III- Comment conserver l'héritage de la
psychanalyse freudienne sans les présupposés et les lourdeurs
qu'une psychanalyse de l'oeuvre littéraire est susceptible de
contenir?
Le carcan psychanalytique peut-il, comme tout carcan,
être considéré comme le moteur d'une libération
possible?
Le texte de Shakespeare se caractérise par son
ambiguïté et la logique du multiple qui y règne, d'où
la pertinence d'une approche schizo-analytique,
hété-rogénétique.
549. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux,
op. cit., p. 198
550.
Félix Guattari, Écrits pour l'Anti-×dipe,
op. cit., p.78-108.
214
Peut-être que l'inconscient à prendre en
considération est bien plus celui du lecteur que celui de l'auteur ou du
personnage ou encore la fonction du texte. Freud lui-même le soulignait
en mettant l'accent sur l'effet produit par l'oeuvre sur le lecteur. Nous
n'avons jamais à faire à un même texte Hamlet (le
texte n'existe pas en tant que substrat stable, immuable) mais à une
multitude, à des agencements produits comme autant de machines
désirantes à partir d'une oeuvre commune, comme
référent historiquement identifiable (quoique cette
dernière affirmation soit relative, dès lors que
l'identité de l'auteur et la date sont des éléments
incertains en ce qui concerne Hamlet, de même que la forme et le
fond de la pièce ont connu des changements significatifs : Q1, Q2,
Folio. Enfin, le titre a évolué).
L'oeuvre ouvre un monde dont l'édifice est construit
par les lectures successives, multiples et singulières qu'elle suscite.
Elle devient alors comme un topos, un lieu psychique avec ses propres
instances conscientes et inconscientes. Contrairement aux apparences,
l'approche de Freud ne tend pas à mettre fin à tout dialogue
critique à partir de l'oeuvre. S'il prétend résoudre
l'énigme expliquant le comportement du personnage d'Hamlet, il n'entend
pas dire le mot définitif sur l'oeuvre de Shakespeare. Il estime son
hypothèse d'une pertinence supérieure à celle de ses
prédécesseurs, en ce sens qu'elle a le pouvoir d'éclairer
certains aspects d'Hamlet encore inabordés, du moins
inabordés sous cet angle et dès lors inappréciés
à leur juste valeur. Jamais Freud n'a prétendu qu'il fournissait
une explication nécessaire et suffisante qui épuiserait l'infinie
richesse de l'oeuvre.
Ce caractère inépuisable d'Hamlet, il
ne cessera de le clamer jusqu'à sa mort. C'est d'ailleurs une des
raisons pour lesquelles il ne cherche pas à unifier la diversité
des interprétations en démontrant caricaturalement que la sienne
est la seule valable scientifiquement, car son hypothèse se base sur le
postulat théorique qui est au fondement de toute la doctrine
psychanalytique. Contre ses détracteurs qui voient en lui un scientiste
borné, Freud n'évacue pas la dimension interprétative
(disons plutôt inventive et créatrice, en ce sens que Freud
produirait quelque chose de l'ordre d'un surplus, d'un excès, dans un
sens positif, par rapport au matériau initial) de sa démarche. Il
ne s'agit pas simplement de procéder de manière
hypothético-déductive en partant de principes immuables pour les
plaquer mécaniquement sur le texte de Shakespeare.
La perspective de Freud va bien au-delà de la
démonstration scientifique et de la recherche de preuves justificatives
de sa théorie. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si la note sur
Hamlet prend place dans son ouvrage sur l'interprétation du
rêve. La méthode employée est la psychanalyse dont il faut
prendre en considération tous les aspects, ces aspects qui font d'elle
une discipline si riche, fascinante et complexe, à mi-chemin entre les
sciences humaines et les sciences de la nature. Nous l'avons vu, toute la
psychanalyse freudienne est traversée de paradoxes, ou disons d'un
dilemme hamlétien (to be a scientist, or not to be, la
tentation est toujours grande chez lui de céder à cette
agitation littéraire qu'il a dit lui-même avoir
éprouvé un jour dans sa jeunesse) qui est celui de son
fondateur.
215
1) Être juste avec Freud 551 comme lui était
juste avec Shakespeare.
Contrairement à ce que stipule Jean-Pierre Vernant
552, Freud n'a jamais prêté à ×dipe
même un complexe d'×dipe. Si Hamlet souffre lui bel et bien d'un
complexe d'×dipe, ce à quoi Freud ne renoncera semble-t-il jamais,
×dipe est l'incarnation brute et originaire du pulsionnel, comme l'a bien
montré Starobinski 553. Il est le complexe d'×dipe mais
n'en a pas.
a) Freud, bien plus lecteur passionné
qu'observateur scientifique (peut-être malgré lui).
