2) Vers un Anti-Hamlet : de la dés÷pianisatin
à la nécessité d'une déshamlétisatin.
Peut-on concevoir un Hamlet dont la vie psychique serait en
réalité régie par des éléments
anti-oedipiens ? Hamlet n'est-il qu'une instance d'×-
479. Gilles Deleuze, Claire Parnet,
Abécédaire, éditions Montparnasse, Paris, 2004,
d comme désir .
480. Gilles Deleuze, Hélène Cixous,
Littérasophie et philosoture , émission Dialogues du 11 septembre
1973, débat organisé à l'Université de Vincennes,
archives INA.
186
dipe 481 ? Hamlet n'est-il qu'une
énième variation à partir du thème oedipien,
invariant à valeur universelle?
Si l'invariant, le référent n'est plus
d'actualité ou n'est plus pertinent, la variation hamlétienne
peut-elle se maintenir? Hamlet est-il un thème à part
entière et non une simple variante? Hamlet n'est-il au contraire qu'une
exemplifi-
cation du paradigme oedipien?
Qu'est-ce que la raison psychanalytique refoule au point de
faire preuve d'un tel aveuglement? Aurait-elle oublié, comme le souligne
Vernant, qu'il est avant tout question dans la tragédie antique (mais
également dans le drame élisabéthain, tragédie de
la Renaissance) de l'hybris, comme source de cette conjonction
observable entre folie et passion et comme productrice des sentiments
mêlés d'horreur et de pitié, et non de complexes
inconscients?
Si Hamlet est aussi touché par cette démesure et
que cette dernière est la cause de ses maux et de sa propre perte, alors
peut-être pouvons-nous dire de surcroît qu'Hamlet lui-même
est sans complexe. Il n'a ni complexe d'×dipe, ni même de
problème puisque c'est lui qui pose des problèmes (dans un sens
dynamique, il donne à penser), et à ce titre pose problème
à la psychanalyse (dans un sens de sclérose, de castration, de la
psychanalyse par la résistance qu'Hamlet lui oppose.
Face à Hamlet, la psychanalyse devrait en
être réduite au silence. Au lieu de cela, elle se perd en
logorrhées incessantes : des mots, des mots, des mots », aimait
à répéter Freud, à la suite d'Hamlet; et ne produit
plus rien de nouveau, malgré les fulgurances qu'elle contient pourtant
concernant la subjectivation du
désir et l'étude de ses forces, de ses flux.
Le triomphe de la raison psychanalytique passe par le
refoulement de la déraison et de la passion, comme l'a bien
montré Foucault dans son Histoire de la folie482 car
ce qui relève de la psychose, ou disons, de manière plus
archaïque ou romantique, de la folie pure, n'est pas susceptible
d'être analysé.
C'est pourquoi Ophélie est l'inalysable par excellence,
contrairement à Hamlet qui se prête à l'analyse en termes
de concepts et surtout de complexes psychanalytiques. L'analyse de la
névrose passe par la purgation de l'élément passionnel et
de la dimension de folie. La folie, en tant qu'elle obéit à la
logique du pathos, modifie le rapport du sujet au réel car elle
lui fait réorganiser sa perception du monde. Le moi est
aliéné dans la folie.
Faut-il opposer d'une part, la machine à illusions et
le fantasme hamlétique et d'autre part, l'inconscient machinique et
producteur ( Anti-Hamlet ») ?
Un Anti-Hamlet » allant de pair avec
l'Anti-×dipe se dessine en filigrane. La machine Hamlet de Freud
laisse alors la place à un Hamlet-machine dont l'inconscient est une
usine, et non un théâtre de représentations. Cette
intuition nous vient du sentiment que la psychanalyse manque de
reconnaître l'irréductible singularité des oeuvres que
constituent chaque variation», chaque répétition »
d'×dipe comme d'Hamlet, au lieu de chercher de faire d'Hamlet et
d'×-
481. Albert Louppe, art. ×dipe en instances, Revue
française de psychanalyse 5/2012 (Vol. 76) , p. 1293-1368.
482. Michel Foucault, Histoire de la folie à
l'âge classique, Gallimard, tel, Paris, 1972.
187
dipe des phases du développement psycho-sexuel dans le
cadre d'une ontoge-
nèse et d'une phylogenèse.
L'×dipe agit comme une forme d'expression dominante qui
prétend s'imposer 483 au matériau hamlétien (
matière vivante ) alors même que ce dernier est tout entier
traversé par des devenirs, une composante de fuite qui se dérobe
à leur propre formalisation 484.
