3 ) Analyse d'un personnage mineur : Ophélie comme
vérité d'Hamlet.
Ophélie ou l'introduction de la différence
schizo dans la répétition
du thème hamlétien.
La tâche du schizo-analyste sera d'écouter le
disjoint dans l'évolution du personnage d'Ophélie au cours de la
pièce de Shakespeare, et tout particulièrement de s'attarder sur
l'agencement inédit dont son délire est porteur. Nous ne
prétendons pas donner une analyse systématique du personnage
d'Ophélie, mais nous essayons de proposer quelques lignes de
schizo-analyse à ce sujet. Il est dès lors possible d'entrer dans
cette sous-section par le milieu car elle est une sorte
d'agencement d'agencements.
Ophélie n'est ni un signifiant, ni un
représentant, ni un substitut. Elle ne renvoie à rien d'autre
qu'à elle-même et aux agencements qu'elle est susceptible de
produire.
N'y a-t-il pas grand intérêt à faire subir
à des auteurs considé-
rés comme majeurs un traitement d'auteur mineur, pour
retrouver leurs potentialités de devenir? Shakespeare, par exemple?
510.
A partir d'une oeuvre littéraire, deux
opérations sont possibles : d'une part, élever au majeur ,
c'est-à-dire normaliser au lieu de reconnaître et d'admirer;
d'autre part, minorer , ce qui implique de dégager des devenirs contre
l'Histoire, des vies contre la culture, des pensées contre la doctrine,
des grâces ou disgrâces contre le dogme. 511, autrement
dit minorer Hamlet, en l'amputant justement du personnage d'Hamlet,
afin de développer le personnage mineur d'Ophélie.
Deleuze poursuit :
Quand on voit ce que Shakespeare subit dans le
théâtre tradi-
tionnel, sa magnification-normalisation, on réclame un
autre trai- tement, qui retrouverait en lui cette force active de
minorité. 512
On pourrait alors, comme a effectivement tenté de le
faire Carmelo Bene, faire subir à la pièce de Shakespeare un
autre traitement, une opération critique d'amputation, de
soustraction. C'est toute la raison d'être de son Hamlet de moins . Ce
travail se ferait en trois grandes phases que décrit Deleuze.
Tout d'abord, il s'agit de retrancher les
éléments stables (Hamlet comme figure de la noblesse de
l'époque, du Pouvoir, le métaphysicien, la névrose comme
normalité de la vie psychique), éliminer tout ce qui fait
pouvoir et qui est d'ordinaire représenté au
théâtre (les figures du pouvoir : Roi, Prince, Système,
Maître) et le pouvoir du théâtre lui-même (Texte,
Dialogues, Monologues, Acteur, Metteur en scène, Structure).
Ensuite, il convient de tout mettre en variation continue et
ainsi de mettre en exergue le délire d'Ophélie 513.
Enfin, ceci nous conduit à tout transposer en mineur,
ce qui implique une critique du sujet (au double sens de thème et de
moi ) et de la forme :
510. Gilles Deleuze, Un manifeste de moins , op.
cit.
511. ibid.
512. ibid.
513. Voir le délire d'Ophélie dans la pièce
de Shakespeare : Hamlet, Acte IV, scène V, Folio
Théâtre, éd. bilingue, trad. J.-M. Déprats, 2002,
pp. 257 à 273.
198
Rien que des affects et pas de sujet, rien que des vitesses
et pas de forme. [...] dès lors, faire passer toute chose par la
variation continue, comme sur une ligne de fuite créatrice, qui
constitue une langue mineure dans le langage, un personnage mineur sur la
scène, un groupe de transformation mineur à travers les formes et
sujets dominants.» ?.
Le théâtre reste représentatif quand il
prend pour objet les conflits, contradictions, oppositions car ces derniers
sont déjà normalisés, codifiés, institutionna-
lisés ».
Il importe de mettre en lumière un autre
problème lié à ce personnage mineur ». Pourquoi la
psychanalyse freudienne résiste-t-elle si ardemment à comprendre
positivement le phénomène psychotique? Pourquoi est-ce sur le
personnage d'Hamlet uniquement que Freud se focalise, ignorant par là
même la détresse d'Ophélie?
Freud semble choisir la facilité en s'attachant au
conflit normalisé et nor-malisable, représenté et
figurable d'Hamlet, et en évitant d'aborder le conflit sans doute plus
profond d'Ophélie.
Quand un conflit n'est pas encore normalisé, c'est parce
qu'il dépend d'autre chose de plus profond, c'est parce qu'il est comme
l'éclair qui annonce autre chose et qui vient d'autre chose,
émergence soudaine d'une variation créatrice, inattendue,
sub-représentative. [.. .] Comme Hamlet, [le
théâtre] cherche une formule plus simple, plus humble. [...] La
variation continue ne serait-elle pas précisément cela, cette
amplitude qui ne cesse pas de déborder, par excès ou par
défaut, le seuil représentatif de l'étalon majoritaire? La
variation continue ne serait-elle pas le devenir minoritaire de tout le monde,
par opposition au fait majoritaire de Personne? Alors le théâtre
ne trouverait-il pas une fonction suffisamment modeste, et pourtant efficace?
Cette fonction anti-représentative, ce serait de tracer, de constituer
en quelque sorte une figure de la conscience minoritaire, comme
potentialité de chacun. Rendre une potentialité présente,
actuelle, c'est tout à fait autre chose que représenter un
conflit.» ??.
On trouve chez Otto Rank tout de même quelques
développements sur Ophé-lie ??.
Pour le psychanalyste dont les travaux sur Hamlet ont
fait l'objet d'une recension élogieuse par Freud à plusieurs
reprises, Ophélie prend son sens uniquement lorsqu'elle est
rapportée à Hamlet et à son complexe oedipien
vis-à-vis de sa mère Gertrude. Aux yeux de Rank, Ophélie
n'est que le représentant », l'image ou le substitut » de
l'unique objet d'amour que constitue la mère. On a ici toujours à
faire à la même tentative psychanalytique obstinée de
re-
514. ibid.
515. ibid., p. 122-125.
516.
Otto Rank, Le spectacle dans Hamlet , art. cit.
199
territorialisation de ce qui échappe, de ce qui
déborde, de ce qui fuit de toutes parts.
« Cependant Polonius ne fait pas seulement obstacle
à la liberté sexuelle d'Hamlet, mais à celle de sa fille
Ophélie bien davantage lorsqu'il l'exhorte à la vertu et à
la chasteté. C'est pourquoi dans la folie qui s'empare d'elle
après la mort de son père, elle tient des propos obscènes
où se déchaîne sa sexualité si longtemps et si
fortement refoulée. Maintenant, il est vrai, elle est à double
titre privée de l'objet aimé puisque Hamlet s'est
détourné d'elle. Pour compenser cette perte, elle choisit la voie
de certaines psychoses, que la psychanalyse a révélée,
s'identifiant à l'une des deux personnes perdues tout en prenant
consciemment le deuil de l'autre. [...] Dans un sens plus caché,
Ophélie est pour Hamlet un substitut maternel évident et alors
Polonius a raison de supposer que «1'origine et 1e commencement de sa
douleur provient d'un amour dédaigné.», car dès sa
première entrée en scène, Hamlet confie que c'est
l'infidélité de la mère qui l'a fait douter de
lui-même et du monde. Des nombreuses allusions, souvent très
subtiles, à l'identification d'Ophélie à la mère
d'Hamlet, nous ne soulignerons que la plus nette, car elle nous ramène
à la scène sur la scène Lorsque Hamlet s'adresse à
Ophélie en lui prêchant la chasteté exactement d'ailleurs
comme il le fera
à sa mère » 517.
