b) Les effets délétères de
l'÷dipianisatin d'Hamlet
La critique littéraire traditionnelle refuse ce
qu'elle ressent comme à la fois la trivialité du sexuel, la
désappropriation d'une création en partie soustraite à
l'empire de la conscience et la mise en cause du sens préalable
universel que l'humanisme veut découvrir. On continue à
suggérer que les motivations et les significations du désir
d'origine sexuel sont quelque peu dégradantes, déshumanisantes.
???.
Deux obstacles viennent contrecarrer le projet freudien de
psychanalyse d'Ham-let : d'une part la façon dont ont été
reçu les idées de Freud et sa méthode de psychanalyse
appliquée; d'autre part, la perception générale que le
public a de la pièce de Shakespeare.
Inversement, on repère, suite à l'appropriation
et à la réécriture freudiennes de la pièce de
Shakespeare, un mouvement de rejet vis-à-vis d'Hamlet, comme
s'il avait contracté un pacte faustien avec le démon freudien et
sa sorcière méta-
psychologique, volontiers diabolisés par l'opinion commune
???.
En somme, Hamlet est-il innocent ou coupable de sa
récupération par la doctrine freudienne? Si Hamlet contient
déjà les intuitions freudiennes, alors il ne
peut échapper à la fustigation ...
Freud explique l'énigme d'Hamlet par ×dipe ???.
Cette tendance à réduire un personnage issu de la
singularité irréductible d'un auteur a reçu de violentes
critiques. Jusqu'à ses derniers textes, Freud affirmait que le complexe
d'×dipe avait été sa plus grande découverte
psychanalytique et pourtant c'est le concept qui suscita (et suscite encore) le
plus de réticences, de malentendus, de controverses et de
déformations.
On note effectivement un phénomène massif de
rejet de ce que les détracteurs du freudisme nomment oedipémie
, oedipianisme ou oedipia-nisation . l'×dipe leur paraît
fonctionner comme une notion attrape-tout, d'où
sa radicale remise en cause.
Devant tant de bruit et de fureur autour du complexe oedipien,
on en vient presque à souhaiter qu'×dipe s'efface devant Hamlet et
nous laisse au sentiment d'inquiétante étrangeté
suscité par l'atmosphère spectrale d'une part, de la pièce
de Shakespeare, hantée par le spectre du défunt père
d'Ham-let, et d'autre part, de l'oeuvre freudienne, envahie par la
présence d'Hamlet.
Si le moi n'est plus le maître en sa propre demeure,
c'est que ce qui a été écarté de cette demeure,
comme porteur de la souillure oedipienne, peut toujours être amené
à ressurgir. ×dipe annonçait déjà ce à
quoi Freud attachait une très grande importance dans les vers
d'Hamlet, à savoir l'existence de vérités qui ne
se laissent pas révéler aisément, ces
vérités interdites, ces
396. Jean Bellemin-Noël, Psychanalyse et
littérature, PUF, Que sais-je?, Paris, 1978.
397. Freud ramènerait l'homme à ce qu'il y a de
plus vil en lui, au pulsionnel, perçu négativement, comme ce qui
ravale l'être humain à l'animalité.
398. Voir le tableau d'Ingres, ×dipe explique
l'énigme du sphinx.
152
choses du ciel et ces choses de la terre inaccessibles
à la sagesse d'école 399. On comprend dès lors
que si Freud revenait sans cesse à cette citation d'Hamlet toisant
Horatio à cause de son scepticisme concernant l'apparition du Spectre et
plus généralement l'existence de ces choses au ciel et sur la
terre auxquelles sa philosophie sceptique ne peut rêver.
Cela ne veut pas dire que Freud accorderait tout d'un coup une
certaine validité à la croyance populaire en l'existence des
choses surnaturelles. Ce recours fréquent à ces vers d'Hamlet
évoquent l'existence de vérités souterraines, non pas
au-delà de ce qui existe, mais en-deçà de ce qui
apparaît à la conscience. Il s'agit bien des vérités
de l'inconscient, des désirs incestueux et meurtriers à
l'égard des parents, ces mêmes désirs présents dans
l'âme du sujet à son insu qu'il faut écarter de la
conscience et dépasser afin de sortir du stade pré-÷dipien
et afin d'accéder à une sexualité dite normale, la
sexualité adulte. Il y a bien une positivité du refoulement qui
permet de mener une vie normale, qui se distingue des déclinaisons
névrotiques du refoulement qui sont en réalité des formes
imparfaites de refoulement car elles ne remplissent pas leurs fonctions
régulatrices de la vie psychique, ce qui rend la souffrance psychique
supportable à l'être humain.
C'est d'ailleurs pourquoi toutes ces formes de souffrance
auxquelles Hamlet fait référence dans son célèbre
monologue apparaissent insoutenables au prince danois, celui-ci n'ayant pas
résolu son complexe d'OEdipe et le refoulement n'ayant pas rempli
pleinement sa fonction.
OEdipe excelle à dénouer les énigmes.
Parvient-il pour autant à résoudre celle
d'Hamlet comme le prétend Freud ?