Hamlet ne se laisse pas enserrer dans la forme de l'×dipe
car il fuit sans arrêt, il devient-femme, il devient-spectre, il
devient-crâne, il devient-épée. De même
Ophélie n'est pas que la forme substitutive de la mère ou de la
femme en général, elle est devenir-végétal,
devenir-cosmique, devenir-eau. Hamlet comme Ophélie, mais aussi comme
Claudius, Gertrude, Laërte, Polonius vont jusqu'au
devenir-imperceptible.
Écrire n'est pas raconter ses souvenirs, ses voyages,
ses amours et ses deuils, ses rêves et ses fantasmes. C'est la même
chose de pécher par excès de réalité, ou
d'imagination : dans les deux cas c'est l'éternel papa-maman, structure
oedipienne qu'on projette dans le réel ou qu'on introjette dans
l'imaginaire. C'est un père qu'on va chercher au bout du voyage, comme
au sein du rêve, dans une conception infantile de la littérature.
On écrit pour son père-mère. [...] la littérature
[...] ne se pose qu'en découvrant sous les apparentes personnes la
puissance d'un impersonnel qui n'est nullement une
généralité, mais une singularité au plus haut point
[. . .]. Certes, les personnages littéraires sont parfaitement
individués, et ne sont ni vagues ni généraux; mais tous
leurs traits individuels les élèvent à une vision qui les
emportent dans un indéfini comme un devenir trop puissant pour eux.
485.
Il s'agit là d'une infantilisation et d'une
psychanalysation de la littérature que Deleuze rejette vertement. C'est
toute la démarche de la psychanalyse freudienne appliquée
à la littérature qui est ici visée, et en particulier
celle de Marthe Robert 486 qui a poussé jusqu'au paroxysme
les conclusions freudiennes sur la romantisation familiale des névroses.
Ailleurs, Deleuze dit :
On n'écrit pas avec son moi, sa mémoire et ses
maladies. 487.
Dans Critique et clinique, Deleuze parle de fuir sur
une ligne de sorcière où les traits individuels qui
caractérisent le personnage littéraire acquièrent la
puissance de l'indéfini . Évidemment, il ne s'agit pas de
rejoindre la ligne dominante de cette sorcière métapsychologique
au fondement de la psychanalyse freudienne, mais de brancher le personnage en
question sur une ligne de fuite.
Deleuze et Guattari citent Max Brod qui évoque la
faiblesse d'une interprétation oedipienne des conflits même
infantiles qui consisterait uniquement en de grossières approximations
et qui ne tiendrait pas compte des dé-
483. Gilles Deleuze, Critique et clinique, op. cit., p.
11.
484. ibid.
485. ibid., La littérature et la vie , p.
12-17.
486. Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman,
Gallimard, tel, Paris, 1977.
487. Gilles Deleuze, Pourparlers, Les éditions
de Minuit, Paris, 1990, p. 196.
188
tails , ne pénétrerait pas jusqu'au coeur du
conflit 488.
Une éventuelle issue à cette oedipianisation
néfaste est proposée par Deleuze et Guattari :
Bref, ce n'est pas ×dipe qui produit la névrose,
c'est la névrose, c'est-à-dire le désir déjà
soumis et cherchant à communiquer sa propre soumission, qui produit
l'×dipe. ×dipe, valeur marchande de la névrose. Inversement,
agrandir et grossir ×dipe, en rajouter, en faire un usage pervers ou
paranoïaque, c'est déjà sortir de la soumission, redresser
la tête et voir par-dessus l'épaule du père ce qui
était en question de tout temps dans cette histoire-là : toute
une micro-politique du désir, des impasses et des issues, des
soumissions et des rectifications. Ouvrir l'impasse, la débloquer.
Déterritorialiser ×dipe dans le monde, au lieu de se
reterritorialiser sur ×dipe et dans la famille. 489.
Afin de déterritorialiser ×dipe dans Hamlet, on
pourrait envisager de remplacer le triangle familial Hamlet-Gertrude-Claudius,
portant en germe ce renvoi incessant à la configuration oedipienne, par
d'autres triangles infiniment plus actifs 490, comme par exemple le
triangle Ophélie - fleurs - eau ou encore le triangle Hamlet -
crâne - tombe. Cartographier Hamlet, c'est chercher à y saisir la
plus grande différence, la différence schizo 491.
Dresser une cartographie d'Hamlet c'est y repérer les
signes asignifiants, les flux déterritorialisés, les agencements,
les multiplicités, les intensités, les devenirs inassignables,
plutôt que d'y chercher un sens, une signification et de vouloir tout
rabattre sur papa-maman ou sur la supposée personnalité de
l'auteur.
On trouve chez Freud l'idée de la
nécessité de re-lier une angoisse déliée,
laissée libre, sans objet à un objet dans le cadre de la cure
analytique des hystéries d'angoisse. On peut penser que l'angoisse pure
(non attachée à un objet) ressentie par le processus empathique,
décrit par Freud 492, consistant à souffrir de
manière atténuée et en quelque sorte salutaire du point de
vue de notre équilibre et de notre économie psychiques, a
nécessité la re-liaison de ce qui avait été ainsi
délié, le re-codage oedipien de ce qui avait été
décodé, la re-territorialisation de
ce qui avait été déterritorialisé.
