
l'explication serve justement la théorie psychanalytique, qu'elle ait
une utilité pratique et théorique pour Freud), pour
593. Claire Pagès, art. cit.
Il faut considérer Freud avec Hamlet et
Hamlet avec Freud. Le chef-d'oeuvre se caractérise par cette
ouverture sur une infinité de possibles, sur le sentiment
241
comprendre l'effet de Hamlet, il faut recourir à une
sémiotique ou logique de la sensation. Ophélie se prête
davantage à une appréhension en termes de signes et d'agencements
que le prince danois (même si une interprétation d'Hamlet comme
machine désirante ou comme corps sans organe est possible et a
été envisagée).
L'expérience de l'art permet de réformer l'image
de la pensée. L'art ne doit pas être conçu comme un
énième divertissement. Il est directement en prise sur le
réel. C'est pourquoi, Hamlet ne nous détourne pas de
l'angoisse (telle que Pascal et Kierkegaard l'ont définie) et de notre
liberté mais nous y renvoie. Les images et les signes produits par
Hamlet sont la matière même de la réalité
et non une de ses représentations. L'imaginaire hamlétien est
bien connecté au réel, à l'empirique et au sensible. Il
n'est pas distraction culturelle, mensongère, fictive, irréelle
et subjective. Par ailleurs, les images et les signes dont il est question ne
doivent pas être envisagés comme des symboles renvoyant à
autre chose qu'à eux-mêmes, comme des signifiants psychanalytiques
ou linguistiques. Il convient, au contraire, de considérer ces signes et
ces images d'un point de vue littéral. On peut bien dégager une
intelligibilité d'Hamlet mais cette dernière n'est pas
réductible à une signification (rationnelle, langagière,
symbolique ou discursive).
La place du lecteur dans la question de la démarche
psychanalytique appliquée à l'oeuvre littéraire nous
conduit à nous interroger sur le processus caractéristique de
l'activité psychique de tout être humain consistant à
former des compromis entre la fiction et la réalité, entre la
réalité psychique et la réalité physique, entre le
monde réel et le monde imaginaire, entre la personne vivante et le
personnage de fiction. Les frontières sont poreuses entre ce qui
relève de la singularité individuelle et de la sphère
affective et intellectuelle personnelle (la valeur subjective d'une
interprétation) et ce qui peut prétendre à
l'universalité, à l'acquisition d'une valeur objective. Le
régime de vérité d'Hamlet n'est pas celui des
énoncés logiques. Il ne s'agit pas de démêler le
vrai du faux. Il y a une vérité dans l'oeuvre de Shakespeare qui
dépasse la pure vérité logico-mathématique. C'est
d'ailleurs ce qui fascine tant Freud.
Pourtant si l'on est attentif à l'oeuvre, on peut
élever ce qui semblait inextricablement lié à la
sensibilité particulière de l'auteur au rang de machine d'art
littéraire susceptible de produire entre autres de
l'universalité, de l'objectivité, de la scientificité.
Toutefois il est important de considérer cette production ma-chinique
comme accidentelle et non comme une nécessité inhérente
à Hamlet.
La machine Hamlet est une création de Freud, elle n'est
pas l'essence du Hamlet de Shakespeare. La machine d'art Hamlet est
liée à un inconscient ma-chinique. Elle est productrice de
multiplicités et elle abhorre la bi-univocité.
À partir de cette machine Hamlet on ne peut plus s'en
tenir au ou bien... ou bien kierkegaardien, ou bien Freud a raison... ou bien
Freud a tort. Freud a à la fois raison et tort lorsqu'il tente
d'appliquer la méthode et les concepts psychanalytiques à
Hamlet et lorsqu'il transfigure Hamlet en concept-outil
à part entière pour éclairer les mécanismes de la
psyché humaine.
242
d'une liberté existentielle authentique, sur le
dépassement du règne du ou bien ... ou bien .
Lire Hamlet c'est en ce sens faire
l'expérience de sa propre liberté, d'où l'angoisse (que
l'on confond souvent avec une angoisse qui mimerait l'angoisse supposée
du personnage lorsqu'il s'interroge sur le sens et la valeur de l'existence
humaine) face à l'abîme alors entrouvert. Le vertige
provoqué par l'oeuvre n'est pas tant lié aux questionnements
métaphysiques d'Hamlet sur l'existence, la mort et le temps, sur la
possibilité toujours présente du suicide rendue possible par
notre liberté, mais au vertige des résonances conscientes et
inconscientes qu'Hamlet peut avoir sur le lecteur qui devient,
à la suite de Freud, subitement hanté par Hamlet.