Il est intéressant de noter que, la source originaire
de la légende scandinave d'Hamlet (dont la première
écriture littéraire est L'Amlethus, de Saxo
Grammaticus518) ne comprend pas le personnage d'Ophélie en
tant que tel (même si une ébauche de ce personnage est
présente dans l'histoire dès le début, il s'agit d'une
jeune femme inconnue mais qui n'a pas le même rôle que dans la
pièce de Shakespeare), ni celui de son père et son frère.
Une analyse psychanalytique de l'apport fait par Shakespeare dans sa reprise du
thème hamlétien et de l'inédit introduit par la dimension
que prend le personnage féminin serait envisageable. Le « motif de
l'inceste » est déjà présent dans la
réécriture faite par le français Belleforest dans ses
Histoires tragiques (vol. 5) de la légende d'Hamlet
519 tandis que la dimension sous-jacente du parricide apparaît
dès les premières élaborations écrites de la
légende par Saxo Grammaticus : en effet, la trame de son Amleth,
Prince of Denmark est tissée autour du meurtre du père par
l'oncle et de la vengeance du fils.
Shakespeare apporte un élément fondamental : le
délire d'Ophélie branché sur la folie d'Hamlet, la folie
familiale au sein de laquelle s'agencent les personnages et, de manière
plus générale, la folie politique (l'état de guerre et de
corruption du pays auquel il est fait allusion) et la folie cosmique (celle que
l'on
517. Otto Rank, art. cit.
518. Saxo Grammaticus (1150- 1220), The Revenge of
Amleth, The Norse Hamlet, Sources of Shakespeare, Hythloday Press,
2013.
519. François de Belleforest, The Hystorie of
Hamblet (1570), François de Belleforest, in The Norse Hamlet,
op. cit.
520. Jacques Lacan, Le Séminaire, VI, Le
désir et son interprétation , op. cit., p. 291.
521. ibid.
200
saisit à travers notamment les monologues d'Hamlet),
celle d'un monde dans lequel la subjectivité même est
touchée par l'incertitude et devient, comme le rêve, une ombre.
C'est cette irruption de la nouveauté dans le
déjà-connu (la légende hamlé-tienne
déjà écrite à trois reprises) que permet le
dramaturge qui doit compter comme usine shakespearienne productrice de signes,
bien plus que le thème oedipien déjà
développé de l'inceste et du parricide. C'est l'inconscient
machinique et non oedipien à l'oeuvre dans cette scène qui nous
paraît d'une extrême impor-
tance pour une tentative de schizo-analyse d'Hamlet.
De même que Rank, Lacan réduit Ophélie
à Hamlet en en faisant l'objet petit a par excellence. Ophélie
est chez lui réduite à n'être que l'objet du désir
d'Hamlet, le lieu et l'heure de la vérité étant ailleurs,
dans le discours signifiant, l'acte de parole, le discours de l'Autre, le grand
Autre, le lieu où repose l'ensemble du système des signifiants,
le langage. Ophélie, comme objet, thème et personnage, est
l'élément qui permet à Lacan de démontrer que la
pièce de Shakespeare est bien la tragédie du désir , du
désir humain tel qu'il se présente dans la pratique
analytique.
Ophélie est très évidemment l'une des
créations les plus fasci-
nantes qui ait été proposée à
l'imagination humaine. Ce que nous pouvons appeler le drame de l'objet
féminin, le drame du désir. 520.
Là encore, même si on est forcé de
reconnaître à Lacan le mérite d'avoir au moins
consacré une partie de son analyse d'Hamlet à
Ophélie, contrairement à Freud, Ophélie semble
inextricablement subordonnée à Hamlet et rapportée
à
son horreur de la féminité comme telle .
Si Hamlet prend (davantage de) sens lorsqu'on considère
sa relation à Ophé-lie, il n'en a pas moins une importance en
tant que personnage autonome, indépendamment d'Ophélie. En
revanche, sous la plume des psychanalystes, Ophé-lie ne paraît pas
avoir de valeur en tant que telle puisqu'il s'agit à travers son
personnage de saisir la corrélation essentielle entre
l'évolution que connaît la position d'Hamlet envers Ophélie
et ce qui détermine sa position d'ensemble à l'endroit du
désir 521. Le personnage d'Ophélie n'est qu'une
occasion de comprendre ce dont il s'agit dans la mélancolie d'Hamlet
mais elle n'est pas l'ob-
jet réel du désir d'Hamlet.
Elle est tantôt substitut de la figure maternelle,
tantôt image de la femme dont la figure renvoie précisément
au conflit ambivalentiel entre l'Eros et la haine, entre la pulsion de vie et
la pulsion de mort, au sein du psychisme d'Ham-let.
Dès qu'il s'agit d'aborder le personnage
d'Ophélie, Freud, comme Rank, Jones et Lacan à sa suite, se borne
à considérer le problème uniquement du point de vue de
Hamlet mais cela ne nous apprend rien sur Ophélie.
À maints égards, il semblerait que le personnage
mineur d'Ophélie revête des aspects particulièrement
pertinents, qu'on ne retrouve aucunement en se
201
cantonnant à l'analyse du personnage majeur Hamlet.
Dans une toute autre perspective, Bachelard produit un
basculement très intéressant du complexe d'Hamlet au complexe
d'Ophélie 522. En effet, il entreprend une démarche
qui se réclame de la psychanalyse appliquée sur le personnage
d'Ophélie, bien qu'il ne fasse que très rarement
référence à Freud. La psychanalyse est ainsi conçue
comme un instrument de pensée adaptable à l'objet d'étude
choisi et au chercheur qui en entreprend l'analyse. Il s'agit pour lui
d'étudier les rêveries inconscientes qui reçoivent leur
vraie fonction du psychisme créateur . Bachelard reproche à la
psychanalyse traditionnelle de se satisfaire trop vite quand elle arrête
son enquête aussitôt qu'elle a découvert
l'interprétation d'un symbole 523.
L'eau dans la mort apparaît dans le cas
d'Ophélie comme un élément désiré .
