II- Cartographies schizo-analytiques d'Hamlet.
La démarche schizo-analytique consiste à
renoncer à se demander ce que veut dire l'auteur, ce que à quoi
renvoie tel ou tel signifiant, ce que signifie tel ou tel symbole pour se poser
la question : Comment ça marche? Qu'est-ce qui circule? .
Face à Hamlet, il faut cesser de
hiérarchiser l'importance des scènes, des personnages, des
dialogues et des monologues afin de tout replacer sur un même plan
d'immanence. Tout traiter sur le même plan (Ophélie, Hamlet, les
fleurs, l'eau, les remparts d'Elseneur, Horatio, la scène dans la
scène, le dialogue entre Ophélie et Hamlet qui suit le
célèbre monologue, etc.) permet de mieux saisir les
différences, les réseaux, les rapports entre les plans.
La schizo-analyse est décentrée par rapport
à toute problématique du sujet comme être pensant ou
être affectif. Elle est chargée d'extraire les deux pôles
constitutifs de l'inconscient que sont le pôle réactionnaire et le
pôle révolutionnaire. Elle doit entraîner une
déterritorialisation et ainsi une libération de l'inconscient,
produire un agencement d'énonciation analytique et défaire les
illusions que sont l'×dipe, le Moi, l'identité et l'unité
individuelles.
La schizo-analyse ne se définit pas en premier lieu
comme une thérapeutique, ses champs d'application étant davantage
la littérature et la politique. La schizo-analyse appliquée
à la littérature permet l'extraction du caractère
révo-
lutionnaire et novateur du texte étudié.
Tracer les cartographies d'Hamlet consiste à
voir la pièce de Shakespeare comme un agencement rhizomatique qui n'est
justiciable d'aucun modèle
455. François Zourabichvili, La question de la
littéralité , La littéralité et autres essais
sur l'art, PUF, Lignes d'art, Paris, 2015.
456. Emmanuel Levinas, Autrement qu'être ou
au-delà de l'essence, Le livre de poche, Biblio essais, Paris,
1990.
178
structural ou génératif et qui est
étranger à toute idée d'axe génétique, comme
de structure profonde ??. Ces cartographies sont schizo-analytiques car elles
ne renvoient pas à un schème névrotique, à un
codage oedipien.
La double perspective onto- et phylo-génétique
adoptée par Freud ne semble pas pertinente pour comprendre le cas
Hamlet. Guattari proposait de faire une hétérogenèse de
la subjectivité ??, tenant compte des multiplicités et
agencements travaillant en profondeur le sujet qui n'est plus maître
dans sa propre maison depuis la découverte de l'inconscient, comme
aimait à le rappeler Freud.
Il serait ainsi possible de mettre en valeur un Hamlet
désoedipianisé, sans complexe et la présence d'un
inconscient machinique à l'oeuvre dans Hamlet. En partant de la
machine Hamlet de Freud, on se dirigerait progressivement vers un
Hamlet-machine , machine à produire de l'inconscient, inconscient qui
ne
préexistait pas à l'oeuvre de Shakespeare.
Avec Lacan, on en reste à un sujet enserré dans
sa dépendance vis-à-vis d'un signifiant despotique alors que
l'inconscient machinique est a-subjectif et a-signifiant.
La culpabilité freudienne, qui se décline en
conscience de culpabilité et qui fait, d'après Freud reprenant
les vers d'Hamlet, de nous tous des lâches , témoigne d'une
tentative pour tout recentrer sur l'individu privé et son inconscient
oedipien. C'est ce mode privé et culpabilisé qui cantonne la
psychanalyse freudienne à la dimension du familialisme et qui la fait
passer à côté de l'étude de l'agencement des signes,
dont elle tirerait pourtant un grand bénéficie du point de vue
conceptuel et clinique.
Ainsi que l'explique Anne Sauvagnargues dans Deleuze et
l'art??, le signe deleuzo-guattarien se définit comme
affect et comme rapport de forces et s'oppose de ce fait au signifiant
psychanalytique. On ne cherche dès lors plus à faire ressortir un
sens ou une signification, mais on cherche à repérer le
fonctionnement des machines. Tout est machine, apprenait-on dans
l'Anti-×dipe.