Le problème n'est donc pas celui que Freud avait mis en
lumière, à savoir la reconnaissance par le lecteur de son statut
de nouvel Hamlet, de sa névrose hamlétienne. De même on
n'apprécie pas de lire ou de voir représenté Hamlet
parce qu'on souffre d'une névrose analogue à celle d'Hamlet
mais on apprécie de lire, d'écouter ou de voir Hamlet
car nous avons par là même la liberté de créer
nous-mêmes nos propres machines hamlétiques, de produire à
notre tour un nouveau faisceau de signes, de nouveaux agencements multiples
à partir des forces à l'oeuvre dans Hamlet. C'est ainsi
que se dégage l'inconscient machi-nique à même
Hamlet, inconscient machinique davantage susceptible de rendre compte
de la puissance de la machine créée par Shakespeare que la
référence à l'inconscient supposé d'un personnage
fictif (inconscient personnel et oedipien, renvoyant lui-même en
dernière analyse à l'instance auctoriale dotée
elle-même d'un inconscient renvoyant à l'éternel
papa-maman).
La hantise qu'exerce sur nous Hamlet n'est pas
liée à l'histoire de vengeance sur fond de laquelle la machine
infernale d'Hamlet s'enclenche. L'histoire de vengeance
déjà présente dans la légende reste banale, surtout
pour l'époque. De plus, puisque cet élément existe
déjà dans la légende, il n'apporte rien à la
compréhension de la machine infernale créée par
Shakespeare. Nous précisons que nous distinguons une machine infernale
Hamlet créée par Shakespeare et une machine hamlétienne
créée par Freud, à partir de ce premier agencement
machinique.
C'est l'agencement machinique produit par Hamlet
(écriture - personnages - histoire - contexte - discours conscient
- discours inconscient - objets naturels et artificiel, etc.) qui agit sur les
sujets que nous sommes. C'est alors que nous nous grevons sur cette agencement
machinique pour faire corps avec lui, sur cette agencement collectif
d'énonciation pour parler avec Hamlet et cesser de parler
d'Hamlet, comme s'il nous était extérieur,
étranger, comme s'il n'était qu'un objet d'étude parmi
d'autres.
Parler avec Hamlet avec Freud, et non parler de Freud
qui parle d'Hamlet, tel est le cheminement qui nous semble le plus
pertinent d'un point de vue philosophique.
Si la psychanalyse, comme la schizo-analyse, ont
suscité de si houleux débats accompagnés d'un mouvement de
rejet, c'est essentiellement par peur de l'irruption de quelque chose de
nouveau au sein d'une pensée dominante et consensuelle. Jung appelait ce
phénomène de résistance aux idées nouvelles, due
aux préjugés, misonéisme ??. Le misonéisme, tel
que Jung l'a défini, est la peur
594. Carl Gustav Jung, L'homme et ses symboles, 1964.
243
éprouvée par certains devant des théories
nouvelles.
La machine Hamlet de Freud, la machine littéraire de la
schizo Ophélie, ainsi que la machine de guerre en lutte contre
l'hamlétisation et l'oedipianisation de Deleuze et Guattari sont des
dispositifs inédits de production de sens nouveaux, d'ouverture à
des mondes de possibles encore inexplorés. Tel est l'effet de l'art :
Hamlet ne nous permet pas de résoudre nos conflits
inconscients, mais ses effets réels résident dans l'inauguration
de nouveaux modes de subjectivation, de nouvelles machines désirantes et
de nouvelles possibilités existentielles.
La lecture de Freud modifie l'oeuvre de Shakespeare. Guattari
explique qu'on peut imaginer que ce qui est venu après puisse
modifier ce qui était avant ???. On observe en effet des formes
d'interaction et de circulation de flux déterritorialisés entre
Freud et Shakespeare, entre leurs oeuvres respectives.
Nous l'avons vu, Freud procède par amputation du
matériau tragique en sélectionnant uniquement certains
éléments d'Hamlet. En ce sens, il produit
égale-
ment un Hamlet de moins .
Notons que le Hamlet-Machine ??? de Heiner
Müller fait partie pour son auteur de la Shakespeare-factory .
