Troisième partie
Hamlet, comme objet
d'expérimentations
psychanalytiques:
La machine Hamlet et son
fonctionnement dans l'oeuvre
freudienne.
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Psychanalyse interprétative, approche analytique
et ÷dipianisation de l'inconscient :
Comment résoudre le conflit d'intérêts
entre psychanalyse et littérature, en particulier en ce qui concerne
l'objet d'étude
Hamlet?
Dans cette dernière partie, nous tenterons de voir
comment il est possible de considérer Freud avec Hamlet et
Hamlet avec Freud sans qu'il faille à tout prix concevoir un
rapport de hiérarchie ou de dépendance de l'un à l'autre.
Notre conviction est qu'une coexistence à la fois pacifique et
enrichissante sur le plan critique et clinique est possible. Nous pensons que
considérer concomitamment Freud avec Hamlet et Hamlet
avec Freud ouvre une multiplicité de possibles à la fois
à la littérature, comme activité critique et comme
création artistique, à la psychanalyse comme dialectique entre
théorie et pratique et à la philosophie comme création
d'un laboratoire conceptuel. Plutôt que de chercher à tout prix
à déterminer ce qui s'est réellement passé dans
Hamlet ou ce que Hamlet peut bien vouloir dire, nous chercherons plutôt
à nous demander :
Comment ça fonctionne, comment ça marche,
comment ça s'agence dans Hamlet?
I- Vers une critique de la raison psychanalytique?
1) En quoi consisterait une entreprise philosophique de
critique du logos psychanalytique?
L'oeuvre d'interprétation à laquelle se livre
Freud a elle-même des racines libidinales. C'est pourquoi il n'est pas
étonnant de trouver chez Freud l'idée que le texte
littéraire est un objet attirant pour l'examen analytique. Freud
emploie également les termes trouble et fascination au sujet de
l'effet produit sur lui par l'oeuvre d'art. Freud entend rendre intelligible
cet effet de fascination qu'il a expérimenté sur lui-même
au contact de l'oeuvre. Nous l'avons vu, Freud fait l'épreuve du texte
shakespearien depuis ses huit ans. Il connaît les moindres détails
d'Hamlet et sait réciter de mémoire des passages
entiers. Son expérience d'Hamlet l'a éprouvé et
enrichi, sur le plan personnel, intellectuel et professionnel. Freud, lorsqu'il
lit et répète Hamlet à travers sa propre oeuvre,
se fait machine désirante, qu'il oriente la machine vers la machine
interprétative, machine paranoïaque qui voit un sens caché
là où il n'y a que littéralité, ou alors qu'il
fasse fonctionner la machine vers la pointe de sa déterritorialisation,
lorsqu'il introduit du nouveau dans le déjà-là.
Au coeur du domaine culturel et artistique, l'objet de
prédilection de Freud est le texte littéraire, et parmi la
production littéraire, celui qui revient sans arrêt, c'est
Shakespeare, et tout particulièrement Hamlet. Avant
l'édification de la psychanalyse, entre 1883 et 1897, Freud se focalise
surtout sur la possibilité d'expliciter le lien entre l'auteur et
l'oeuvre. En ce sens, faire une psychanalyse de l'oeuvre d'art ne serait rien
d'autre que contribuer à esquisser une psychologie
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du ça et de ses effets sur le Moi, à
l'époque de la formation d'un édifice théorique nouveau.
C'est pourquoi, aussi bien ce qui est au-delà que ce qui est en
deçà du Ça, ne relève pas du travail de l'analyste.
Ainsi, le travail de l'artiste, en tant qu'il est tributaire d'une psychologie
du Moi, relèvera de la science de l'esthétique à laquelle
Freud n'accorde pas grande importance et dont il souligne la caducité.
De même, la question du don et du génie artistiques échappe
pour Freud à toute science, elle ne sera donc pas abordée par la
psychanalyse. Face à une telle délimitation du champ
d'investigation que se propose la psychanalyse appliquée à la
littérature, on est en droit de se demander si n'est pas
évacué, par là même, l'essentiel de l'oeuvre
d'art.
Si la psychanalyse ne touche justement pas à ce qui
apparaît sacré (et, à ce titre, supposé intouchable)
dans l'oeuvre d'art aux yeux de certains, alors pourquoi son approche
rencontrera-t-elle de telles résistances et sera-t-elle
soupçonnée de proposer un projet réducteur? Ce qui semble
poser problème, c'est que la psychanalyse élargit son champ
d'investigation à autre chose que l'explication des
phénomènes psychiques et qu'à la compréhension des
symptômes névrotiques. Supposons que la psychanalyse, dans sa
dimension métapsychologique et spéculative, tende à
outrepasser les limites de ce qu'elle est à même d'observer dans
la clinique et de conceptualiser ensuite par des méthodes empiriques (en
procédant par induction, à partir d'un certain nombre de
phénomènes névrotiques afin d'en extraire des principes
généraux ré-applicables par la suite). Cela signifie-t-il
qu'il faille entreprendre quelque chose comme une critique de la raison
psychanalytique? D'ailleurs, en quoi consisterait une telle entreprise?