Comment fonctionne la machine Hamlet créée par
Freud? Comment fonctionne le personnage d'Hamlet comme machine? Comme ça
marche dans Hamlet? Ophélie est-elle aussi machine ou corps
sans organe? C'est ce type de questionnement et de problèmes (rappelons
la supériorité que Deleuze accordait à la question et au
problème sur la simple interrogation) qu'une cartographie
schizo-analytique d'Hamlet tenterait de poser.
Ceci implique bien évidemment de renoncer au type
d'interrogations analytiques qui concerne aussi bien l'analyse
académique de textes littéraires (dont le modèle est
l'explication ou le commentaire de texte) que la psychanalyse appliquée
à la littérature :
De quoi s'agit-il dans Hamlet? Que veut dire
l'auteur? Quel est l'effet produit sur le lecteur spectateur? Par quels
moyens, par quels signifiants
457. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille
plateaux, Les éditions de Minuit, Paris, 1980, p. 19.
458. Félix Guattari, Chasmse, Galilée,
coll. L'espace critique, Paris, 1992.
459. Anne Sauvagnargues, Deleuze et l'art, PUF, Lignes
d'art, Paris, 2005.
179
l'auteur parvient-il à cet effet? Que représente
tel ou tel personnage? Que signifie telle ou telle scène? Etc, etc. En
somme, tout ceci n'est bien en effet qu'interrogations, discussion, bavardage
insignifiant digne d'un Polonius (Polo-nius, le bavard », était
l'objet des railleries d'Hamlet et, à sa suite, de Freud.).
Dresser des cartographies schizo-analytiques d'Hamlet
passe par le repérage de son fonctionnement empirique : il s'agit
de rendre sensibles les devenirs de la pensée ». Freud et Deleuze
se rejoignent par le même intérêt constant qu'ils accordent
à l'analyse de l'oeuvre littéraire (qui occupe une place
privilégiée au sein du domaine artistique) et par l'usage de
l'oeuvre comme terrain d'expérimentation et de validation »
460. La méthode à suivre pour
cartographier de manière schizo-analytique Hamlet consiste donc
à s'intéresser aux devenirs en jeu dans Hamlet, à
ne pas chercher à faire une téléologie de l'oeuvre ni
à recourir au mythe de l'intériorité comme clef ultime,
explicative du sens » de Hamlet, et à être attentif
au processus de déplacement de concepts dès lors que le
chef-d'oeuvre de Shakespeare ne met pas seulement en mouvement des percepts et
des affects.
La méthode est dite externaliste » car il s'agit,
avant toute analyse classique » ou lecture suivie de l'oeuvre, de tracer
des lignes dans l'oeuvre, de se focaliser sur le surgissement du nouveau
à même le déjà-là. Anne Sauvagnargues
repère une tension problématique qui relie la pensée de
Deleuze et Guattari à celle de Freud. L'attention est portée par
Deleuze et Guattari sur l'expression matérielle, sensible du signe.
Avec le personnage d'Hamlet, on semble en rester au discursif
et au verbalisme, tandis qu'avec Ophélie s'offre à nous une
multiplicité de signes non discursifs et d'images, elle introduit une
sorte de rupture asignifiante à même la pièce de
Shakespeare.
Tandis qu'Hamlet se prête davantage à
l'interprétation de type psychanalytique, Ophélie est
(schizo-)analysable en termes de forces.
La méthode deleuzo-guattarienne qui s'applique à
la littérature considère l'oeuvre littéraire sur le mode
asubjectif impersonnel » et comme étant irréductible
à la figure de l'auteur, ou à celle du génie privé
[...] individualité d'exception, livrant ses souvenirs personnels et
autres sales petits secrets ». 461».
