b) Une approche bien plus nuancée et
respectueuse de l'oeuvre qu'on ne pourrait le croire.
L'usage de la théorie psychanalytique comme outil
apporte-t-il vraiment quelque chose à la critique littéraire et
à la compréhension d'une oeuvre? [. . .] Les études de
Freud ne sont-elles pas tant des essais d'application de la psychanalyse
à la littérature que des explorations d'une oeuvre
littéraire, ou de son écoute, dans le but
219
de se saisir de ce que l'auteur a pu entendre ou pressentir du
fonctionnement psychique? 561.
Freud a été accusé, en grande partie
injustement, de plusieurs choses. Concernant notre sujet, les accusations qui
pourraient porter préjudice à l'approche freudienne d'Hamlet
sont les suivantes : tout d'abord, la théorie freudienne de la
sexualité infantile serait un pansexualisme. D'autre part, l'inconscient
freudien serait résolument passéiste. Enfin, la psychanalyse
freudienne nierait la liberté en introduisant déterminisme et
entraves au sein même de ce qui paraissait la chose la plus noble et sans
contraintes, à savoir l'âme humaine.
A ceci, nous répondrons en rappelant que Freud tenait
à mettre au jour les potentialités créatrices de la
sexualité, de même que le pouvoir créateur et dynamique de
l'inconscient, qui n'est pas, comme les détracteurs de Freud le
présentent, exclusivement synonyme de régression et de regard
tourné vers le passé.
Binswanger, à propos d'un séminaire donné
par Freud sur Hamlet en février 1910, a dit la chose suivante :
Freud lui-même remarqua que, dans le thème
traité ce jour-là, il ne pouvait s'agir que de rendre quelque
chose plus ou moins plausible, et non pas de découvrir des faits
immuables! En même temps, il insista sur la fonction d'exercice que de
telles recherches revêtaient. 562.
Il est important d'aborder les oeuvres avec une réserve
prudente et de considérer l'approche psychanalytique comme une lecture
parmi d'autres. André Green disait dans Un oeil en trop. Le complexe
d'×dipe dans la tragédie, que la psychanalyse n'avait pas
à imposer sa version et que toute lecture [était]
déjà interprétative . En ce sens, n'importe quel
exégète, même le plus humble, dote le texte qu'il
étudie de sens.
Toutefois la psychanalyse ne brime pas la production
littéraire car l'investigation qu'elle propose à partir du texte
sollicite une vision nouvelle , et suppose que l'oeuvre est encore capable de
produire 563.
C'est ce concept de production couplé à celui
d'expérimentation, que nous opposons à celui
d'interprétation, qui doit guider notre conception de la démarche
psychanalytique appliquée à Hamlet. La psychanalyse ne
propose pas un énième commentaire paraphraseur d'emblée
exposé au risque de sa mise en question.
C'est entre autres motifs parce qu'elle est cette mise en
question, cette interrogation conjecturale, cet appel à ce qui ne se
donne pas d'emblée comme cause d'un effet que la psychanalyse peut
prendre part à ce renouvellement de la critique 564.
La psychanalyse met en valeur le caractère
essentiellement polysémique et équivoque du texte
littéraire, c'est une des raisons pour lesquelles elle est productrice
d'enrichissement.
561. Joël Bernat, Freud, entre littérature et
psychanalyse , dans Corps-image-texte chez Deleuze, dir.
Françoise Lartillot, Peter Lang, AG, Internationaler Verlag Der
Wissenschaften, Berne, 2010, p. 7. Dans cet essai, Joël Bernat
suggère l'idée d'une communauté de symptomatologie entre
la littérature et la psychanalyse.
562. Ludwig Binswanger, cité par Jean Starobinski,
op. cit., p. XXXIX.
563. Anne Clancier, Psychanalyse et critique
littéraire, op. cit.
564. Anne Clancier, op. cit.
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Green 565 note que le psychanalyste, qu'il s'agisse
d'une personne réelle dans le cadre de la clinique traditionnelle ou
d'un personnage fictif dans le cadre de la clinique littéraire, ne peut
opposer à la construction du patient qu'une autre construction dont le
caractère est hypothétique et qui relève du domaine du
vraisemblable.
La vie de Freud a toujours été constamment
hantée par le doute, il ne faut dès lors pas s'arrêter aux
passages du corpus freudien où il semble très affirma-
tif, définitif ou dogmatique.
c) Aucune prétention à l'exhaustivité ni au
caractère définitif de ses conclusions : l'évolution de
l'analyse freudienne d'Hamlet et de l'orientation de ses recherches,
marquant son aveu d'incompétence face à la grandeur et à
l'intarissable richesse de l'oeuvre.
L'explication d'Hamlet par le complexe d'×dipe n'a pas
vocation à être une interprétation exhaustive et exclusive.
Le personnage littéraire n'offre aucune représentation
achevée d'une maladie. Dès lors, la psychanalyse ne
prétendra pas offrir une explication totale de l'oeuvre
littéraire. On ne fait une psychanalyse du texte réductrice que
lorsqu'on a une connaissance lacunaire (donc réduite) de la
psychanalyse. La psychanalyse n'est pas un répertoire de symboles ou de
signifiants, comme s'agissait d'autant de clefs de lecture du texte
shakespearien. Hamlet véhicule des signes, il produit de
l'inconscient irréductible à toute grille
d'interprétation.
Les tentatives de rationalisation psychanalytiques auxquelles
la pièce de Shakespeare a donné lieu permettent d'enrichir
l'imaginaire qui se construit autour d'Hamlet dès lors que
chacune de ces tentatives ne s'octroie pas le monopole sur les autres et ne
cherche pas à réduire les qualités esthétiques
d'une oeuvre au signifiant d'autre chose qui serait « plus profond »,
moins évident que ce qui se donne immédiatement dans
l'expérience empirique.
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