Bachelard, reprenant les propos de Marie Bonaparte dans son Edgar Poe
524, souligne que Le genre de mort choisi par les hommes, que
ce soit dans la réalité pour eux-mêmes par le suicide, ou
dans la fiction pour leur héros, n'est en effet jamais dicté par
le hasard, mais, dans chaque cas, étroitement déterminé
psychiquement. . Bachelard poursuit lui-même :
Par certains côtés même, on peut dire que
la détermination psychologique est plus forte dans la fiction que dans
la réalité, car dans la réalité les moyens du
fantasme peuvent manquer. Dans la fiction, fins et moyens sont à la
disposition du romancier. [...] Le romancier, qu'il le veuille ou non, nous
révèle le fond de son être, encore qu'il se couvre
littéralement de personnages. En vain il se servira d'une
réalité comme d'un écran. C'est lui qui projette cette
réalité, c'est lui surtout qui l'enchaîne. [...] Le roman
n'est vigoureux que si l'imagination de l'auteur est fortement
déterminée, que si elle trouve les fortes déterminations
de la nature humaine. Comme les déterminations
s'accélèrent et se multiplient dans le drame, c'est par
l'élément dramatique que l'auteur se révèle le plus
profondément. 525.
Bachelard en vient à comparer en littérature le
crime, qui dépend inévitablement de circonstances
extérieures ainsi que du caractère du meurtrier , au suicide qui
se prépare au contraire comme un long destin intime .
Pour un peu, le romancier voudrait que l'Univers entier
par-
ticipât au suicide de son héros. Le suicide
littéraire est donc fort susceptible de nous donner l'imagination de la
mort. 526.
Cette puissance évocatrice du mythe d'Ophélie
semble dépasser les méditations abstraites et
désabusées d'Hamlet sur le suicide et sur la mortalité
humaine.
L'eau qui est la patrie des nymphes vivantes est aussi la
pa-
trie des nymphes mortes. Elle est la vraie matière de la
mort bien
522. Gaston Bachelard, L'Eau et les rêves
(1942), Le livre de poche, biblio essais, Paris, 1993, p.95-106.
523. Jean-Claude Pariente, Bachelard , Le vocabulaire
des philosophes, vol. IV, op. cit.
524. Marie Bonaparte, Edgar Poe. Etude psychanalytique,
deux t., Denoël et Steele, Paris, 1933.
525. Gaston Bachelard, op. cit.
526. ibid.
202
féminine. [...1 L'eau est l'élément de la
mort jeune et belle, de la mort fleurie, et, dans les drames de la vie et de la
littérature, elles est l'élément de la mort sans orgueil
ni vengeance, du suicide masochiste. L'eau est le symbole profond, organique de
la femme qui ne sait que pleurer ses peines. 527.
Cette mort typiquement féminine d'Ophélie
réveillera en Hamlet le désir d'agir, son amour pour la jeune
défunte (c'est seulement à ce moment que le désir d'Hamlet
parvient à viser un objet d'amour extérieur et ainsi à
s'extérioriser dès lors qu'il devient capable d'exprimer haut et
fort qu'il aimait Ophélie, plus que tout autre) et la
nécessité de dépasser la passivité dans laquelle il
était plongé depuis le début de la pièce, cette
faiblesse ou fragilité , autre nom pour lui de la
féminité 528.
Voici la belle Ophélie! Nymphe, en tes oraisons,
souviens-toi de tous mes péchés [Hamlet, III, 11.
Dès lors, Ophélie doit mourir pour les péchés
d'autrui, elle doit mourir dans la rivière, doucement, sans
éclat. Sa courte vie est déjà la vie d'une morte. Cette
vie sans joie est-elle autre chose qu'une vaine attente, que le pauvre
écho du monologue de Hamlet? 529.
A nos yeux, la figure d'Ophélie est bien plus que ce
pâle reflet du soliloque hamlétien.
Bachelard rappelle la présence de symboles phalliques
dans la description de la mort d'Ophélie par la reine. Il souligne en
outre que le doute sur le caractère volontaire de sa mort n'est pas
possible : Qui joue avec l'eau perfide se noie, veut se noyer 530.
Cette image littéraire du suicide féminin, bien
qu'elle ne soit aucunement réaliste, nous touche tout
particulièrement comme l'explique Bachelard.
Un tel réalisme, loin d'éveiller des images,
bloquerait plutôt l'essor poétique. Si le lecteur, qui
peut-être n'a jamais vu un tel spectacle, le reconnaît cependant et
s'en émeut, c'est parce que ce spectacle appartient à la nature
imaginaire primitive. C'est l'eau rêvée dans sa vie habituelle,
c'est l'eau de l'étang qui d'elle-même s'ophélise , qui se
couvre naturellement d'êtres dormants, d'êtres qui s'abandonnent et
qui flottent, d'êtres qui meurent doucement. [...1 l'image
d'Ophélie se forme à la moindre occasion. Elle est une image
fondamentale de la rêverie des eaux. [...1 On n'a pas sans risque, comme
[Jules Laforgue1 dit, mangé du fruit de l'Inconscience . Hamlet reste,
pour Laforgue, le personnage étrange qui a fait des ronds dans l'eau,
dans l'eau, autant dire dans le ciel 531. L'image synthétique de l'eau,
de la femme et de la mort ne peut pas se disperser. 532.
527. ibid.
528. Voir William Shakespeare, Hamlet, I, 2, 146
:
Frailty, thy name is woman! .
529. Gaston Bachelard, op. cit.
530. ibid.
531. Jules Laforgue, op. cit.
532. Gaston Bachelard, op. cit.
203
De même qu'Hamlet faisait l'objet d'une
substantification par Freud lorsqu'il disait que tout névrosé
était en réalité un Hamlet », Ophélie produit
des ophélies » comme le montre Bachelard citant Saint-Pol Rouz. La
vision d'une chevelure flottante», celle d'Ophélie allongée
dans l'eau, joue le rôle du détail créateur dans la
rêverie » et anime à elle seule tout un symbole de la
psychologie des eaux », explique presque, à elle seule, tout le
complexe d'Ophélie ».
Nul n'est donc besoin de recourir à Hamlet et à
son complexe oedipien pour expliquer de manière détournée
le rôle de la figure d'Ophélie. Faire dépendre le complexe
d'Ophélie de celui du prince danois serait une méprise nuisible
à l'appréhension de l'importance et de la complexité du
rôle joué par le personnage d'Ophélie dans la pièce
de Shakespeare, nullement réductible à celui d'Hamlet.
On oedipianise Hamlet puis on hamlétise
Ophélie... Pourquoi dès lors ne pas ophéliser »
Hamlet? De même, pourquoi ne pas examiner le complexe ham-létien
et le complexe d'Ophélie de manière indépendante, sans
toutefois ignorer
les agencements susceptibles de se former?
Cette figure d'Ophélie ouvre la voie pour tout
être humain à une rêverie complexuelle », selon
Bachelard.
Au fil du cours de l'eau dans lequel vient se noyer
Ophélie, tout se déforme, se dissolve, flue » si bien que
le complexe d'Ophélie se déguise peu à peu et devient
inconscient de la personne qui en souffre.
Les images élémentaires poussent très
loin leur production; elles deviennent méconnaissables; elles se rendent
méconnaissables en vertu de leur volonté de nouveauté.