La question d'une incommensurabilité entre le domaine
littéraire et le domaine de la psychanalyse est également un
faux-problème. Il conviendrait plutôt de se focaliser sur les
points communs entre littérature et psychanalyse. En effet, ces deux
domaines d'expérimentation, bien plus que nous offrir une
interprétation du monde et de l'homme, nous renvoient au réel et
à la vie. Freud avait une culture littéraire classique et
affirmait que ses maîtres avaient été tous les monuments de
la littérature mondiale et qu'il leur devait nombre de ses
découvertes psychanalytiques.
Notons que Freud avait songé à devenir
écrivain dans sa jeunesse. Selon ses dires, il sentait en lui une
agitation littéraire . D'ailleurs on repère ce talent
d'écrivain en lien avec sa pratique de la psychanalyse dans la narration
que fait
Freud de ses cas cliniques.
A bien des égards, Freud peut être
considéré comme un écrivain et ce n'est d'ailleurs pas un
hasard s'il reçoit le prix littéraire Goethe en 1930. La
psychanalyse freudienne, comme oeuvre avant tout littéraire (avant
d'être scientifique) et tentative de compréhension (plutôt
que d'explication), est en tant que telle thérapeutique et peut viser la
dimension deleuzo-guattarienne de l'expérimentation
libératrice.
C'est l'écriture du cas clinique qui revêt la
forme littéraire, plus que le cas littéraire (le personnage
d'Hamlet en l'occurrence) qui s'informe dans et par l'expression
psychanalytique.
De même, on peut penser ce qu'on nomme
l'interprétation freudienne d'Hamlet comme une
réécriture du mythe hamlétien, une variation à
partir de la répétition d'une légende originaire. C'est en
ce sens que Freud expérimente plus qu'il n'interprète lorsqu'il
se confronte à Hamlet. Il crée ainsi quelque chose de
nouveau, il libère des signes inexplorés à partir de la
matière vivante du texte shakespearien mais n'extrait pas
(peut-être à son grand désarroi) un sens profond de
l'oeuvre par le biais d'une méthode herméneutique.
Avec ses variations hamlétiennes, Freud introduit la
différence dans la répétition. Il ne se contente pas de
reprendre une légende préexistante mais il
551. Expression employée par Derrida, Être
juste avec Freud . L'histoire de la folie à l'âge de la
psychanalyse , Penser la folie. Essais sur Michel Foucault,
Galilée, débats, Paris, 1992. Notons que Derrida ne
proposait pas un retour à Freud, une répétition sans
différence, mais qu'il souhaitait rebondir à partir de Freud.
552. Jean-Pierre Vernant, ×dipe sans complexe ,
Mythe et tragédie en Grèce ancienne, op. cit.
553. Jean Starobinski, op. cit.
216
ouvre une multiplicité de champs de possibles à
partir de cette béance présente à même l'oeuvre de
Shakespeare. Comme cela a déjà été souligné,
c'est bien la dimension lacunaire du texte d'Hamlet qui rend possible
cette libération de signes hétérogènes.
Shakespeare réécrit le mythe d'Hamlet à
partir d'un Hamlet originaire qu'on supposé être de Thomas Kyd (
Ur-Hamlet ). Auparavant, le matériau mythique avait
déjà été réélaboré par Saxo
Grammaticus et Belleforest.
Freud réagence ce que Shakespeare crée à
partir de ce qui existe déjà. C'est alors tout naturellement que
des auteurs comme Bernard-Marie Koltès554, Heiner Müller
555 ou encore Carmelo Bene 556 reprendront le même
matériau, matériau plus shakespearo-freudien que mythique, pour
leurs réécritures.
Notons que la plupart des shakespearologues reconnaissent
l'intérêt et l'impact de l'appropriation psychanalytique
d'Hamlet de telle sorte qu'il semble qu'après une telle
ouverture d'un ensemble de possibles par la psychanalyse freudienne, nul ne
pourra appréhender Hamlet comme avant.
L'influence de Freud sur Hamlet ou la dette
d'Hamlet vis-à-vis de Freud apparaît ici de manière vive.
Hamlet s'est enrichi d'un ensemble inédit de possibles grâce
à la psychanalyse et cette dernière a ouvert la voie à des
chefs-d'oeuvre cinématographiques comme le Hamlet de Laurence
Olivier, ce dernier reconnaissant le rôle décisif joué par
cet enchaînement non prédéterminé et inattendu
opéré par Freud entre Hamlet et ×dipe 557.