Dans le cadre qui est le nôtre, une critique de la
raison psychanalytique pourrait se définir comme l'examen des conditions
de possibilité de l'appréhension de l'oeuvre littéraire
par le logos psychanalytique, et plus particulièrement par la
langue et la rationalité propres à la métapsychologie.
Si une telle démarche a un sens, c'est qu'il doit bien
y avoir des problèmes liés aux fondements mêmes de la
doctrine psychanalytique.
Toute l'entreprise de Sartre consiste à refonder la
psychanalyse sur des bases théoriques qu'il juge plus solides. C'est ce
qu'il nommera l' analyse existentielle , qu'il appliquera d'ailleurs aux
oeuvres de Baudelaire ?, de Genet ? et de Flaubert??.
Sartre conserve l'idée d'un événement
archaïque déterminant et de l'importance des premières
expériences infantiles, sans l'inconscient et sans le complexe
d'×dipe entant que tel. La conscience est transparente et libre. Il est
nécessaire de tenir compte du sens et de l'intentionnalité. Comme
le complexe d'×dipe, le projet fondamental sartrien renvoie au monde
interpersonnel de l'enfance. Comme la psychanalyse freudienne, la psychanalyse
existentielle entend découvrir l'événement crucial de
l'enfance et la cristallisation psychologique autour de cet
événement. ??. Peut-être y a-t-il là lieu d'y voir,
comme chez Freud, une certaine limitation de la richesse du texte, ainsi
ramené au projet d'être originel pré-réflexif de son
auteur. La psychanalyse existentielle sartrienne ap-
430. Jean-Paul Sartre, Baudelaire (1947), Gallimard,
Folio essais, Paris, 1988.
431. Jean-Paul Sartre, Saint Genet, comédien et
martyr, Gallimard, Paris, 1952.
432. Jean-Paul Sartre, L'Idiot de la famille, t. I et
II, Gallimard, Paris, 1988.
433. Jean-Paul Sartre, L'Etre et le Néant,
Gallimard, tel, Paris, 1976, p. 629.
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pliquée à la littérature se focalise sur
l'auteur (alors que Freud s'intéresse à la fois aux personnages,
aux oeuvres et à l'auteur).
Pour Sartre, c'est bien plutôt l'inconscient qui fait de
nous tous des lâches car postuler l'existence en nous d'un inconscient
revient à chercher à se déresponsabiliser, à ne pas
assumer sa liberté (sous prétexte d'être mû par un
déterminisme psychique) et donc à adopter une conduite de
mauvaise foi. L'analyse existentielle doit considérer les patients comme
conscients afin qu'il puisse, par la réflexion, revoir leur projet
d'être fondamental. Contrairement à l'analyse freudienne qui est
essentiellement tournée vers le passé (régressive),
l'analyse existentielle se caractérise par sa méthode
progressive-régressive.
Nous avons là une intense circulation des concepts
autour d'×dipe, de la littérature et de l'inconscient, entre Freud,
Sartre et Deleuze et Guattari.
Deleuze joue [...] Sartre contre Sartre en radicalisant sa
perspective. [. . .] Il n'y a aucune raison pour supprimer le sujet et la
personne tout en gardant l'individu ni, non plus, pour conserver la conscience
: le champ transcendantal ne doit pas seulement être impersonnel et
a-subjectif mais aussi pré-individuel et inconscient. Il devient plan
d'immanence. La psychanalyse est désormais possible mais ce n'est pas
pour Deleuze la meilleure façon d'aborder l'inconscient. C'est
même ce qu'il reproche à Sartre : ce dernier a supprimé
l'inconscient mais gardé ce qu'il y avait de pire dans la psychanalyse,
l'×dipe et ses avatars. C'est le geste contraire qu'il aurait fallu
accomplir : se libérer de l'×dipe tout en conservant l'inconscient.
?.
Notons que Sartre n'a pas gardé l'×dipe en tant
que tel. Il a insisté sur l'importance de certaines
déterminations du passé (y compris familiales) sur le
présent mais il n'y a jamais eu chez Sartre l'équivalent d'un
complexe oedipien, dont l'évolution (la disparition ou au contraire le
non-dépassement) déterminerait
strictement le psychisme actuel d'une personne.
Deleuze et Guattari tiennent à garder la notion
d'inconscient, tout en lui faisant subir une redéfinition profonde, une
radicale refonte conceptuelle. La bête noire, c'est l'×dipe, dont il
ne faut rien garder d'un point de vue philosophique, puisque de toute
manière les forces de re-territorialisation risquent toujours
d'opérer dans le sens d'un retour au codage oedipien. En effet, une
dé-territorialisation par rapport à l'×dipe peut
réussir au prix d'efforts soutenus, mais, cette
déterritorialisation étant provisoire, difficilement acquise et
fragile, au moindre relâchement et à la moindre minute
d'inattention, tout peut se territorialiser à nouveau vers papa-maman.