Mais un complexe est un phénomène psychologique si symptomatique
qu'un seul trait suffit à le révéler tout entier. [...1
Finalement, l'imagination littéraire qui ne peut se développer
que dans le règne d'image d'image533, qui doit
traduire déjà les formes, est plus favorable que l'imagination
picturale pour étudier notre besoin d'imaginer. » 534.
La force libératrice de signes propre à
Ophélie réside également dans le fait que
L'image d'Ophélie résiste même à
sa composante macabre que les grands poètes savent effacer. [...1 L'eau
humanise la mort et mêle quelques sons clairs aux plus sourds
gémissements. Parfois une douceur accrue, des ombres plus habiles
tempèrent à l'extrême le réalisme de la mort. [...1
Comme tous les grands complexes poétisants, le complexe d'Ophélie
peut monter jusqu'au niveau cosmique. Il symbolise alors une union de la Lune
et des flots. Il semble qu'un immense reflet flottant donne une image de tout
un monde qui s'étiole et qui meurt. [...1 La lune, la nuit, les
étoiles jettent alors, comme autant de fleurs, leurs reflets sur la
rivière. Il semble que, lorsque nous le contemplons dans les flots, le
monde étoilé s'en aille à la dérive. [...1 Une
telle rêverie réalise dans toute la force du terme la
mélancolie de la nuit et de la rivière. Elle humanise les reflets
et les ombres. Elle en connaît le drame, la peine. Cette rêverie
participe au combat de la lune et des nuages. Elle leur donne une
533. C'est Bachelard qui souligne.
534. Gaston Bachelard, op. cit.
204
volonté de lutte. Elle attribue la volonté
à tous les fantasmes, à toutes les images qui bougent et varient.
[...1 cette rêverie énorme prend la lune qui flotte pour le corps
supplicié d'une femme trahie; elle voit dans la lune offensée une
Ophélie shakespearienne. [...1 les traits d'une telle image [...1 sont
produits par une projection de l'être rêvant. [...1 puisque
toujours le nom d'Ophélie revient sur les lèvres dans les
circonstances les plus différentes, c'est que cette unité, c'est
que son nom est le symbole d'une grande loi de l'imagination. L'imagination du
malheur et de la mort trouve dans la matière de l'eau une image
matérielle particulièrement puissante et naturelle. [...1 L'eau
mêle ici ses symboles ambivalents de naissance et de mort. Elle est une
substance pleine de réminiscences et de rêveries divinatrices.
Quand une rêverie, quand un rêve vient ainsi s'absorber dans une
substance, l'être entier en reçoit une étrange permanence.
Le rêve s'endort. Le rêve se stabilise. Il tend à participer
à la vie lente et monotone d'un élément, il y vient fondre
toutes ses images. Il se matérialise. Il se cosmose . Albert
Béguin a rappelé que, pour Carus, la vraie synthèse
onirique est une synthèse en profondeur où l'être psychique
s'incorpore à une réalité cosmique. Pour certains
rêveurs, l'eau est le cosmos de la mort. L'eau communique avec toutes les
puissances de la nuit et de la mort. ???.
D'après Bachelard, l'image poétique offre la
possibilité de vivre l'in-vécu ???.
La méthode psychanalytique ne s'y prête donc pas
puisqu'il s'agit de retrouver dans l'oeuvre littéraire ou picturale, ce
qui renvoie à la vie passée de son auteur (ou, de manière
plus artificielle, au vécu antérieur de son personnage). Le
problème de la psychanalyse est qu'elle ancre l'image poétique
dans un passé et estime que l'oeuvre a ce pouvoir de fascination et de
communication car elle renvoie à un complexe universel de
l'humanité.
La psychanalyse ignore que le symbole a une existence
autonome, indépendamment de ce qu'il symbolise. Ophélie, par
exemple, existe indépendamment d'Hamlet et de son supposé
complexe oedipien, elle n'est pas que le symbole d'un substitut maternel pour
Hamlet. Elle est eau, végétation, fleurs, arbre, branches et
c'est pourquoi son délire peut si aisément se brancher sur
quelque chose de tout autre que l'×dipe, quelque chose qui n'a pas trait
à l'inconscient personnel et familial mais au délire-monde du
schizo qui donne lieu à une multiplicité
d'agencements inédits ???.
Bachelard revendique l'existence d' une sublimation qui ne
sublime rien .
Dans cette perspective qui nous convainc volontiers,
Shakespeare n'aurait rien sublimé de ses tendances inconscientes en
créant la figure poétique d'Ophé-lie. Hamlet, pas plus
qu'Ophélie, ne devrait dès lors pas être conçu comme
le résultat d'un mécanisme de défense du psychisme contre
le retour d'un refoulé
535. ibid.
536. Gaston Bachelard, La poétique de l'espace
(1957), Puf, Quadrige, Paris, 1998, p. 13.
537. Comme on peut le voir avec les machines d'art
inspirés d'Ophélie, le renouvellement du thème
d'Ophélie est, à chaque variation, radical et absolument
singulier : L'évolution de l'appréhension d'Ophélie en
peinture nous fait passer de la représentation avec Delacroix, Cabanel
et Millais, à la dépresentation , avec Redon.
205
ancré dans les traumatismes infantiles, une compensation
ou une formation de
compromis de la part de son créateur.
Il convient toutefois de rendre justice à Freud en
reconnaissant à ses découvertes leur tonalité inaugurale
même si la psychanalyse ne livre pas une méthode fiable et
pertinente qui s'adapterait à l'analyse de l'image poétique. La
méthodologie psychanalytique, en matière de littérature
notamment, souffre de surcharges conceptuelles (la recherche des causes, la
référence au passé du rêveur, la réduction du
symbole au symbolisé) [que Bachelard] souhaite éviter
538, ce qui découle de sa vocation scientifique et de sa
prétention à l'objecti-
vité et à l'universalité.
Le délire étant dans sa définition
deleuzienne désir, Ophélie permettrait, par l'introduction d'un
délire à la fois singulier et cosmique dans l'oeuvre
littéraire,
la production de machines désirantes.
Une des clefs psychanalytiques de la lecture d'Hamlet consiste
à le considérer dans sa part féminine et de s'attarder sur
son rapport à la femme et les mécanismes identificatoires qui
s'opèrent au cours de la pièce. Dès lors, on est en droit
de se demander s'il n'y aurait pas dans la pièce de Shakespeare une
sorte de
devenir-femme, un devenir-Ophélie d'Hamlet.
Avec Ophélie, on quitte la sphère privée
du sujet dominé par la dictature du sens et du signifiant, et on atteint
une dimension cosmique à la fois infra-et supra-individuelle, rendant
possible la libération des possibles et des signes.
Hamlet n'est dès lors plus l'envers ou le pendant
d'×dipe , il devient un monde à part, il fait monde, il produit des
signes et ouvre des possibles. Il ne renvoie pas à un inconscient
personnel et oedipien, à un théâtre intime de
représentations mais à un inconscient productif, à une
machine désirante, au niveau du moi larvaire et non à celui du
Moi, instance psychique. Le délire d'Ophélie ne manque de rien,
tout comme le désir n'est pas manque, impossibilité, mais sur-
plus, excès, ouverture d'une multitude de possibles.