Choisir de minorer » ou d' amputer » Hamlet,
c'est renoncer à (re)produire des logorrhées de plus sur le
personnage du prince danois pour produire quelque chose de nouveau à
partir du personnage d'Ophélie, personnage pour une large part
ignoré, ou du moins méconnu, des analystes, et pourtant
privilégié par les peintres dans leurs oeuvres picturales
s'inspirant de la pièce de Shakespeare. Ophélie, dans son
discours délirant, fait sortir la langue de ses sillons, elle l'a fait
littéralement délirer, comme dirait Deleuze dans Critique et
clinique. Sa mort même est agencement de séries disparates,
production de lignes de fuite, déterri-torialisation.
Dans Cartographies
schizo-analytiques462, contre la machine
psychanalytique perçue comme assujettissement à la dictature du
signifiant, Guattari pro-
460. ibid., p. 10.
461. ibid., p. 17.
462. Félix Guattari, Cartographies
schizo-analytiques, Galilée, Paris, 1989.
180
pose l'idée d'une machine d'art comme
libération par rapport au dualisme signifiant-signifié.
La machine est productrice d'une certaine forme de
subjectivité dans les deux cas. Avec Ophélie, on sort de la
centration sur le sujet autoréférentiel et auto-consistantiel.
Pour Guattari, tous les systèmes de modélisation sont acceptables
uniquement dans la mesure où leurs principes d'intelligibilité
renoncent à toute prétention universaliste et admettent qu'il
n'ont d'autre mission que de concourir à la cartographie de territoires
existentiels impliquant des univers sensibles, cognitifs, affectifs,
esthétiques, etc.
La méthode proposée par Guattari n'implique pas
de repérer des axes si-gnificationnels ou des état de sens mais
de mettre en acte des cristallisations existentielles s'instaurant, en quelque
sorte, en-deçà des principes de base de la raison classique.
463, dont la raison psychanalytique est un
avatar.
Il s'agit de critiquer le rationalisme borné qui ne
tient pas compte des traits intensifs , de ce qui fait que l'existence
peut-être singularisée, de ce qui ne peut être saisi par des
modes rationnels de connaissance discursive.
La schizo-analyse entend conjoindre ce qu'il y a de plus
universel avec ce
qu'il y a de plus contingent.
1) Un Hamlet de moins : comment minorer et
déprésenter Hamlet?
Lire Hamlet, le réécrire, le mettre en
scène, le jouer, c'est se créer son propre Hamlet et
faire surgir alors quelque chose de nouveau à partir d'un
matériau déjà présent, le texte de Shakespeare.
Partant des expérimentations faites par Carmelo Bene
sur Hamlet, nous proposerons plusieurs pistes pour une approche
schizo-analytique d'Hamlet. Un Hamlet de moins de Carmelo Bene suit,
non sans ironie, les développements de Freud sur Hamlet et ×dipe,
tout en s'inspirant de la réécriture de Laforgue dans Hamlet,
les suites de la piété liale464.
Carmelo ne considérait pas ses textes comme une énième
réinterprétation de l'Hamlet de Shakespeare,
lui-même étant tout comme Deleuze et Guattari rétif
à la notion d'interprétation, mais comme une restitution de ce
que Klossowski définissait comme le sens métaphysique du
théâtre .
Minorer Hamlet consiste à soustraire la
littérature, soustraire le texte, une partie du texte et voir ce qui
advient, ceci constitue pour Deleuze une approche qui comporte plus d'amour
pour Shakespeare que tous les commentaires 465.
Et si Hamlet était en réalité
psychotique? Nous avons vu que
l'hypothèse qu'Hamlet hallucinerait, notamment en
voyant le spectre de son père, avait été explorée
par Greg dans son article Hamlet's hallucination
466.
463. Félix Guattari, op. cit., p. 12.
464. Jules Laforgue, Carmelo Bene, Hamlet & suite,
éditions vagabonde, 2013.
465. Gilles Deleuze, Un manifeste de moins , dans Carmelo Bene,
Gilles Deleuze, Superpositions, Les éditions de Minuit, Paris,
1979.
466. Walter Wilson Greg, art. cit.
467. Sigmund Freud, Sur la dynamique du transfert ,
in O.C.F. XI (1911-1913), PUF, Paris, 2005.
181
A cela Freud répondrait sans doute qu'il ne s'agit pas
d'une hallucination psychotique, mais que c'est la capacité
hallucinatoire de l'inconscient » 467qui
en est la cause.