Toutefois, il nous faudrait ré-interroger cette notion
même de dette pour repenser les rapports intimes entre Freud et
Hamlet. Derrida parle de don sans
dette et sans culpabilité 558.
Dans une lettre du 24 mars 1898 559, Freud annonce
à Fliess le plan de son ouvrage (L'interprétation du
rêve) et le prévient qu'il compte y intégrer des
remarques sur ×dipe roi et Hamlet. Notons que dans cette
lettre Freud ne souligne pas le titre des oeuvres, comme s'il fallait
déjà comprendre que la perspective freudienne ne se limiterait
jamais à la simple psychanalyse appliquée à l'oeuvre
littéraire. Le référent peut tout aussi bien être
ici les personnages qui donnent nom à ces tragédies, ou bien
s'agit-il déjà de quelque chose de portée plus
générale par le biais de cette référence. Freud
affirme qu'il a encore besoin d'accroître sa connaissance de la
légende d'×dipe avant d'en parler dans son oeuvre. Compte tenu du
grand sérieux intellectuel dont faisait preuve Freud, on peut imaginer
qu'il avait dû faire de même pour Hamlet, oeuvre et
personnage eux-mêmes basés sur une légende et sur un mythe
remontant à bien avant Shakespeare.
Freud reconnaît que les matériaux qui
correspondraient aux types de formations psychologiques anormales (rêve,
phobie, hystérie, obsession, délire) et
554. Bernard-Marie Koltès, Le jour des meurtres
dans l'histoire d'Hamlet (1974), Les éditions de Minuit, Paris,
2006.
555. Heiner Müller, Hamlet-machine (1979), Les
éditions de Minuit, Paris, 1985.
556. Carmelo Bene, Hamlet suite, dans Jules
Laforgue, Carmelo Bene, Hamlet & suite, op. cit.
557. Voir documentaire visuel Olivier, Hamlet et ×dipe
par Sarah Hatchuel, Hamlet de Laurence Olivier (1948), éd.
collector 2 dvd, Global entertainment.
558. Jacques Derrida, Spectres de Marx, l'État de
la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale,
Galilée, Paris, 1993, p.53.
559. Sigmund Freud, Lettres à Wilhelm Fliess, op.
cit., Lettre 162, p. 386-387.
217
que l'on pourrait retrouver dans la littérature ne
peuvent qu'être inutilisables 560, inexploitables dès
lors que l'analyse du symptôme n'est jamais séparable d'une
analyse du caractère névrotique au sein duquel il voit le
jour.
Freud se définit comme un auteur qui n'est pas un
poète mais un homme de science , comme s'il déplorait cette
situation. Or, l'apport que peut aujourd'hui avoir la doctrine freudienne est
bien plutôt celle d'un penseur profondément humaniste, qui a su
mettre en exergue quelque chose d'universel en l'homme. Freud repère des
déterminations jouant un rôle important dans le psychisme humain,
ce qui ne veut pas dire que Freud est déterministe. Rappelons que le but
de la cure est justement d'agir comme un processus de libération par
rapport aux contraintes qui s'exercent inconsciemment sur le psychisme
humain.
L'approche freudienne d'analyse du texte littéraire qui
semble affleurer à la lecture du corpus freudien (oeuvre dont la
postérité retiendra davantage le caractère
littéraire et philosophique que l'apport scientifique, ce qu'il
déplorerait sans doute fortement) n'est pas comparable aux autres
méthodes (par exemple, lorsqu'il s'agit de l'étiologie et de
mécanisme des psychonévroses) par le biais desquelles Freud
espérait parvenir à hisser la psychanalyse au rang de science
à part entière.
Freud semble s'incliner devant la puissance suggestive et le
caractère insaisissable du texte littéraire. Les leçons
qu'il tire de la littérature le déconcertent lui-même en
premier lieu car elles semblent être contenues dans le texte, en
être l'émanation, sans que soit nécessaire le recours
à tout un appareillage théorique et à la
méthodologie scientifique. Freud semble décontenancé par
cette facilité presque nonchalante avec laquelle l'écrivain
parvient à restituer ce que lui, Freud, peine à démontrer
et à exposer via la doctrine psychanalytique. Il envie également
le caractère davantage saisissant et fascinant du mode d'expression
littéraire par rapport au mode d'exposition psychanalytique. Lorsque
Freud affirme être un homme de science et non un poète , ceci
apparaît comme l'expression d'un regret profond, plus que d'une
fierté ou d'une éventuelle présomption de
supériorité scientifique (ce dont on a voulu l'affubler contre
son gré), Freud ayant longtemps hésité entre les
Humanités et les études de médecine lorsqu'il était
plus jeune.