Dans le cas d'Ophélie, où le délire
psychotique aigu semble surgir sur fond d'une personnalité
névrotique, il semble que l'inconscient perce bel et bien mais de
manière non-oedipienne. Autrement dit, il ne s'agit pas de chercher les
causes du délire d'Ophélie dans sa prime enfance mais de mettre
en lumière les branchements qui font que ça fonctionne, les
agencements multiples en jeu.
Ophélie hante l'imaginaire des peintres et fascine
Lacan et Bachelard : de même que pour Hamlet, des médecins et des
critiques se penchèrent sur le cas de la jeune fille aux fleurs.
Ophélie serait atteinte de chlorose , la maladie des vierges (
mrbus virgineus ). Il s'agit d'une forme d'anémie qui touche
les jeunes filles et qui est présupposée, de l'Antiquité
grecque au XXème siècle, s'originer soit dans un
trouble d'ordre sexuel soit dans un trouble nerveux (hystérie). C'est un
trouble typiquement féminin. Le terme chlorose fait
référence au teint pâle, verdâtre de ces jeunes
filles, qui s'apparente au feuillage pri-
538. Jean-Claude Pariente, op. cit., p. 386.
206
mavéral.
Par le biais du personnage d'Ophélie, Shakespeare se
fait véritablement grand écrivain et entraîne la langue
hors de ses sillons coutumiers, il la fait délirer. »
539. Créant ainsi 540 une langue étrangère
dans la langue», Shakespeare conduit le langage tout entier »
à tendre vers une limite asyntaxique », agrammaticale »
» et à communiquer avec son propre dehors. » 541.
Ophélie semble remettre en question la belle structure
rassurante et signifiante de l'×dipe. Elle vient faire travailler
Hamlet, le renouveler comme objet d'expérimentation et non plus
seulement, comme objet d'interprétation et
d'analyse interminables.
Il s'agit de substituer à la psychanalyse freudienne
dominée par le cliché de la normalité psychique la
schizo-analyse, qui reste bien une analyse de l'inconscient, mais le terme
inconscient » subit une refonte conceptuelle profonde, de même que
les fondements idéologiques de la méthode analytique nouvelle qui
se dessine ainsi sont tout autres.
La théorie schizo-analytique est inspirée par le
marxisme, c'est pourquoi elle s'intéresse si profondément aux
mécanismes de production à l'oeuvre dans l'inconscient, qu'on
peut désormais qualifier de machinique.
Au modèle oedipien, névrotique et centré
sur la personne, Deleuze et Guat-tari proposent de substituer un modèle
psychotique non-oedipien, impersonnel
et politique.
Ophélie, la psychotique, la véritable folle, le
corps sans organes, la décentrée, la désaxée
devient le modèle de l'analyse d'Hamlet de Shakespeare et non
plus Hamlet le névrosé oedipien autocentré.
Tout n'est pas à jeter dans l'inconscient freudien,
bien au contraire : la notion d'économie pulsionnelle garde une
importance cruciale. Toutefois il convient d'ajouter à cette
économie pulsionnelle, la prise en considération des dispositifs
sur lesquels elle vient se brancher, plutôt que de se focaliser sur la
sphère individuelle familiale et privée.
Ophélie est bien plus pertinente dans le cadre d'une
schizo-analyse d'Hamlet dès lors que la folie et la psychose
acquièrent grâce à elle une valeur d'expérimentation
pratique. D'une part, sa folie atteint des enjeux socio-politiques : place de
la femme dans la société de l'époque; dénonciation
des privilèges accordés aux plus riches : Ophélie a le
droit à une sépulture car elle est de bonne condition alors que
sa mort est suspecte; critique d'une forme de lutte des classes entre la
noblesse (Hamlet, Gertrude, Claudius) et la bourgeoisie (Polo-nius,
Laërte, Ophélie) ; déploration presque pascalienne du
caractère relatif et non absolu de la justice ici-bas; stigmatisation et
tentative d'excommunication de toute forme de déraison : Hamlet,
supposé fou, est exilé hors du royaume et Claudius commandite sa
mort, la mort d'Ophélie liée à sa folie est sujette
à calomnies, comme le fossoyeur le suggère, etc.
539. Gilles Deleuze, Critique et clinique, Les
éditions de Minuit, Paris, 1993, p. 9-10.
540. Comme le disait Proust repris par Deleuze dans
différents textes.
541. ibid.
207
Par ailleurs, sa folie possède une valeur culturelle
incontestable : l'image devenue presque archétypale de la jeune fille
noyée, la beauté poétique et l'ouverture d'une
infinité d'univers possibles inhérents à son
délire, la place de la ritournelle dans son délire, etc. Toutes
ces dimensions gagneraient à être analysées
précisément. L'art apparaît ainsi, de manière
exemplaire dans le cas d'Ophélie, dans son rôle de clinique de la
société. Ophélie, comme beaucoup de créatures
littéraires, qu'elles soient personnelles ou impersonnelles,
individuelles ou collectives, témoigne d'un nouveau type de
subjectivation.
La description de ce qui se présente à
Ophélie dans son délire relève d'un examen clinique et le
relevé des forces et des signes qui sourdent à travers son
personnage fait l'objet d'une critique en ce sens nietzschéen-deleuzien.
Ophélie est anomale, inégale. Elle est la pointe de
déterritorialisation dans Hamlet. Elle n'est pas anormale, elle
ne contredit aucune règle et ne peut se définir en fonction de
caractéristiques génériques. Elle est ce qui
échappe à toute tentative de rationalisation ou de
récupération dans un carcan conceptuel.
Freud n'a d'ailleurs jamais tenté de saisir ce
personnage si complexe, hétérogène et opaque, lui
préférant la quasi-transparence d'un Hamlet. Ophé-lie,
comme anomale, est une déviation, un point qui se meut au sein d'une
multiplicité, d'un agencement, d'un complexe machinique. Son
délire est si fascinant car il porte la langue jusqu'à sa limite
agrammaticale. La figure littéraire d'Ophélie nous ouvre la
possibilité d'explorer les marges psychiques propres à cette
différence schizo qu'elle introduit dans la pièce de
Shakespeare.
Le délire d'Ophélie et sa dissolution en corps
sans organes créent en nous un sentiment d'inquiétante
étrangeté. La logique du délire est le type même de
ce qui n'obéit pas à la logique psychanalytique de recherche
d'une signification, d'une rationalisation car la psychose littéraire
d'Ophélie obéit à une pure logique de la sensation. Le
délire n'a pas de contenu signifiant mais il n'en est pas moins
intelligible du point de vue de cette logique de la sensation. Le délire
est une forme de création, de restitution d'une
néo-réalité.
