2) Un faux-problème : la question de la
légitimité et des limites de la psychanalyse appliquée
à la littérature.
Le projet de Deleuze et Guattari n'a pas uniquement pour
finalité de dénoncer les dérives d'une psychanalyse
appliquée épistémologiquement incontrôlée
438. On ne cherche pas à faire une critique de la raison
psychanalytique afin d'en déterminer les objets légitimes ainsi
que les limites patentes. Il s'agit dans l'Anti-×dipe d'une
critique interne à la psychanalyse 439 qui débouchera sur la
proposition d'une nouvelle théorie de la causalité du
désir, corrélative d'un remaniement du concept de l'inconscient
440.
l'×dipe n'est pas à rejeter à tout prix. Il
est bien au contraire considéré, mais il est relativisé
dès lors qu'il n'apparaît plus désormais que comme une
possibilité, un agencement de subjectivation parmi d'autres. Le but est,
en dernière analyse, d' opérer une transformation DANS la
psychanalyse pour créer de nouvelles connexions HORS de la psychanalyse.
441. Il s'agit d'ouvrir les possibilités de production de
machines désirantes au lieu de dissoudre le désir dans le
champ oedipien.
La question de la légitimité de la psychanalyse
appliquée nous apparaît à bien des égards comme
illégitime. Bien plus, nous la suspectons d'être un
faux-problème recouvrant d'un voile des enjeux bien plus
fondamentaux.
437. ibid.
438. Guillaume Sibertin-Blanc, Deleuze et
l'Anti-×dipe, la production du désir, PUF, Paris, 2010, p.
15.
439. ibid.
440. ibid.
441. ibid. (Nous soulignons).
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Les critiques philosophiques contemporaines sont redevables
à la psychanalyse de l'ouverture de tout un champ de
problématisation inédit jusqu'alors. Deleuze et Guattari
étaient d'ailleurs les premiers à le reconnaître.
Nous avons vu, dans la première partie, que Freud
subissait une hantise de la part d'Hamlet. Quelle vérité
spectrale 442 transparaît à travers l'Hamlet de Freud? L'approche
freudienne d'Hamlet n'est-elle que le symptôme d'un mal qui
guette toujours l'analyste, à savoir le risque de dévier vers le
délire interprétatif?
Reprocher à la psychanalyse de sombrer dans le
délire interprétatif présuppose qu'on accorde une certaine
importance à l'interprétation. On se trompe peut-être de
cible en accusant la psychanalyse de faire violence au texte, car estimer que
la psychanalyse fait un usage détourné du matériau
littéraire implique l'idée qu'il y aurait un bon usage de ce
dernier, bien plus, qu' il s'agirait du détournement du sens de
celui-ci. Or, nous refusons aux notions de sens, de signification et
d'interprétation, la moindre pertinence dans l'appréhension des
éventuels apports de la psychanalyse à la pièce de
Shakespeare. Nous ne croyons pas non plus à l'idée d'une dette
inexpiable et unilatérale de la psychanalyse freudienne envers le
poète, car nous estimons qu'il y a bien un mouvement dialectique
permettant au texte littéraire également de s'enrichir de
l'expérimentation
analytique donc il fait l'objet.
Le problème d'Hamlet et sa résolution que met
en lumière Freud ne sont en réalité que
faux-problèmes et dès lors fausse résolution. Le
véritable problème d'Hamlet n'est pas lié à
papa-maman mais, nous le verrons, à Ophélie, en tant qu'elle ne
renvoie pas à des déterminations oedipiennes.
La figure de l'auteur, cette supposée instance
créatrice originaire, à laquelle Freud ne pouvait
s'empêcher de revenir comme à un fondement ultime, un principe
explicatif ou une raison suffisante, n'est pour Deleuze que la face la plus
manifeste d'une multiplicité de modes référentiels. Outre
les tendances interprétatives de la psychanalyse, Deleuze pointe du
doigt l'écueil consistant à parler sur l'oeuvre
littéraire, sur l'auteur, sur les personnages, à la place de
ceux-ci.
Hamlet ne doit pas conçu comme soumis aux
présupposés de la psychanalyse mais bien plutôt comme
étant de nature à transformer les hypothèses
psychanalytiques. Ce qui compte c'est l'oeuvre Hamlet en tant qu'elle
est machine, multiplicité et non en tant qu'elle a été
écrite par Shakespeare ou quelque autre prête-nom que ce soit.
Hamlet est bien plutôt un agencement où l'auteur et le
contenu se confondent avec l'oeuvre et l'expression du contenu.
Ce n'est plus la psychanalyse qui s'applique à la
littérature pour la contraindre à livrer ses secrets ou à
valider la performance de ses concepts, c'est la littérature qui,
appliquée à la psychanalyse, lui permet de se ressourcer, de
reproduire et d'affiner ses concepts [. . .] L'homologie structurale des champs
de la littérature et de la psy-
442. Cette expression est de René Major, dans l'art.
concernant l'actualité du texte de Freud, L'homme Moïse et la
religion monothéiste, La vérité spectrale de L'Homme
Moïse», Revue Germanique internationale, CNRS éditions,
n? 14 Sigmund Freud», Paris, 2000, p. 165-172.
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chanalyse permet de substituer une clinique littéraire
à la psychanalyse appliquée 443.
Le mythe oedipien ne constituera jamais une recette, une
panacée à appliquer . C'est ce qu'Ernest Jones n'a pas compris.
Le long essai qu'il a consacré à Hamlet, pour riche
qu'il soit, a brouillé les pistes, noyant le lecteur sous une avalanche
d'exemples explicatifs et applicatifs , comme s'il fallait prouver comme le
dit ailleurs Freud, les vertus dormitives de l'opium. 444.
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