Au-delà de cette angoisse pure que nous partageons de
manière édulcorée avec le héros shakespearien,
l'angoisse que nous éprouvons lorsque l'illusion d'une résolution
du mystère d'Hamlet tombe est une conséquence de la
dé-territorialisation que nous avons fait subir à Hamlet
par rapport au codage oedipien. Si Hamlet n'est plus restreint par un
inconscient familial ni opprimé par le tyran oedipien, c'est parce qu'il
n'est désormais plus relié nécessairement à quoi
que ce soit.
488. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Un ×dipe
trop gros , Kafka, Pour une littérature mineure, Les
éditions de Minuit, Paris, 1975, p. 17.
489. ibid., p. 19.
490. ibid., p. 20.
491. ibid., p. 26.
492. Notamment dans ses réflexions sur Hamlet et le
rôle thérapeutique de la représentation
théâtrale de conflits inconscients : voir Personnages
psychopathiques à la scène (1905-1906), O.C.F. VI
(1901-1905), PUF, Paris, 2006, p. 324-326.
189
Ceci ouvre la voie à une infinité de
branchements possibles, à une multitude d'agencements nouveaux. Cette
émotion du possible, ce sentiment de liberté est
générateur d'angoisse, d'où la tentation de
re-territorialisation, de re-oedipianisation d'Hamlet. La recherche
d'un sens, d'un signifiant à l'oeuvre dans la pièce, d'une
explication rationnelle à Hamlet apporte certes un
réconfort, une impression lénifiante. Ceci satisfait
également notre désir de maîtriser ce qui nous
échappe. Pourtant, l'insatisfaction face à la solution
freudienne se fait très vite sentir et, même si l'on sent que
Freud a touché là à quelque chose d'essentiel, ce qui
compte dans sa démarche n'est pas forcément ce que l'on croit.
De l'approche freudienne d'Hamlet, nous
préférons évacuer ×dipe pour retenir l'idée
d'un processus inconscient qui fonctionne dans cette pièce.
L'oedi-pianisation de l'inconscient d'Hamlet paraît être un
obstacle de taille à la libre circulation des flux inconscients au sein
de la machine Hamlet. On ne peut comprendre ni le fonctionnement d'Hamlet
comme machine dans l'oeuvre de Freud ni l'inconscient machinique
opérant dans toute la pièce et non uniquement à travers le
personnage d'Hamlet, si on s'en tient à l'explication oedipienne et
à son codage familialiste.
La problématique que Freud développe à
partir d'Hamlet pâtit de l'intervention de ce référent
familial et entache l'objectif même de la cure analytique, à
savoir la libération du sujet de ses déterminations internes, en
cherchant à réinsérer les singularités
existentielles dans un certain type d'agencement restreint et,
ce faisant, à agir insidieusement sur celles-ci.
La littérature ne nous dévoile pas une
vérité obscure. Elle est, dans son essence, la vie
véritable, tout comme Deleuze, à la suite de Proust, aimait le
rappeler. L'écriture permet une confusion heureuse des
temporalités passé, présente et future, là
où la psychanalyse freudienne nous rive au passé et où la
vie quotidienne nous fait nous contenter d'attendre de
vivre493.
Ce n'est ni la conscience, ni l'inconscient, mais ×dipe
qui fait de nous tous des lâches, des individus à la fois
nostalgiques et terrorisés à cause d'événements
révolus. La croyance en l'×dipe chez Freud implique que l'analyse
doit fixer le personnage ou l'auteur dans un passé en grande partie
fantasmé (qui serait antérieur à ce que le texte dit
réellement) et présupposer que la clef de compréhension du
comportement et des mots de cet auteur ou de ce personnage réside dans
un événement archaïque, obscur et tout-puissant.
La littérature déborde la logique de la
rationalité des partis pris. La vérité qui en
découle est singulière et n'est pas imputable à
l'universalité d'une vérité mythologique à laquelle
elle renverrait. Il ne s'agit pas de chercher chez Hamlet la reproduction
déguisée d'un même événement
archétypique ou la présence de fantasmes ayant trait au genre
humain en général. Nous avons toujours à faire à
des singularités, qu'elles soient individuelles ou collectives,
réelles ou fictives.