Hamlet-Machine est une expérimentation. Ce titre a
été choisi en référence aux machines
désirantes de Deleuze et Guattari. Nous voyons ainsi que le
rapprochement fait par Freud entre ×dipe et Hamlet a eu des enjeux
postmodernes brûlants. Heiner Müller, dans son
Hamlet-Machine, met en valeur le devenir-Ophélie, le
devenir-femme, le devenir-psychotique d'Hamlet, lorsqu'il nous présente
un Hamlet demandant à Ophélie de lui tendre un masque de putain
. Un personnage appelé l'interprète d'Hamlet intervient pour dire
que le drame d'Hamlet n'a plus lieu.
Le drame psychopathologique du premier des
névrosés modernes serait-il devenu caduc? La part d'universel
qu'il recelait alors serait-elle devenue imperceptible pour le spectateur
actuel? L'interprète d'Hamlet fait référence aux acteurs
comme à des gens que mon drame n'intéresse pas, pour des gens
qu'il ne concerne pas ???, le public. Hamlet ou son interprète, dans une
confusion des identités, dit de lui-même: je suis la machine
à écrire . Ophélie ici a le dernier mot. Elle prend la
parole en s'identifiant à Électre : c'est elle qui prend à
son compte les paroles mélancoliques qui ressortent des monologues
d'Hamlet dans
la pièce de Shakespeare.
Toute chose qui compte dans le monde est susceptible d'une
double lecture, à condition que la double lecture ne soit pas quelque
chose qu'on fait au hasard, en tant qu'autodidacte, quelque chose qu'on fait
à partir de ces problèmes venus d'ailleurs. C'est en tant que
philosophe que j'ai une perception non musicale de la musique ???
595. Félix Guattari, L'Inconscient machinique, op.
cit.
596. Heiner Müller, op. cit.
597. ibid., p. 75.
598. Gilles Deleuze, Claire Parnet,
Abécédaire, N comme Neurologie .
599. Michel Foucault, Leçons sur La Volonté
de savoir, Cours au Collège de France (19701971), Gallimard, Seuil,
Hautes études, Paris, 2011, Le savoir d'×dipe , p. 225-253.
244
C'est cela que Deleuze appelle avoir une idée. De
même Freud, en tant que psychanalyste, a une perception non
littéraire d'Hamlet et c'est pour cette raison
que la pièce l'émeut autant.
La partition entre différents types d'analyse
d'Hamlet n'a plus lieu. Il n'y a pas une série de lectures
d'Hamlet imperméables entre elles (lectures philosophique,
littérale, poétique, métaphorique, psychanalytique,
schizo-analytique, etc .) mais dont l'addition donnerait une sorte de
vérité générale de l'oeuvre.
Il y a des variations presque musicales à partir d'un
thème hamlétien dont la beauté et la richesse font
écho à celles de l'oeuvre shakespearienne.
Que faire désormais d'Hamlet d'un point de vue
conceptuel? Vers une histoire de l'évolution d'Hamlet à
l'âge classique, à l'âge de la psychanalyse et à
l'âge postmoderne?
On pourrait envisager une étude foucaldienne des modes
d'appréhension d'Hamlet au fil des
époques.
En effet, à chaque époque semble correspondre un
type de société et certaines problématiques liées
au type de société en question : à Shakespeare, une
société de souveraineté (faut-il excommunier Hamlet ?),
à Freud une société d'enfermement (faut-il enfermer Hamlet
?), et à Deleuze et Guattari une société de contrôle
(faut-il surveiller et punir Hamlet ?). La question qu'il devient
nécessaire de poser au prince danois évolue en fonction des
périodes historiques et des contextes épistémiques.
Dire que toute la psychanalyse freudienne était
déjà contenue potentiellement dans Hamlet revient t-il
à coller a posteriori un cadre de pensée, une
épistémê sur une oeuvre ancrée dans un contexte
particulier et de ce fait donner raison à la conception freudienne de
l'inconscient?
Hamlet s'ancre davantage dans des problématiques
appartenant à un certain contexte épistémique, comme nous
avons pu le voir. La pièce de Shakespeare renvoie à des
problématiques que l'on retrouve chez Montaigne, Pascal, Descartes en
philosophie et chez Calderón en littérature.
Dans ses Leçons sur La Volonté de
savoir599, Foucault montre qu'×dipe roi n'est pas
l'expression d'une pulsion à l'état pur : celle du double
désir de mise à mort du père et d'union incestueuse avec
la mère. La pièce de Sophocle expose une lutte entre les savoirs
(savoir auditif, savoir visuel, savoir rapporté, savoir des dieux,
savoir des chefs, savoir des esclaves, savoir sous forme de prescription, de
prédiction, de témoignages, savoir se retirant sous forme
d'énigmes, savoir sur l'auteur de la souillure, savoir sur la naissance
d'×dipe).