L'Hamlet de Freud, c'est toujours la névrose.
Même si Hamlet peut revêtir sous la plume freudienne diverses
variantes névrotiques (hystérie, obsession, mélancolie),
ce qui dans son comportement et dans son état pourrait
éventuellement renvoyer vers l'autre de la névrose, à
savoir son versant négatif», la psychose, est toujours
relégué au second plan, et interprété comme un
symptôme névrotique déguisé et qui ne franchit pas
les limites de la nosographie du névrosé.
Considérer la psychose uniquement comme le
négatif de la névrose et la renvoyer à son
caractère ineffable et inanalysable nous semble une dérobade
facile de la part de Freud. Si d'un point de vue strictement clinique et
thérapeutique, une approche schizo-analytique nous semble de moindre
utilité voire hasardeuse, d'un point de vue théorique et
littéraire, une analyse des manifestations s'apparentant davantage
à la psychose qu'à l'éternelle névrose
privée nous paraît être une voie que n'a pas assez
exploré Freud (bien qu'il se soit tout de même
intéressé aux phénomènes psychotiques, ses
conclusions tendaient toujours à les exclure du champ d'investigation
psychanalytique).
La machine de guerre Hamlet. On peut
considérer qu'Hamlet fait fonctionner le théâtre comme
véritable machine de guerre contre la machine à illusions, la
machine à fantasmes qu'il observe sans cesse dans le jeu de ses proches,
personnages avançant toujours masqués (le terme latin
persona » désigne à la fois le personnage et le
masque), jouant un rôle pour dissimuler la triste vérité de
ce qu'ils sont réellement.
Seems, madam? Nay, it is, I know not seems ».
'Tis not alone my inky cloak, good mother,
Nor customary suits of solemn black,
Nor windy suspiration of forc'd breath,
No, nor the fruitful river in the eye,
Nor the dejected haviour of the visage,
Together with all forms, moods, shapes of grief,
That can denote me truly. These indeed seem,
For they are actions that a man might play.
182
But I have that within which passes show,
These but the trappings and the suits of woe.
468. Hamlet ne doit plus être conçu
comme tragédie littéraire.
Il ne peut pas y avoir d'oeuvre tragique parce qu'il y a
nécessai-
rement une joie de créer : l'art est forcément une
libération qui fait
tout éclater, et d'abord le tragique.
469.
Représentation et déprésentation.
Deleuze et Guattari reprochaient
à la psychanalyse freudienne de donner une importance
prépondérante à la dimension de la représentation.
Pourtant, Bachelard reconnaissait déjà à la psychanalyse
de lui avoir fourni une méthode pour penser l'homme en termes de
dynamisme, d'énergie vitale, de forces agissantes alors qu'il
était jusque là envisagé d'après la double
dimension de l'intellect et de la représentation. Que peut
bien vouloir dire déprésenter Hamlet
?
Prenons un exemple interne à la pièce de
Shakespeare qui a suscité beaucoup de commentaires, notamment de la part
d'Otto Rank en psychanalyse 470.
Hamlet dit qu'il veut capturer la conscience du meurtrier
Claudius par le biais de cette mise en scène. La scène dans la
scène serait le miroir de l'âme dans
lequel pourrait se réfléchir la conscience du
roi.
468. William Shakespeare, Hamlet, I, 2, 76-86 :
Semble, madame? Non, est. Je ne connais pas semble .
Ce n'est pas seulement mon manteau d'encre, tendre
mère,
Ni les habits coutumiers d'un noir solennel,
Ni les soupirs haletants d'une respiration forcée,
Non, ni la prodigue rivière dans l'÷il,
Ni la mine accablée du visage,
Ni aucune des formes, modes ou figures du chagrin,
Qui peuvent me peindre au vif. En effet, elles semblent,
Car ce sont des actions qu'un homme peut jouer.
Mais j'ai ceci en moi qui passe le paraître,
Et tous ces harnachements et habits de la douleur. .
469. Gilles Deleuze, L'Île déserte et autres
textes, op. cit., p. 186.
470. Voir Otto Rank, art. Le spectacle dans Hamlet , art.
cit.