Choisir ×dipe comme clef du mystère d'Hamlet,
c'est résolument choisir de ne plus choisir, renoncer à ce qui
nous apparaît comme primordiale dans la cure analytique,
expérimenter, libérer des agencements et s'affranchir par
là-même de la dictature du signifiant, de la tyrannie oedipienne,
et non interpréter, oedipianiser, tout ramener au passé et
à papa-maman. Renoncer à l'×dipe tout
493. Blaise Pascal, Pensées, Le Guern fr. 43.
:
Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre
.
190
en gardant un inconscient redéfini, c'est quitter une
expérience en vases-clos entre un passé encombrant peuplé
de spectres et un avenir en grande partie conditionné par un
déterminisme psychologique, à laquelle l'explication par
×dipe nous renvoyait indéfiniment.
Dans un livre comme dans toute chose, il y a des lignes
d'articulation ou de segmentarité, des strates, des
territorialités; mais aussi des lignes de fuite, des mouvements de
déterritorialisation et de déstratification. [...] Un livre est
un tel agencement, comme tel inattribuable. C'est une multiplicité
[...]. On ne demandera jamais ce que veut dire un livre, signifié ou
signifiant, on ne cherchera rien à comprendre dans un livre, on se
demandera avec quoi il fonctionne, en connexion de quoi il fait ou non passer
des intensités, dans quelles multiplicités il introduit et
métamorphose la sienne, avec quels corps sans organe il fait
lui-même converger le sien. Un livre n'existe que par le dehors et
au-dehors. ?.
La pensée freudienne conçoit à tort
Hamlet comme un livre-racine , un livre classique , doté
d'une belle intériorité organique, signifiante et subjective
dont on pourrait extraire une loi de la réflexion. Le livre est ainsi
conçu comme une réalité spirituelle ??. Avec cette
conception d'Hamlet comme livre-racine, on passe complètement
à côté de la multiplicité d'agencements
potentiellement contenus dans cette pièce. Au contraire, penser
Hamlet comme livre-rhizome, c'est enfin se donner la
possibilité d'en saisir la richesse et la singularité. On ne
trouvera la notion d'une unité oedipienne englobant Hamlet que
si on laisse advenir une prise de pouvoir par le signifiant, ou un
procès correspondant de subjectivation sur cette multiplicité.
En réalité, penser Hamlet comme livre-rhizome, permet
d'écarter le danger d'un surcodage oedipien dès lors qu' un
rhizome ou multiplicité ne se laisse pas surcoder, ne dispose jamais de
dimension supplémentaire au nombre de ses lignes ??.
Prenons l'exemple de l'opération de minoration ou
d'amputation entreprise par Carmelo Bene sur Hamlet dont le but
annoncé est de se déshamlétiser intégralement ??.
Une sorte d'Anti-Hamlet se dessine dans la démarche de Carmelo Bene
derrière l'Anti-×dipe de Deleuze et Guattari, de
même que le problème d'Hamlet était toujours présent
en filigrane dans le corpus freudien dès lors qu'il s'agissait du
complexe d'×dipe.
Il ne s'agit pas de critiquer Shakespeare, ni d'un
théâtre dans le théâtre, ni d'une parodie, ni d'une
nouvelle version de la pièce, etc. CB ?? procède autrement et
c'est plus nouveau. Supposons qu'il ampute la pièce originaire d'un de
ses éléments. Il soustrait quelque chose de la pièce
originaire. Précisément, sa pièce sur Hamlet, il ne
l'appelle un Hamlet de plus, mais un Hamlet de moins , comme Laforgue. Il ne
procède pas par addition, mais par soustraction, amputation. Comment il
choisit l'élément
494. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille
plateaux, Rhizome , p. 10.
495. ibid., p. 11.
496. ibid., p. 15.
497. Jules Laforgue, Carmelo Bene, Hamlet & suite,
vagabonde, Senouillac, 2013, p. 63.
498. Carmelo Bene.
501. Jules Laforgue, Hamlet ou les suites de la
piété filiale, dans Hamlet & suite, op. cit.,
p. 27-59.
191
à amputer, c'est une autre question, nous verrons tout
à l'heure. Mais, par exemple, il ampute Roméo, il neutralise
Roméo dans la pièce originaire. Alors, toute la pièce
parce qu'il y manque maintenant un morceau choisi non arbitrairement, va
peut-être basculer, tourner sur soi, se poser sur un autre
côté. Si vous amputez Roméo, vous allez assister à
un étonnant développement, le développement de Mercuzio
qui n'était qu'une virtualité dans la pièce de
Shakespeare. Mercuzio meurt vite chez Shakespeare, mais, chez Bene, il ne veut
pas mourir, il ne peut pas mourir, n'arrive pas à mourir puisqu'il va
constituer la nouvelle pièce. » 499.
Ainsi nous nous dirigerions vers un Anti-Hamlet non encore
écrit en tant que tel, mais qui sous-tendrait en filigrane toute
l'entreprise deleuzo-guattarienne de l'Anti-×dipe.