L'enjeu d'×dipe roi le plus profond est celui
des rapports entre pouvoir et savoir et non la question de la
culpabilité ou de l'innocence d'×dipe. De même, il y a un
savoir d'Hamlet qui est lié à son incapacité à
agir.
On pourrait dès lors mettre en lumière la
complexité des rapports entre savoir et pouvoir également dans
Hamlet. Contre Freud, Foucault soutient qu'il y a un lien entre
désir, volonté et connaissance. Ceci donnerait des pistes
intéressantes pour une éventuelle tentative d'analyse
foucaldienne d'Hamlet.
245
Relevé non exhaustif des passages
où intervient Hamlet dans le
corpus freudien
246
Il n'est pas facile de dénombrer avec exactitude les
références de Freud à Hamlet, tant celles-ci sont
nombreuses et éparses. On en note au moins trente-quatre dans
l'÷uvre officielle. Notons tout de même qu'il s'agit de la
troisième référence principale de Freud après la
Bible et le Faust de Goethe. Bien que Freud n'y ait pas consacré un
ouvrage spécifique, les références à Hamlet sont
l'occasion pour lui d'introduire ou d'expliciter des fragments clés de
la théorie de l'Inconscient. Le découpage de l'÷uvre
freudienne en trois périodes est emprunté à Jean-Michel
Quinodoz 600.
Premiers écrits psychanalytiques :
Lettres à Wilhelm Fliess (1887-1904;
références à Hamlet de 1897 à 1899),
L'interprétation du rêve (1900), De la
psychothérapie (1904), Le mot d'esprit et sa relation à
l'inconscient (1905), Personnages psychopathiques à la
scène (1905- 1906), Le délire et les rêves dans
la Gradiva de Jensen (1907), Remarques sur un cas de névrose
obsessionnelle - L'homme aux rats (1909), Cinq conférences sur
la psychanalyse (1909).
Importance d'autres écrits dans cette période de
développement : Études sur l'hystérie (1895),
Trois essais sur la théorie sexuelle (élaboration
progressive de ce qui apparaîtra dans l'oeuvre de Freud, dès 1910,
sous le nom de complexe d'×dipe ) (1905), Fragment d'une analyse
d'hystérie - Dora (1905).
Écrits de la période de maturité
:
Totem et tabou (1912-1913, note de bas de page,
citation d'Hamlet), Le Moïse de Michel-Ange (1914,
passage où il est évident que l'intérêt
psychanalytique d'Hamlet n'a pas pâli une seule seconde aux yeux
de Freud), A partir de l'histoire d'une névrose infantile, I-
Remarques préliminaires (1914, note de bas de page, citation), Deuil
et mélancolie (1914-1915, passage très important pour
l'analyse du mal qui touche Hamlet), Leçons d'introduction à
la psychanalyse (1916, passage sur Hamlet central où Freud
reprend et développe ses premières intuitions sur l'idée
de progrès séculaire du refoulement), L'inquiétante
étrangeté (1919, référence à la
pièce sans développer).
Derniers écrits où intervient Hamlet
:
Autoprésentation (1925, passage important car
souligne justement la place occupée par Hamlet dans l'histoire
du mouvement psychanalytique, le rôle d'adjuvant qu'il a joué dans
le développement de la clinique et de la doctrine analytiques), La
question de l'analyse profane (1926, citation), Dostoïevski et la
mise à mort du père (1928, analyse comparative très
intéressante entre ×dipe-Roi, Hamlet et Les
Frères Karamazov ; c'est ici avant tout d'Hamlet en tant
qu'÷uvre tragique, et non en tant que personnage, qu'il s'agit), Le
malaise dans la culture (1929, citation), Constructions dans
l'analyse (1937, référence à des vers de Polonius
dans Hamlet), Abrégé de psychanalyse (1938-40,
Freud parle à nouveau de résolution réussie de
l'énigme du personnage d'Hamlet grâce
à l'outil psychanalytique).
600. Lire Freud, découverte chronologique de
l'÷uvre de Freud, PUF, Paris, 2004.
247
Note concernant les annexes :
Annexe 1 : Hamlet, ×dipe et les peintres, tout un
imaginaire qui marque les psychanalystes.
Annexe 2 : L'imaginarium d'Hamlet : de l'interprétation
à l'expérimentation.
Ce travail de recherche est accompagné de deux annexes
dont le but est de mettre en valeur l'étonnante circulation des
percepts, des affects et des concepts autour d'Hamlet.
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