183
N'est-il pas possible de considérer cette mise en
abîme shakespearienne autrement que comme une re-présentation d'un
crime qui a eu lieu par ailleurs réellement dans le passé?
Considérer cette scène uniquement sous son angle
de répétition du même, au sens des grandes
répétitions psychanalytiques (la compulsion de
répétition qui fait répéter au
névrosé exactement les mêmes comportements sans marge de
manoeuvre, sans possibilité d'irruption du nouveau), n'est-ce pas passer
à côté d'une dimension importante?
Ne pourrait-on pas au contraire imaginer cette
répétition d'un événement passé comme une
répétition au sens deleuzien, à savoir qu'il s'agirait de
répéter quelque chose différemment, et non de reproduire
à l'identique, de mimer exac-
tement quelque chose?
De même, la ritournelle d'Ophélie n'est pas une
fixation au passé, renvoyant directement au père mort et à
l'amour déchu.
La grande ritournelle s'élève à mesure
qu'on s'éloigne de la
maison, même si c'est pour y revenir, puisque plus
personne ne nous reconnaîtra quand nous reviendrons. ?.
Le délire d'Ophélie est tout entier
désir, logique de la sensation et de l'existence, vie.
Et les trois ensemble. Forces du chaos, forces terrestres,
forces
cosmiques : tout cela s'affronte et concourt dans la ritournelle.
??.
Le théâtre est lieu de l'expérience, de la
vie, du réel et non lieu de la représentation, des fantasmes. Il
est machine réelle, productrice et non la machine à illusions, la
machine de prestidigitation.
Un Hamlet de moins [...] fait se rencontrer Laforgue
et Freud au chevet du solitaire d'Elseneur . il s'agit d'une tentative
d'envisager le théâtre comme lieu de destruction organisée
consciente et délirante à la fois de l'illusion du
représenter, du donner vie au dé-
doublement légalisé du moi sur la scène.
??.
Le théâtre minoritaire est attentif à ce
qui couve, aux zones d'ombre que le fait majoritaire a éclipsé en
attirant toute la lumière sur lui (la folie d'Ophélie
éclip-
sée par la nécessité de la vengeance
d'Hamlet).
471. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu'est-ce que
la philosophie?, Les éditions de Minuit, Paris, p. 181.
472. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Capitalisme
et schizophrénie 2 : Mille plateaux, Les éditions de Minuit,
coll. Critique, Paris, 1980, p. 384.
473.
David Sanson, Préface à Hamlet &
suite, op. cit., p. 11.
184
Les complexes de subjectivation et les agencements
repérables dans
Hamlet. Dans
Chaosmose474, Guattari parle de réviser les
modèles d'inconscient qui ont cours actuellement » afin de
considérer ce qui produit machiniquement de la subjectivité. Pour
cela, il faut considérer le caractère
hétérogène des composantes qui agencent la production de
la subjectivité. À côté des composantes
sémiologiques signifiantes » qu'il ne s'agit pas de renier à
tout prix en faisant preuve d'un anti-freudisme primaire, on trouve des
éléments fabriqués par l'industrie des média, du
cinéma, etc.» 475 ainsi que des dimensions
sémiologiques asignifiantes mettant en jeu des machines
informationnelles de signes fonctionnant parallèlement ou
indépendamment du fait qu'elles produisent et véhiculent des
significations et des dénotations, et échappant donc aux
axiomatiques » 476. La possibilité pour une personne de
se re-singulariser et de sortir des impasses répétitives passe
par la constitution de complexes de subjectivation.
Dans le cas de l'analyse d'Hamlet on peut envisager
un complexe de subjec-tivation individu - Ophélie - groupe - autres
personnages - machine. La machine Hamlet est embranchement du délire
d'Ophélie sur quelque chose de l'ordre du trans-subjectif ».
Guattari rappelle que l'attention ne doit pas être portée sur les
dimensions déjà-là de la subjectivité,
cristallisées dans des complexes structuraux » 477 mais bien
plutôt partir d'une création ». Le caractère inventif
de l'approche schizo-analytique préfère au paradigme scientiste,
un paradigme éthico-esthétique ».