Pour se déshamlétiser intégralement, une
seule brutale exécution ne suffirait pas ([. . .] Un Hamlet de moins,
prévient Jules, mais la race n'en est pas perdue.). »[...] Quant
aux tenaces écrits en carton-pâte :
métathéâtre dans le théâtre »,
tragédie de la parole » (des paroles), drame de la
paternité » (jamais si frustrée et négligée),
le refus (obtus) de l'amour », l'attention morbide » (incongrue) du
non-héros réservée à la fragilité
incestueuse de sa mère, la criminalité gratuite et
désinvolte (désintégrer des comparses stupides et un
vieillard imprudent, sans aucun profit, hors-sujet), ne sont que des
symptômes alarmants d'une pathologie qui, non sans raison, a
intéressé la psychanalyse (le barde anglais en
serait-il le fondateur? » 500.
Nous comprenons l'intérêt qu'a suscité
chez Bene le texte de Laforgue, Hamlet ou les suites de la
piété filiale (1877), dont il exploite le matériau
pour sa version collage », lorsque nous lisons des passages comme ceux-ci
:
Oui, ce qui manque à Hamlet, c'est la liberté
[...] Ah! C'était LE DÉMON DE LA RÉALITÉ!
L'allégresse de constater que la Justice n'est qu'un mot, que tout est
permis et pour cause, nom de Dieu! [...] l'ordre social existant est un
scandale à suffoquer la Nature! Et moi, je ne suis qu'un parasite
féodal. Mais quoi! Ils sont nés là-dedans, c'est une
vieille histoire, ça n'empêche pas leurs lunes de miel, ni leur
peur de la mort; et tout est bien qui n'a pas de fin. [...] si elle parle et
côtoie l'hamlétisme sans y tremper, Hamlet est perdu! Perdu et
gagné! [...] Un Hamlet de moins; la race n'en est pas per-
due, qu'on se le dise! » 501.
499. Gilles Deleuze, Un manifeste de moins , op. cit.,
p. 92-97 et suivantes.
500.
Carmelo Bene, Hamlet suite, version collage d'après
Jules Laforgue, préface, p. 63-65.
502. Référence au tableau de Francisco de Goya,
El sueño de la razon produce monstruos, Le sommeil de la raison
produit des monstres, peint en 1799.
192
Dans cette perspective, le mythe n'est plus conçu comme
producteur d'un scénario typique ni comme raison suffisante ou argument
d'autorité en faveur de la validité d'une hypothèse et de
son applicabilité à un spectre très large de cas (les
Hamlet souffrant de l'×dipe).
A l'Anti-×dipe et à la
désoedipianisation précèdent, et non pas succèdent
(comme Hamlet succédait pour les psychanalystes à ×dipe,
étant l'exemple même du névrosé moderne et
l'actualisation de l'×dipe originaire), un Anti-Hamlet et une
déshamlétisation. De la même façon que les
thèses freudiennes sur Hamlet avaient un caractère
beaucoup plus discret et ésotérique que les conclusions faites
sur ×dipe, la machine à déshamlétiser de Deleuze,
Guattari et Carmelo Bene opère subrepticement dans l'oeuvre de ces
auteurs.
Comme un prolongement naturel de ces siècles
d'interrogation et d'analyse d'Hamlet et comme quelque chose qui
découlerait justement de cette altercation entre la schizo-analyse
deleuzo-guattarienne et la psychanalyse freudo-lacanienne, une pièce de
théâtre australienne de Mark Wilson, intitulée Anti-Hamlet
, sera jouée dès novembre 2016 à Saint Kilda, en
Australie. Hamlet y apparaîtra comme un corps sans organes, un ingrat
privilégié, un cynique désespéré, un
procrastinateur en série, un déviant politique et par-dessus
tout comme une machine désirante, peut-on lire sur le site internet du
groupe de théâtre indépendant New working group dont fait
partie l'auteur et metteur en scène de cet Anti-Hamlet . La
pièce revisitée mettra en scène le défunt
père d'Hamlet, sa mère qui désire devenir
grand-mère et son thérapeute qui n'est autre que le fondateur de
la psychanalyse. De plus, il sera question de la monarchie danoise sur le point
de s'effondrer et de l'irruption d'un nouveau chef envisageant un Danemark
prospère, dévoué à la liberté, à
l'individu et au marché. L'Anti-Hamlet de Wilson est
présentée comme le point culminant d'une trilogie
théâtrale qui creuse les pièces les plus
célèbres de Shakespeare jusqu'à la pointe de leur
déterritorialisation. Cette pièce s'affiche comme une charge
contre Freud et revendique le fait de s'appuyer sur Deleuze et Guattari.
Vers une hamlétisation d'×dipe : peut-on
renverser l'oedipinianisa-tion d'Hamlet, en inversant l'ordre causal?