Omission accidentelle ou volontaire de l'analyse du personnage
d'Ophé-lie ?
Malgré sa fascination pour la pièce de
Shakespeare en général et bien qu'il s'intéresse plus
tardivement au délire psychotique d'un point de vue psychanalytique
400, Freud n'a jamais tenté d'opérer une approche
psychanalytique du personnage d'Ophélie. Peut-être que cet oubli
ou cette évitement était lié au fait qu'il avouait
lui-même que le continent de la sexualité féminine lui
demeurait un mystère insondable et que son élaboration du
complexe d'OEdipe n'était pour lui qu'imparfaite lorsqu'il s'agissait de
l'appliquer à la femme. Nous reviendrons sur cet évitement
d'Ophélie par Freud dans notre dernière partie.
Les anachronismes freudiens et l'arrachement d'Hamlet à
son contexte
de production. Peut-être Freud, dans sa lecture
d'Hamlet, n'a pas été attentif à certaines
problématiques propres à l'époque
élisabéthaine, en extrayant l'oeuvre hors de son cadre
épistémique :
La pièce de Shakespeare est contemporaine d'une
époque où se défait l'image traditionnelle du cosmos
; elle voit le jour au moment
399. Sophocle, ×dipe roi, op. cit., p. 112 :
« Ô Tirésias, toi qui sais tout, les vérités
révélables et les vérités interdites, les choses du
ciel et les choses de la terre .
400. notamment en 1911 dans les Remarques
psychanalytiques sur l'autobiographie d'un cas de paranoïa, dit aussi
« le président Schreber .
153
où la subjectivité commence à
établir son règne séparé, inaccessible par principe
: Il n'y a que vous, écrit Montaigne, qui sache si vous êtes
lâche et cruel, ou loyal et dévotieux; les autres ne vous voient
point, ils vous devinent (III, 2). L'être et le paraître ne
coïncident pas. C'est la maladie scandaleuse que dénonce Hamlet :
mais il en est contaminé. L'une de ses armes défensives est le
paraître dissimulateur, le masque de la déraison; sa
première arme offensive est le paraître simulateur, la
représentation théâtrale. [. . .] Épuisant les
ressources du paraître, le théâtre n'a-t-il pas pour vertu
de forcer l'être à se manifester? 401.
En effet, peut-être est-il urgent de chercher les
thèmes et les motifs d'Hamlet
ailleurs que dans ×dipe.
La mélancolie.
Les effets dévastateurs de ce mal connu depuis
l'Antiquité ont été analysé, peu avant
l'écriture d'Hamlet, par le médecin Timothy Bright,
puis, par la suite, par le moraliste Robert Burton. La mélancolie avait
sa place dans le cadre de la théorie hippocratique des humeurs. Elle est
cette bile noire, conduisant au dérèglement des moeurs, des
croyances, des passions jusqu'au scepticisme, voire à l'athéisme.
Le phénomène de la mélancolie apparaît dès
lors davantage comme une détresse collective, ontologique propre
à une époque, plus qu'une forme de désarroi personnel et
psychologique propre au personnage shakespearien et à
son expérience singulière du deuil du
père.
Le doute.
Hamlet met en lumière l'impossibilité d'atteindre
quelque certitude ici-bas :
Rien n'est en soi bon ou mauvais, la pensée le rend tel
402.
La misogynie.
On peut se demander si dans Hamlet la misogynie est
feinte ou réelle, et qui elle vise réellement : s'agit-il de
Gertrude à travers Ophélie ou s'agit-il d'une haine et d'une
méfiance généralisées vis-à-vis de la femme
chez Hamlet? : la femme, origine de tous les maux de l'humanité
Ophélie chargée par Hamlet de porter le fardeau de tous ses
péchés. Hamlet à Ophélie : les sages savent trop
bien quels monstres vous faites d'eux. Dieu vous a donné un visage et
vous vous en faites un autre. la soumission de la femme :
répétition de I shall obey
you par Ophélie et Gertrude.
Les relations étroites entre folie
réelle et folie feinte dans l'oeuvre de Shakespeare.
Le fou apparaît souvent chez Shakespeare comme
dépositaire de la vérité (ceci est encore plus exemplaire
dans le cas des personnages de fous du roi). Les autres personnages recherchent
des causes de la folie d'Hamlet. La folie apparaît comme le porte-parole
du bon sens, d'où l'idée qu'il y aurait une méthode et
un
401. Jean Starobinski, op. cit., p. XX.
402. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 243a-244a :
There is nothing either good or bad but thinking makes it so.
.
154
sens propres au discours du fou. Un autre problème se
pose alors : contrefaire la folie mène-t-il à la folie?
Guildenstern dit à propos d'Hamlet :
«Nous ne le trouvons pas disposé à se laisser
sonder, Et sa folie rusée prend le large
Quand nous voulons le conduire à un aveu
De son véritable état. 403.
A propos de la folie d'Ophélie, Laërte s'exprime
ainsi :
« Leçon de la folie, pensées et souvenirs
associés. 404.