L'inconscient machinique est toujours menacé par le spectre de
l'inconscient personnel, la libération du désir d'Ophélie
toujours mise en péril par les pleurnicheries d'Hamlet au sujet de sa
famille et son obsession de trouver un moyen de fixer et de réparer
des choses ayant eu lieu dans un passé révolu. N'oublions pas
qu'Hamlet est celui qui est voué à re-territorialiser ce qui a
été disjoint, en l'occurrence il est né pour redresser le
cours du temps, désormais hors de ses gonds .
434. Pedro Cordoba, Lacan et l'origine du monde. Pour un
devenir deleuzien du structuralisme , Revue Critique, Les éditions de
Minuit, 800-801, Paris, janvier-février 2014, Où est
passée la psychanalyse? , p. 7.
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The time is out of joint : O cursed spite, That ever I was
horn to set it right! ??.
Deleuze et Guattari, tout comme Sartre, reprochent à
Freud de se focaliser sur le passé du sujet, les premiers contestent
l'idée d'un inconscient passéiste, le second reproche au complexe
d'×dipe de ne pas prendre en compte la dimension du projet fondamental
d'être et ainsi de déresponsahiliser l'homme, en en fai-
sant le résultat des déterminations du
passé.
Concernant la question de savoir sur la démarche
freudienne mérite une éventuelle critique de la raison
psychanalytique, notons que Freud lui-même était très
attentif aux prohlèmes liés à toute entreprise
spéculative pure . La psychanalyse étant avant tout nouage entre
théorie et pratique, toute démarche s'écartant de
l'empirie et du phénoménal doit être surveillée de
près, selon le fondateur de la psychanalyse. Sans ancrage sensihle, ni
possihilité de vérification factuelle, il n'est guère
possihle d'élahorer autre chose que des hypothèses prohahles.
Ainsi, la sorcière métapsychologique est-elle
une hranche délicate de la psychanalyse et elle est
développée par Freud avec la plus grande prudence. Freud ne cesse
de le répéter : l'élahoration de la métapsychologie
est parsemée de tâtonnements, d'avancées seulement
prohahles (sur lesquelles il est impos-sihle d'avoir encore la distance
critique suffisante) et de retours au point de départ récurrents.
Freud avait horreur de se livrer à la spéculation pure, car il ne
voulait en aucun cas que la discipline psychanalytique soit
considérée comme un énième système
métaphysique, et dès lors réduite à une vision du
monde (Weltanschauung) parmi d'autres. Il tenait à l'exigence
de scientificité et à la rigueur de la méthode
psychanalytiques. C'est pourquoi, dès que possihle, les
réflexions métapsychologiques étaient d'ahord
fondées sur des conclusions épistémologiques,
elles-mêmes issues d'ohservations cliniques. La métapsychologie
n'est donc jamais vraiment coupée des phénomènes
vitaux.
Si ni l'esprit psychanalytique ni le texte littéraire
ne sont des prétextes servant à autre chose, alors il faut
considérer que
La psychanalyse de la littérature serait de peu
d'utilité si elle revenait à vérifier en quelque sorte le
savoir de l'inconscient au moyen des textes ou si elle revenait à une
paraphrase littéraire de l'inconscient. Chaque acte interprétatif
d'un texte singulier remet en jeu et en cause tout le savoir de l'inconscient,
justement en le mettant à l'épreuve. [...] Le grand texte se
reconnaît à la résistance qu'il oppose à
l'interprétation analytique, à condition que de cette
résistance même ressorte une relance de l'effet de
vérité de la psychanalyse . ??.
Une critique de la raison psychanalytique, lorsque cette
dernière s'applique à la littérature, impliquerait de
déterminer ce que l'interprétation psychana-
435. William Shakespeare, Hamlet, I, 5, 185-186 : Le
temps est disloqué. Ô destin maudit,
Pourquoi suis-je né pour le remettre en place! .
436. Paul-Laurent Assoun, Littérature et
psychanalyse, op. cit., p. 6 et suivantes.
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lytique d'une oeuvre ne doit pas être, et ne peut
être, sans se révéler stérile. 437.
Assoun pose le problème des rapports entre psychanalyse
et littérature en ces termes : le psychanalyse doit-elle être
considérée comme un fléau pour la littérature,
à savoir comme une menace pour l'autonomie et les idéaux de
l'oeuvre, ou bien doit-elle être envisagée au contraire comme une
sorte d'instrument pro-
videntiel d'intelligibilité du secret de l'oeuvre?
Nous verrons qu'il s'agit là d'un faux-problème,
la psychanalyse n'étant ni menace ni instrument providentiel pour la
littérature, mais simplement une ma-
nière parmi d'autres d'expérimenter l'oeuvre.
On pourrait remplacer la question Pourquoi donc tous les
lecteurs d'×dipe-roi et d'Hamlet se seraient-ils sentis
obligés de relire la pièce de Sophocle et celle de Shakespeare
à la lumière de la pensée de Freud, si les conclusions
freudiennes étaient à ce point dépourvues de tout
fondement ? , par le problème suivant : Comment fonctionne la machine
Hamlet de Freud pour parvenir à introduire du nouveau dans le
déjà-là? Comment Freud soumet les pièces de
Sophocle et de Shakespeare à une expérimentation inédite?
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