Étonnamment, on pourrait lire l'oeuvre de Freud comme
faisant la jonction entre ces deux aspirations de jeunesse, et a fortiori
entre les disciplines littéraires et artistiques d'une part, et les
disciplines théoriques et scientifiques (les sagesses d'école )
d'autre part. Ce pont construit par Freud entre deux univers à
l'époque incommensurables et imperméables l'un à l'autre
était une entreprise audacieuse, compte tenu des préjugés
scientifiques de son temps concernant l'idée d'une science pure qui
pâtirait d'être mêlée aux supposées impures et
peu rigoureuses disciplines littéraires.
Ces quelques lignes d'Hamlet à Horatio reprises
à de nombreuses reprises par Freud expriment parfaitement l'aspiration
profonde de Freud et son sentiment que tout ce que pourra atteindre la
psychanalyse, au prix d'un labeur acharné et de tâtonnements
incessants, apparaîtra toujours bien insuffisant, insatisfaisant,
toujours à contre-temps et fade comparé à ce que nous
apprennent les écrivains
560. Sigmund Freud, L'Interprétation du rêve,
op. cit., p. 29.
218
sur l'âme humaine, la plénitude, la beauté
et la fulgurance de leurs moyens d'expression, le type de vérité
spécifique dont ils ont l'apanage, le fait qu'ils ont toujours une
longueur d'avance sur la recherche psychanalytique, etc.
Ainsi, Freud ne prétend à aucun moment
détenir la bonne méthode d'analyse ou la vérité du
texte littéraire, de même qu'il n'entend pas faire de la doctrine
psychanalytique un carcan ou une grille interprétative infaillible et
rigide pour comprendre le sens du texte. Hamlet est l'exemple
même de cette émanation de l'imaginaire du poète que le
théoricien ne pourra jamais complètement saisir, même
à l'issue d'efforts répétés et de
tergiversations.
Contrairement à Jones, Freud n'a jamais tenu pour
définitives les hypothèses successives (dont le fond reste
commun) qu'il faisait à partir d'Hamlet. Hamlet
semblait bien plutôt accompagner son travail théorique et
clinique, lui offrant des intuitions pertinentes, intervenant parfois comme
exemple saisissant, parlant à la place de Freud au point qu'on puisse
mettre au jour un style hamlétien à même la langue
freudienne, ou encore se donnant à voir dans sa dimension typique et
légendaire comme élément complémentaire essentiel
à la compréhension du mythe universel de l'×dipe. Si Hamlet
semble hanter et comme persécuter Freud, plus que n'importe quelle
oeuvre ou personnage littéraire (plus même qu'×dipe car il
n'est jamais parvenu à le figer dans une essence stable ni à
l'intégrer réellement et définitivement dans ses propres
catégories conceptuelles ni dans son système de
pensée).
Enfin, Freud finira par abandonner l'espoir de
récupérer Hamlet dans un concept véritablement
opératoire au même titre que l'×dipe, pour revenir au
substrat de ses intuitions initiales à savoir le lien profond qui unit
Hamlet à ×dipe, et non Hamlet comme type psychologique, comme
catégorie conceptuelle applicable à la clinique
psychanalytique.
×dipe est bien un type, voire un archétype et il
se décline en cas. Ces cas, ce sont les différentes variations
hamlétiennes, les potentialités hamlétiques
différemment présentes chez chaque individu. Ce revirement permet
de préserver la dimension absolument individuelle, singulière et
irréductible de l'oeuvre de Shakespeare. Peut-être qu'au fur et
à mesure qu'il clarifiait et approfondissait ses propres vues, Freud
s'était-il rendu compte que ce n'était pas rendre justice au
drame shakespearien que de lui faire subir le même sort qu'à la
tragédie sophocléenne, les deux oeuvres ne relevant pas du
même type de tragédie et Hamlet n'étant pas qu'une
énième variation oedipienne.
Hamlet n'a pas cessé pourtant, et ce
jusqu'à la fin, de hanter l'écriture de Freud. Toutefois, Freud
mobilisait le plus souvent le texte shakespearien afin de le laisser parler de
lui-même, sans s'efforcer de le réintégrer dans la
conceptua-
lité analytique.
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