Hamlet apparaît dans des passages très
intéressants de l'Anti-×dipe.
L'inconscient a ses horreurs, mais elles ne sont pas
anthropomorphiques. Ce n'est pas le sommeil de la raison qui engendre des
monstres 502, mais plutôt la rationalité vigilante et
insomniaque. [...] Aussi le problème pratique de la schizo-analyse [...]
Désoedi-pianiser, défaire la toile d'araignée du
père-mère, défaire les croyances pour atteindre à
la production des machines désirantes, et aux investissements
économiques et sociaux où se joue l'analyse militante. Rien n'est
fait tant qu'on ne touche pas aux machines. Cela implique des interventions
très concrètes en vérité : à la
pseudo-neutralité bienveillante de l'analyste oedipien, qui veut et
n'entend que du
505. ibid., p. 187.
193
père et mère, substituer une activité
malveillante, ouvertement malveillante tu me fais chier avec ×dipe, si tu
continues on arrête l'analyse, ou bien un choc électrique, cesse
de dire papa-maman bien sûr, Hamlet vit en vous, comme Werther vit en
vous », et ×dipe aussi, et tout ce que vous voulez, mais [. . ..1
Êtes-vous né Hamlet? N'avez-vous pas plutôt fait
naître Hamlet en vous? Pourquoi revenir au mythe? » [citation de
Henry Miller, Hamlet ??1 En renonçant au mythe, il
s'agit de remettre un peu de joie, un peu de découverte dans la
psychanalyse. [...1 Dira-t-on que le schizo non plus n'est pas joyeux? Mais sa
tristesse ne vient-elle pas de ce qu'il ne peut plus supporter les forces
d'oedipianisation, d'hamlétisation qui l'enserrent de toutes parts?
Plutôt fuir, sur le corps sans organes, et s'enfermer en lui, le refermer
sur soi. La petite joie, c'est la schizophrénisation comme processus,
non pas le schizo comme entité clinique. [...1 Monter des unités
de production, brancher des machines désirantes.» ?.
La petite joie, c'est, pourrait-on ajouter, la processus de
schizophrénisation d'Hamlet et d'Ophélie et non toutes les
tentatives de figer ces personnages dans des entités cliniques.
Celui qui aurait dû épouser la mère,
c'est donc l'oncle utérin. Première conséquence dès
lors : l'inceste avec la soeur n'est pas un substitut de l'inceste avec la
mère, mais au contraire le modèle intensif de l'inceste comme
manifestation de la lignée germinale. Et puis, ce n'est pas Hamlet qui
est une extension d'×dipe, un ×dipe au second degré : au
contraire un Hamlet négatif ou inversé est premier par rapport
à ×dipe. Le sujet ne reproche pas à l'oncle d'avoir fait ce
que lui désirait faire; il lui reproche de ne pas avoir fait ce que lui,
le fils, ne pouvait pas faire. Et pourquoi l'oncle n'a-t-il pas
épousé la mère, sa soeur somatique? Parce qu'il ne devait
le faire qu'au nom de cette filiation germinale, marquée des signes
ambigus de la gémellité et de la bisexualité,
d'après laquelle le fils aurait pu le faire aussi bien, et être
lui-même cet oncle en rapport intense avec la mère-jumelle. Se
ferme le cercle vicieux de la lignée germinale (le double bind
primitif) : l'oncle non plus ne peut pas épouser sa soeur, la
mère; ni le sujet dès lors, épouser sa propre soeur.
» ??.
Pourquoi avoir accordé à la
représentation mythique et tragique ce privilège insensé?
Pourquoi avoir installé des formes expressives, et tout un
théâtre là où il y avait des champs, des ateliers,
des usines, des unités de production? [.. .1 En remontant aux temps
héroïques de la vie, vous détruisez les principes
mêmes de l'héroïsme, car le héros, pas plus qu'il ne
doute de sa force, ne regarde jamais en arrière. Hamlet se prenait sans
aucun doute
503. Henry Miller, Hamlet, en collaboration avec
Michael Fraenkel, en deux vol. (premier volume New York, Carrefour, 1939;
second volume New York, Carrefour, 1941).
504.
Gilles Deleuze, Félix Guattari, Anti-×dipe,
Les éditions de Minuit, Paris, 1972-1973, p. 133-134.
194
pour un héros, et pour tout Hamlet-né, la seule
voie à suivre est la voie que Shakespeare lui a tracée. Mais il
s'agirait de savoir si nous sommes des Hamlet-nés. Êtes-vous
né Hamlet? N'avez-vous pas plutôt fait naître Hamlet en
vous? Mais la question qui me semble la plus importante est celle-ci : pourquoi
revenir au mythe? . . . Cette camelote idéologique dont le monde s'est
servi pour bâtir son édifice culturel est en train de perdre sa
valeur poétique, son caractère mythique, parce qu'à
travers une série d'écrits qui traitent de la maladie, et par
conséquent des possibilités d'en sortir, le terrain se trouve
déblayé, de nouveaux édifices peuvent s'élever [..