Le thérapeute s'engage, prend des risques, met en jeu
ses
propres fantasmes, et crée un climat paradoxal
d'authenticité existentielle assorti d'une liberté de jeu et de
simulacre. » 478.
Il faut prendre en considération les agencements
collectifs d'énonciation qui travaillent en profondeur la
subjectivité. L'adjectif collectif » ne fait pas
référence au social, mais à la multiplicité,
à ce qui est au-delà de l'individu et en-deçà de
l'individu, c'est-à-dire les intensités pré-verbales et la
logique des affects. C'est pourquoi au binôme freudien
ontogenèse-phylogenèse, Guattari oppose une hé-
térogenèse de la subjectivité.
La psychanalyse distingue le fantasme de la
réalité. Par opposition, Deleuze et Guattari considèrent
que les fantasmes sont directement branchés sur les objets de la
réalité. Ça machine. Deleuze donne une définition
du désir comme délire dans son Abécédaire
:
L'inconscient n'est pas un théâtre. Ce n'est pas
un endroit où il y a ×dipe et Hamlet qui jouent
éternellement leur scène. Ce n'est pas un théâtre,
c'est une usine, c'est de la production, c'est le contraire de la vision
psychanalytique de l'inconscient où il s'agit toujours d'Hamlet et
d'×dipe à l'infini. On délire le monde, on ne délire
pas sa petite famille. Le délire n'a rien à voir avec ce que la
psychanalyse en a fait. On ne délire pas sur papa-maman. La psychanalyse
ramène tout à des déterminations familiales, elle
474. Félix Guattari, Chaosmose, op. cit., p.
12-20.
475. ibid.
476. ibid.
477. ibid.
478. ibid.
185
n'a jamais rien compris à des phénomènes de
délire. On délire sur le
monde entier. 479.
Chez Hamlet, la puissance de redondance se sclérose en
réitérations dans le cadre de sa névrose obsessionnelle,
qui marque un appauvrissement de sa vie psychique. Il est la parfaite occasion
pour Freud de s'adonner à son tour à une sorte de compulsion de
répétition, lorsqu'il fait revenir Hamlet tout au long
de ses écrits.
Au contraire, Ophélie n'a pas contracté de dette
avec la psychanalyse et inversement la psychanalyse ne lui doit rien : elle est
liberté, répétition libre.
La répétition de la tragédie
shakespearienne par Freud serait-elle en dernière
analyse comique, pathétique, histrionique?
La ritournelle d'Ophélie résonnera toujours dans
notre esprit et la maintiendra à l'existence à travers
l'imaginaire poétique, tandis qu'Hamlet retournera au silence et au
néant, à savoir aux logorrhées des psychanalystes et des
critiques littéraires.
La répétition est puissance de production et de
transformation des cultures. On pense à l'impact d'Ophélie sur
l'histoire de l'art.
Hamlet peut-il être conçu comme ritournelle
freudienne?
Hamlet peut être pensé comme moi larvaire, car il
fourmille aujourd'hui des habitudes des singularités rencontrées
sur son chemin depuis sa création par Shakespeare. En effet, les
subjectivités et les habitudes de pensée de Goethe, de Freud et
de Carmelo Bene ont transformé en profondeur ce moi hamlétien.
Hamlet, comme personnage, se modifie au contact des singularités des
autres personnages. Hamlet, comme oeuvre séculaire, subit encore des
transformations à la rencontre des multiples individus qui souhaitent en
faire l'expérimentation.
C'est le premier qui répète tout les autres.
C'est Hamlet qui répète toutes ces
tentatives de réécriture.
Dans Littérasophie et filosophiture
480, Deleuze ramène le désir
d'interprétation à la paranoïa. Il y a deux types de
personnes dangereuses selon lui : d'une part ceux qui ne savent
qu'interpréter et d'autre part, ceux qui s'offrent à
l'interprétation, Freud d'une part et Hamlet d'autre part.
Le démon d'interpréter, le psychanalyste, le
paranoïaque sommeille en nous. Il faut dès lors lutter
extérieurement pour s'empêcher d'interpréter.
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