André Green ?? s'intéresse justement au
délire du psychotique, en montrant les insuffisances de la psychanalyse
freudienne qui s'était focalisée sur le modèle
névrotique oedipien. Bien plus, pour lui, Hamlet n'est en aucun cas
réductible à ce modèle névrotique. Il le rappelle
bien : on ne sait pas si Hamlet est fou ou s'il simule la folie. Sa folie,
feinte ou simulée, est dès lors difficilement assignable à
un type, qu'il soit névrotique ou psychotique.
Par contre, pour ce qui est du personnage d'Ophélie, il
n'y a nul doute. Il s'agit bien d'un cas littéraire de psychose
délirante et de déviance qui inté-
resse la critique-clinique deleuzienne.
Ophélie met en valeur le fait qu'il y a des limites
réelles à l'analysabilité.
Freud avouait [...1 qu'il n'avait pas réussi à
percer le mystère
de la féminité [...1 et qu'il n'avait guère
de goût pour les psychotiques. ??
542. André Green, La folie privée, op.
cit.
543. ibid..
208
A ce titre, Ophélie est doublement inalysable.
Pourquoi les psychanalystes s'obstinent-ils à vouloir
envisager Ophélie comme un signifiant de quelque chose d'autre, comme un
substitut maternel?
Il s'agit d'une tentative pour re-territorialiser,
ré-oedipianiser cette déviante Ophélie qui échappe
au logos psychanalytique. Ophélie n'est pas
interprétable en termes de sens et de signification. Elle ne renvoie
à rien d'autre qu'à elle-même, en tant que productrice
d'images et de signes. À ce titre, Ophélie fait réellement
penser, poser des problèmes, questionner, là où Hamlet
suscite les interrogations incessantes des psychanalystes, demandant sans cesse
«de quoi s'agit-il dans Hamlet? Qu'est-ce que ça veut
dire? À quoi cela renvoie-t-il ?.
Dans la scène 5 de l'acte IV, on note une «
utilisation pragmatique du délire qui contribue à prêter un
sens de plus en plus politique à l'action, non tributaire de la seule
« âme prophétique d'Hamlet. ?
On retrouve ici l'idée de Guattari et Deleuze selon
laquelle le délire est socio-politique et irréductible à
l'intériorité individuelle. Le délire d'Ophélie
marque « une nouvelle phase de la tragédie . Certaines chansons
(ritournelles) d'Ophélie ont fait l'objet d'une censure scénique,
preuve qu'avec le personnage d'Ophélie, Shakespeare touchait là
à quelque chose de gênant et que le public n'était pas
prêt à renoncer à ses résistances pour affronter
sans ambages cette levée des interdits sur l'obscénité
affectant le langage d'Ophélie. Le délire d'Ophélie a
longtemps été perçu, notamment en peinture (Delacroix,
Millais, Cabanel), en poésie (Rimbaud) et en philosophie (Bachelard),
comme relevant d'un certain imaginaire poétique et
métaphorique.
Cependant, le délire d'Ophélie ne raconte ni ne
représente pas quelque chose d'autre. Il est directement branché
sur le réel et c'est ce en quoi il s'apparente à
ce point aux délires réellement observables.
Ophélie est la figure du psychotique qui délire,
elle est un véritable personnage conceptuel anti-oedipien, elle produit
des forces, une machine de guerre contre la psychanalyse interprétative.
Son délire fait rhizome, il est connecté,
branché sur toute une série de choses.
Dans Lignes de fuite??, Guattari critique
la dictature du signifiant qui impose arbitrairement le choix d'un possible au
prix du refoulement d'une infinité d'autres possibles. La schizo-analyse
s'intéresse à agir afin de faire advenir des possibles et donc
à l'irruption du nouveau.
L'exigence d'objectivité scientifique tend à
faire manquer les connexions désirantes. La méthode
schizo-analytique permet l'ouverture sur d'autres mondes de possibles ainsi que
l'ouverture pragmatique sur une économie du désir. Elle
s'intéresse à l'ordre des signes et nécessite une
sensibilité au détail échappant aux
stéréotypes.
Ophélie peut paraître un détail dans
Hamlet par rapport au type de caractère incarné par le
prince danois pourtant elle est le détail qu'une méthode
schizo-analytique n'ignorerait pas. Dresser des cartographies
schizo-analytiques
544. Gisèle Venet, notes à William Shakespeare,
Hamlet, éd. Folio théâtre, op. cit..
545. Félix Guattari, Lignes de fuite. Pour un autre
monde de possibles, Les éditions de l'aube, La Tour d'Aigues,
2014.
209
de la pièce de Shakespeare consiste à fuir par
des chemins de traverse, vers des terres inexplorées. Il ne s'agit
dès lors pas de dévoiler quelque chose qui serait caché
pour l'interpréter mais d'expérimenter, d'inventer, de bricoler
une méthodologie appropriée car la méthodologie
appropriée aux textes se choisit in situ et est
indécidable a priori (en ce sens, parler de méthode
psychanalytique qu'on pourrait appliquer et réutiliser à l'infini
est une aberration).
Le délire d'Ophélie peut être conçu
comme agencement collectif d'énonciation et Ophélie comme machine
désirante, corps sans organes. C'est ainsi qu'elle permet l'ouverture
d'un espace où le désir peut se déployer. On peut alors
imaginer de nouvelles machines favorisant la prolifération des lignes de
fuite porteuses de désir. La contagion désirante entre les
machines conduira ainsi à la formation
de rhizomes.
La méthode schizo-analytique permet de voir que
l'essentiel gît peut-être dans le détail du délire
d'Ophélie et que l'analyse dominante de la pièce shakespearienne
conduit à conditionner notre jugement et à focaliser toute notre
attention sur Hamlet, nous faisant ainsi passer à côté du
reste des points de fuite qui ouvriraient pourtant maints possibles encore
inexplorés. Le délire d'Ophé-lie fait rhizome : n'importe
quel point peut se connecter avec n'importe quel autre, de manière
aléatoire. Le délire d'Ophélie, en apparence anarchique et
contingent, fraierait des cheminements nouveaux, ouvrirait des passages, des
connexions inédites. C'est en ce sens qu'on peut dire qu'il est
expérimentation de la liberté.
Des machines de l'inconscient sont à l'oeuvre dans
Hamlet et les grilles interprétatives utilisées par la
psychanalyse sont des machines d'assujettissement des machines
désirantes de l'inconscient, comme telles elles sont asigni-fiantes,
bien qu'elles prétendent être ce qui donne son sens à
l'objet interprété. La méthode schizo-analytique cherchera
plutôt à repérer les machines de signes asignifiantes
dès lors que nous ne sommes jamais confrontés ni à du
signifiant ni à du signifié mais à une
créativité machinique. L'impérialisme du signifiant
conduit à la perte de la polyvocité des composantes d'expression
et à l'illusion que les choses ont un sens profond. La dépendance
au signifiant est un instrument de contrôle qui permet de baliser
certaines voies autorisées, certains sens interdits et certains
écarts tolérés. Ceci ne correspond en aucun cas à
une expression libre du désir. La méthode schizo-analytique
renonce à ce qui était constitutif de la méthode
psychanalytique, à savoir le fait de partir de complexes, de noeuds
structuraux, universels ou de paramètres simples constitutifs de champs
complexes. Ophélie ne touche pas qu'au niveau individuel mais aussi au
niveau infra- et supra-individuel.