. . Ce qui me conduit à l'idée, non pas d'un nouvel
édifice, de nouvelles superstructures qui signifient culture, donc
mensonge, mais d'une naissance perpétuelle, d'une
régénération, de la vie...Il n'y a pas de vie possible
dans le mythe...Cette faculté de donner naissance au mythe nous vient de
la conscience, la conscience qui se développe sans cesse. [... [Henry
Miller, Hamlet . Il y a tout dans ces pages de Miller : la
menée d'×dipe (ou d'Hamlet) jusqu'au point d'auto-critique, la
dénonciation des formes expressives, mythe et tragédie, comme
croyances ou illusions de la conscience, rien que des idées, la
nécessité d'un nettoyage de l'inconscient, la schizo-analyse
comme curetage de l'inconscient, l'opposition de la fente matricielle à
la ligne de castration, la splendide affirmation d'un inconscient-orphelin et
producteur, l'exaltation du processus comme processus schizophrénique de
déterritorialisation qui doit produire une nouvelle terre, et à
la limite le fonctionnement des machines désirantes contre la
tragédie, contre le funeste drame de la personnalité , contre
la confusion inévitable du masque et de l'acteur . Il est évident
que Michael Fraenkel, le correspondant de Miller, ne comprend pas. Il parle
comme un psychanalyste, ou comme un helléniste du
XIXème : oui, le mythe, la tragédie, ×dipe,
Hamlet sont de bonnes expressions, des formes prégnantes; ils expriment
le vrai drame permanent du désir et de la connaissance . . . Fraenkel
appelle au secours tous les lieux communs, Schopenhauer, et le Nietzsche de la
Naissance de la tragédie 506. Il croit que Miller
ignore tout cela, et ne se demande pas un instant pourquoi Nietzsche a
lui-même rompu avec la Naissance de la tragédie, pourquoi
il a cessé de croire à la représentation tragique...
507.
Deleuze et Guattari ont lu attentivement Freud et ils
soulignent le paradoxe qui sous-tend toute la psychanalyse freudienne. D'une
part, Freud avait bien compris que le désir pouvait se penser en termes
d'économie, de flux, de forces et il avait découvert
la nature subjective ou l'essence abstraite du désir
[. . . par-delà toute représentation qui les rattacherait
à des objets, des buts ou même des sources en particulier. Freud
est donc le premier à dégager le désir tout court [. . .
et par là la sphère de la production
506. Nous renvoyons le lecteur, au sujet de Nietzsche et Hamlet,
à notre deuxième partie.
507.
ibid., p. 354-359.
195
508. ibid.
qui déborde effectivement la représentation.
[...1 le désir subjectif abstrait est inséparable d'un mouvement
de déterritorialisation, qui découvre le jeu des machines et des
agents sous toutes les déterminations particulières qui liaient
encore le désir ou le travail à telle ou telle personne, à
tel ou tel objet dans le cadre de la représentation. Machines et
productions désirantes, appareils psychiques et machines du
désir, machines désirantes et montage d'une machine analytique
apte à les décoder : le domaine des libres synthèses
où tout est possible, les connexions partielles, les disjonctions
incluses, les conjonctions nomades, les flux et les chaînes po-lyvoques,
les coupures transductives et le rapport des machines désirantes comme
formations de l'inconscient avec les formations molaires qu'elles constituent
statistiquement dans les foules organisées, l'appareil de
répression-refoulement qui en découle...Telle est la constitution
du champ analytique; et ce champ sub-représentatif continuera de
survivre et de fonctionner, même à travers ×dipe, même
à travers le mythe et la tragédie qui marquent pourtant le
réconciliation de la psychanalyse avec la représentation. [...1
Comment expliquer cette ambivalence très complexe de la psychanalyse?