Du point de vue de l'empirisme transcendantal deleuzien,
Ophélie nous permet d'accéder à la structure profonde de
l'expérience en libérant des percepts purs, là où
Hamlet vacillait sans arrêt, incapable de se décider entre
concept, affect et percept. La perception de l'artiste Shakespeare, telle que
la conçoit Bergson dont s'inspire Deleuze pour sa conception
renouvelée de l'esthétique, saisit les choses en
elles-mêmes, indépendamment des cadres de la perception ordinaires
qui, comme le cadre psychanalytique, sont orientés vers
l'efficacité d'une recherche de l'action sur les choses. Deleuze propose
de prendre comme point de départ un champ transcendantal impersonnel,
sans la figure du sujet. L'empirisme radical de Deleuze entend redonner la
primauté à l'immanence.
210
Il se satisfait dès lors davantage de ce qu'il
expérimente dans le désir d'Ophélie, que ce que la figure
hamlétienne lui suggère, cette figure étant tout de
même lestée inextricablement de consonances psychanalytiques (ce
n'est pas un hasard si Hamlet a tant inspiré Freud. Il y a bel
et bien quelque chose de la psychanalyse contenu dans le texte de Shakespeare)
et se prêtant plus à l'activité d'interprétation
qu'à une éventuelle expérimentation.
Le délire d'Ophélie ne doit pas être
interprété selon un modèle naturaliste de la folie. Ce
délire est en effet branché sur le réel, mais il n'en
n'est pas pour autant un exemple de cas clinique. La ritournelle
d'Ophélie est en réalité une balade de la Saint-Valentin
très connue à l'époque (véhiculant l'idée
que l'amour consommé entraîne le désamour) branchée
sur une déploration funèbre du défunt père. Dans
Hamlet, on peut lire les vers quelque peu sibyllins de Gertrude
à propos d'Ophélie :
Qu'elle se dévoile par peur d'être
dévoilée. 546 .
La tentation serait grande pour le psychanalyste de chercher
dans le délire d'Ophélie un sens caché au-delà de
la littéralité, de ce qui se donne empiriquement à voir,
à sentir et à entendre.
Pourtant, le délire d'Ophélie est à
prendre au sens littéral, il n'est pas signifiant mais marque
plutôt une rupture asignifiante. Ophélie était au
départ représentée comme une belle et pure jeune femme et
on insistait sur la dimension pathétique de sa destinée et sur sa
beauté virginale. Puis, Ophélie a été
récupérée par le discours psychiatrique et on a
tenté de faire de son état un diagnostic clinique et
réaliste permettant d'en faire un cas de démence. Cependant, il
semble que nous n'ayons à faire ni à l'une, ni à l'autre
de ces propositions.
Le délire littéraire d'Ophélie a bien
fonction de diagnostic clinique mais pas dans le sens qu'il viendrait rejoindre
d'autres cas cliniques et serait susceptible d'une reterritorialisation dans
une catégorie nosographique. Le délire d'Ophélie est
désir, machine, agencement. Il est précisément ce qui ne
se laisse ni récupérer, ni reterritorialiser.
Dans une même tentative de ramener l'irruption du
nouveau introduite par Ophélie à quelque chose de
déjà connu, on a voulu interpréter la ritournelle
d'Ophélie de différentes façons : Ophélie aurait
été séduite puis abandonnée par Hamlet, elle
souffrirait de frustration sexuelle ou encore tout ceci serait lié au
sentiment que les hommes sont déraisonnables et
incompréhensibles.
Ainsi, l'obscénité qui inonde la ritournelle
d'Ophélie ne serait qu'un symptôme de sa frustration ou alors de
sa culpabilité à l'égard de ses relations avec Hamlet.
Voici encore une tentative claire de reterritorialiser Ophélie vers le
papa-maman, dans l'hamlétisme et dans l'oedipianisme.
Au contraire, le délire d'Ophélie est pure
expérimentation, il est vie et ne se laisse pas interpréter. Il
est ce qui renvoie toutes les tentatives herméneutiques à
leur propre vanité.
L'idée même de vérité (ce qu'il y a
de vrai dans le délire, la folie) intéresse moins Deleuze que la
fécondité d'un agencement inédit.
546. William Shakespeare, Hamlet, IV, 5, 20-21 : It
spills itself in fearing to be spilt. .
211
Lorsqu'il parle de la nécessité des
constructions dans l'analyse, Freud explique que lorsque l'analyste ne peut
plus interpréter, il est obligé de reconstruire l'histoire de son
patient. Deleuze explique que ceci est l'équivalent dans la
pensée de l'analyste du délire chez son patient. Le patient a
d'une certaine façon raison de délirer car dans le délire
il y a quelque chose de sa souffrance qui se met en forme autrement, il y a
bien un gain de vérité dans le délire. Le désir met
toujours en jeu plusieurs facteurs et plusieurs agencements.
On ne peut en effet réduire le délire
d'Ophélie, comme l'ont fait les psychanalystes, au seul facteur oedipien
(Ophélie porteuse des péchés d'Hamlet; Ophé-lie,
objet du désir d'Hamlet; Ophélie pleurant sur la mort du
père). L'inconscient se caractérise par sa multiplicité et
le délire est délire-monde et non délire-famille. Ceci
nous semble se manifester de manière exemplaire chez Ophélie.
Alors qu'Hamlet offrait pour Freud la possibilité de
capter l'inconscient individuel, Ophélie permet une capture de forces et
de flux désindividualisés et complètement
déliés de la composante oedipiennes.
On repère une grande circulation des
éléments cosmiques dans le délire et dans la mort
d'Ophélie qui est réabsorbée dans le cycle des
éléments, de même que les éléments sont par
elle ophélisés .
Ophélie est la déterritorialisation absolu.
Désormais orpheline, Ophélie se déterritorialise en se
fondant dans la nature, en s'entourant de fleurs et en se noyant dans le
ruisseau. L'eau ne reflète pas, ne reproduit pas l'image
d'Ophélie car l'eau se déterritorialise à son tour par le
biais d'Ophélie, dont le corps sans
organes modifie le cours.
Jusqu'à l'événement déclencheur du
suicide d'Ophélie, Hamlet est figé, englué dans
l'être qu'il oppose au paraître, il ne voit que l'alternative
To be, or not to be , il ne voit que des figures spectrales qui vivent
à peine. Hamlet est métaphysicien, mais il croit en une
métaphysique de l'Un, de l'Être (on est bien loin là de
l'ontologie deleuzienne du multiple).
Avec l'événement rapporté de la mort
suspecte d'Ophélie et la scène du cimetière où
Hamlet se retrouve dans la tombe de son aimée, on quitte la dimension de
l'être opposé au non-être. C'est seulement à partir
de là que Hamlet devient vivant véritablement. Il n'est plus cet
avatar spectral de son père, à la fois vivant et mort. C'est
alors que le dénouement, l'agir devient possible, même si Hamlet
semble dans une large mesure agi par le désir des autres personnages
(désir de l'oncle, désir de la mère, désir du
frère d'Ophélie), l'impulsion de quitter la sphère de
l'être est donnée par Ophélie.
Passer à l'autre de l'être, autrement
qu'être. Non pas être
autrement, mais autrement qu'être. Ni non plus ne pas
être, passer n'équivaut pas ici à mourir. ??.
La mort d'Hamlet n'est pas un simple ne pas être car
il a justement dépassé cette dimension du faux dilemme
existentiel. Elle est un événement, elle est arrachée au
terme d'un combat des plus singuliers où ce qui aurait pu être
épique devient grotesque, truqué et pourtant d'une
intensité presque inégalée.
Ne reste à la fin que des agencements de corps sans
organes. Aucun déterminisme psychologique, aucune fatalité
extérieure n'aurait pu prévoir un tel cataclysme
tragi-comique.
547. Emmanuel Levinas, Autrement qu'être ou
au-delà de l'essence, op. cit., p. 3.
212
Horatio, le sceptique qui ne croit pas aux divagations
métaphysiques d'Ham-let, sera le seul survivant de cette
hécatombe.
Par opposition, Ophélie n'est jamais figée dans
l'alternative être-ne pas être. Son existence n'est pas
engluée dans l'être, elle est réellement authentique. Alors
qu'Hamlet tergiverse et disserte sur la possibilité du suicide,
Ophélie agit. Ophélie est vraiment engagée dans
l'existence, elle est toute entière liberté, possible,
devenir-autre. Elle est ce qui est en surplus, en excès sur
l'être, sur la signification. Elle est intensité,
multiplicité, hétérogénéité,
devenir-imperceptible, au-delà de toute éventuelle
réification dans une essence, dans une entité substantielle ou
même dans une instance psychologique localisable. Elle déborde
tout cela, elle est inassignable et asignifiante,
irrécupérable.
Alors qu'Hamlet était obsédé par
l'équivocité, la pluralité et l'incommunicabilité
des mots, découlant de la complexité du rapport entre signifiant
et signifié, qu'il en restait à la conception du sens comme
signification, Ophélie agence des signes asignifiants, elle ne cherche
ni à imiter ni à décrypter le réel, elle produit un
grossissement du réel et c'est en cela que son délire est
communicatif, contagieux : quelque chose coule, passe, ça machine,
ça fonctionne, là où les mots d'Hamlet étaient
renvoyés à leur vanité et à leur inanité.
La promenade du schizophrène, c'est un meilleur
modèle que le névrosé couché sur le divan.
548.
Le délire d'Ophélie est mouvement, il fait
machine là où Hamlet souhaite renoncer à sa dimension
vitale et machinique sans jamais y parvenir.
Ophélie libère le passage des flux et des
devenirs, elle ouvre la possibilité d'une action (qui semblait n'avoir
jusque là pas vraiment commencé, laissant place à
l'auto-réflexion d'Hamlet), d'un dénouement au drame
shakespearien. Ce passage était justement bloqué par le
caractère même d'Hamlet, qui voulait tout ramener à la
fixité de l'être, dans un espoir vain pour faire tomber les
masques du paraître.
La vie, le fait intensif du corps se manifeste dans le
délire et même dans la mort d'Ophélie où la
sensation prend une allure spasmodique et excessive jusqu'à la rupture
de l'activité organique, jusqu'au démembrement, jusqu'à la
dissolution aqueuse, jusqu'au devenir-élément, devenir-cosmique
s'il en est.
Jusque là, Hamlet avait vécu son corps comme un
tombeau (soma-sema), son organisme comme ce qui emprisonnait sa vie.
Hamlet, en objet exemplaire de l'étude psychanalytique, ne parvient pas
à défaire son moi ni à trouver son corps sans organes
avant qu'Ophélie n'intervienne en dissolvant elle-même son moi et
en se faisant corps sans organes. Elle donne l'exemple à Hamlet en
expérimentant ce qui dépasse notre connaissance dans le corps et
ce qui va au-delà de notre conscience dans l'âme.
La subjectivité signifiante du névrosé le
plus célèbre de la littérature n'intéresse pas le
schizo-analyste. Ce qui importe, c'est que, dès lors qu'il
réalise qu'Ophélie n'est plus, Hamlet cesse de faire le pitre et
cesse de se perdre dans des divagations métaphysiques.
Freud stipulait qu'Hamlet était libre de tuer Claudius
seulement à partir du moment où il savait sa mère et
lui-même condamnés.
Nous supposons, au contraire, qu'Hamlet est libre (non libre
de faire quelque chose comme tuer l'oncle-substitut du père, car
là n'est pas le problème ,
548. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Anti-×dipe,
op. cit., p. 7.
213
mais libre absolument) dès lors qu'il est capable de se
défaire de ses préjugés hylémorphiques d'une union
substantielle de l'âme et du corps, afin de défaire l'organisme et
de décentrer de son triste moi subjectif afin d' «ouvrir le corps
à des connexions qui supposent tout un agencement, des circuits, des
conjonctions, des étagements et des seuils, des passages et des
distributions d'intensités, des territoires et des
déterritorialisations mesurées à la manière d'un
arpenteur. » ??.
L'inconscient schizo-analytique, à l'image de
l'inconscient machinique à l'oeuvre dans le délire
d'Ophélie, est en rapport avec les puissances naturelles. Il est fait de
la même matière que la réalité, à savoir fait
d'agencements ma-chiniques, de flux qui coulent ou sont interrompus, de corps
sans organes, de codes et de lignes de fuite décodantes.
Nous faisons l'hypothèse que dans Hamlet se
libère une multiplicité de flux de désir, sous l'impulsion
du personnage « mineur » d'Ophélie.
La véritable machine désirante, c'est la machine
schizo d'Ophélie :
« Primat : du délire sur la parole attribuable
[...1. Fin de la culpabilité, de la mort et du sujet qui doublent toute
représentation. [...1 Au lieu du phallus comme « puissance
du signifiant » [...1 on a le signe (le travail du point-signe dont la
forme de l'expression peut être atomique, biologique, littéraire,
etc.) comme machine désirante et puissance de la
répétition. [. . .1 circuits signifiants, fous et fermés
sur eux-mêmes, de l'×dipe, à la tangente de la grande
débinade schizophrènique [...1 plutôt que de bêler
aux pertes du père, du pénis, de l'amour maternel, pourquoi ne
pas se convertir à une autre échelle au genre de dingueries
d'un Samuel Beckett.» ??.
L'inconscient schizo-analytique est orphelin. Le mythe
oedipien tue le nouveau, de même que la réduction de l'inconscient
à la signification et à la représentation.
Le psychanalyste est metteur en scène,
interprète tandis que le schizo-analyste est mécanicien. Le but
est de mener ×dipe à son propre point d'autocritique.
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