[...1 En premier lieu, la représentation symbolique saisit bien
l'essence du désir, mais en la référant à de
grandes objectités comme à des éléments
particuliers qui lui fixent objets, buts et sources. C'est ainsi que le mythe
rapporte le désir à l'élément de la terre comme
corps plein, et au code territorial qui distribue les interdits et
prescriptions; et la tragédie, au corps plein de despote et au corps
impérial correspondant. [...1 La méthode psychanalytique est tout
autre : au lieu de rapporter la représentation symbolique à des
objectités déterminées et à des conditions sociales
objectives, elle les rapporte à l'essence subjective et universelle du
désir comme libido. Ainsi, l'opération de décodage dans la
psychanalyse ne peut plus signifier ce qu'elle signifie dans les sciences de
l'homme, à savoir découvrir le secret de tel ou tel code, mais
défaire les codes pour atteindre à des flux quantitatifs et
qualitatifs de libido qui traversent le rêve, le fantasme, les formations
pathologiques aussi bien que le mythe, la tragédie et les formations
sociales. L'interprétation psychanalytique ne consiste pas à
rivaliser de code, à ajouter un code aux codes déjà
connus, mais à décoder de manière absolue, à
dégager quelque chose d'incodable en vertu de son polymorphisme et de sa
polyvocité [Note de Deleuze et Guattari : Freud le signalait
déjà à propos du rêve : il ne s'agit pas d'un
déchiffrement suivant un code. 1. Il apparaît alors que
l'intérêt de la psychanalyse pour le mythe (ou la tragédie)
est un intérêt essentiellement critique, puisque la
spécificité du mythe, objectivement compris, doit fondre au
soleil subjectif de la libido : c'est bien le monde de la représentation
qui s'écroule, ou tend à s'écrouler. 508.
Nous pourrions dès lors envisager Hamlet ET ×dipe ,
plutôt
que Hamlet EST l'×dipe .
Félix, Guattari, L'inconscient machinique. Essai de
schizo-analyse, Encres, éditions recherches, Clamecy, 1979.
196
Pour Guattari, l'inconscient machinique n'est pas un
inconscient de spécialiste de l'inconscient, pas un inconscient
cristallisé dans le passé, gélifié dans un discours
institutionnalisé, mais au contraire tourné vers l'avenir,
l'inconscient dont la trame ne serait autre que le possible lui-même
509.
L'énoncé freudien du complexe d'×dipe
prétend à l'universalité. Lorsqu'elle est
subordonnée à l'agencement oedipien, la machine Hamlet de Freud
obéit aux exigences d'un pouvoir dominant (le pouvoir psychanalytique,
la tyrannie oedipienne et la dictature du signifiant).
Repérer un agencement oedipien dans Hamlet est
une possibilité parmi d'autres. On peut, à profit, mettre en
valeur une infinité d'autres agencements tout aussi pertinents. Le
problème est de vouloir faire fonctionner ×dipe comme un agencement
général qui viendrait surplomber tous les autres agencements. Par
ailleurs, si l'on suit Guattari, nous devons admettre qu'il est tendancieux de
ramener Hamlet à une causalité oedipienne, dès
lors qu'une causalité fonctionnant à sens unique est
problématique. On pourrait très bien, à l'inverse, ramener
×dipe à une causalité hamlétienne. C'est d'ailleurs
ce que suggèrent les passages de l'Anti-×dipe où il
est question d'Hamlet.
Prolongeant malgré lui les réflexions d'Otto
Rank sur Polonius comme substitut du père pour Hamlet, nous pouvons
faire l'hypothèse que si tel est le cas, alors la relation entre Hamlet
et Ophélie est incestueuse. Il s'agit bien d'une forme d'inceste schizo
entre frère et soeur, telle que Deleuze et Guattari l'ont décrit.
La schizo-analyse s'intéresse à l'inceste schizo entre
frère et soeur : Ophélie et Laërte, d'où la
rivalité entre Hamlet et le frère de la jeune femme?
Ophélie et Hamlet, en tant que relation incestueuse d'un point de vue
symbolique (si Ophélie est le substitut de la mère ou si Polonius
est le substitut du père pour Hamlet, on n'échappe pas à
l'inceste, version psychanalyse ou version schizo).
Hamlet a malgré lui donné lieu à une
sagesse d'école, cette même sagesse d'école dont il
méprise l'inaptitude à saisir ces choses au ciel et sur la terre
. La machine désirante d'Hamlet est détraquée : il aurait
préféré que sa mère ne l'ait pas mis au monde et il
aspire à retourner au néant, il ne produit plus rien.
La psychanalyse freudienne appliquée à
Hamlet est une machine paranoïaque. En tant que création,
Hamlet est machine de machines, machine à produire des
machines, comme la machine Hamlet de Freud.
Paranoïa, persécution et fantôme : il
s'agissait déjà de ceci lorsque nous parlions des spectres
d'Hamlet dans l'oeuvre freudienne et de Freud se sentant hanté par
Hamlet. Nous avons vu qu'il était ainsi possible de retourner
la machine paranoïaque psychanalytique contre la machine Hamlet qui
devient à son tour l'objet de la persécution freudienne. La
machine paranoïaque étant aussi une machine désirante, quand
le psychanalyse interprète, il délire donc il désire. Le
processus de désoedipianisation ayant suivi son cours, il semble que le
problème se soit déplacé vers la nécessité
d'un Anti-Hamlet.
509.
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