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Les raisons qui pousseraient au suicide sont nombreuses et
sont énumérées par Hamlet dans son monologue de la
scène 1 de l'acte III : « souffrances du coeur , « mille chocs
naturels dont hérite la chair , «les fouets et la morgue du temps,
les outrages de l'oppresseur, la superbe de l'orgueilleux, les affres de
l'amour dédaigné, la lenteur de la loi, l'insolence du pouvoir,
et les humiliations que le patient mérite endure des médiocres
405.
Quoi qu'il en soit, l'interdit moral et religieux (la
pensée d'une vie après la mort du corps et la peur du jugement de
dieu, la peur qu'il puisse exister
403. William Shakespeare, Hamlet, III, 1, 8-10 :
Nor do we find him forward to be sounded,
But with a crafty madness keeps aloof
When we would bring him on to some confession Of his true
state. .
404. William Shakespeare, Hamlet, IV, 5, 169-170 :
A document in madness, thoughts and remembrance fitted. .
405.
William Shakespeare, Hamlet, III, 1 :
Whether 'tis nobler in the mind to suffer The slings and arrows
of outrageous fortune, Or to take arms against a sea of troubles, And, by
opposing, end them. To die, to sleep, No more, and by a sleep to say we end The
heartache, and the thousand natural shocks That flesh is heir to; 'tis a
consummation Devoutly to be wish'd. [...]
155
d'autres maux post mortem dont nous ne savons rien )
reprend toujours le dessus sur ce désir morbide. Ainsi, l'enterrement
d'Ophélie en terre chrétienne
For who would bear the whips and scorns of time,
Th'oppressor's wrong, the proud man's contumely.
The pangs of despis'd love, the law's delay,
The insolence of office, and the spurns
That patient merit of th'unworthy takes,
When he himself might his quietus make
With a bare bodkin? Who would fardels bear,
To grunt and sweat under a weary life,
But that the dread of something after death,
The undiscover'd country, from whose bourn
No traveller returns, puzzles the will,
And makes us rather bear those ills we have
Than fly to others that we know not of?
Est-il plus noble pour l'esprit de souffrir
Les coups et les flèches d'une injurieuse fortune,
Ou de prendre les armes contre une mer de tourments,
Et, en les affrontant, y mettre fin? Mourir, dormir,
Rien de plus, et par un sommeil dire : nous mettons fin
Aux souffrances du coeur et aux mille chocs naturels
Dont hérite la chair; c'est une dissolution
Ardemment désirable. [...]
Car qui voudrait supporter les fouets et la morgue du
temps,
Les outrages de l'oppresseur, la superbe de l'orgueilleux,
Les affres de l'amour dédaigné, la lenteur de la
loi,
L'insolence du pouvoir, et les humiliations
Que le patient mérite endure des médiocres,
Quand il pourrait lui-même s'en rendre quitte
156
pose problème. On trouve dans Hamlet, par le
biais de la parole du fossoyeur, toute une réflexion sur l'injustice qui
fait qu'Ophélie a le droit d'être enterrée en terre
chrétienne parce qu'elle est d'une famille bien placée et non par
qu'elle le
mérite (d'un point de vue religieux).
L'être et le paraître.
Seems, madam? Nay, it is, I know not seems .
[...] I have that within which passes show
406.
La conscience nous rend lâche et malheureux : le bonheur
résiderait-il dans l'illusion ignorante d'elle-même? Hamlet est
certes dans l'être mais il en souffre et veut entraîner tout le
monde dans cette souffrance face au constat de l'être réel des
choses.
A cette scission qu'Hamlet déplore entre l'être
et le paraître correspond une opposition entre Nature et
dénaturation. En effet, Hamlet qualifie les actes de son oncle et de sa
mère de contre-natures . Par opposition, il insiste sur l'importance
pour lui de rester fidèle à sa nature propre :
Ô coeur, ne perds pas ta nature! [...] Soyons cruel, mais
pas dénaturé, Je la poignarderai seulement de paroles.
407 .
Par ailleurs, on trouve dans la pièce de Shakespeare
une distinction entre une parole sincère, authentique et une pure parole
sans contenu ( words, words, words ) : paroles sans pensées jamais ne
vont au ciel408 .
D'un coup de dague? Qui voudrait porter ces fardeaux,
Pour grogner et suer sous une vie harassante,
Si la terreur de quelque chose après la mort,
Contrée inexplorée dont, la borne franchie,
Nul voyageur ne revient, ne déroutait la volonté
Et ne nous faisait supporter les maux que nous avons
Plutôt que fuir vers d'autres dont nous ne savons rien?
».
406. William Shakespeare, Hamlet, I, 2, 76-85 :
Semble, madame? Non, est. Je ne connais pas semble ».
[. . .] J'ai ceci en moi qui passe le paraître».
407. William Shakespeare, Hamlet, III, 2, 369-372 : O
heart, lose not thy nature! [...]
Let me be cruel, not unnatural,
I will speak daggers to her, but use none ».
408. William Shakespeare, Hamlet, III, 3, 98 : Words
without thoughts never to heaven go ».
157
Le topos du monde comme scène de
théâtre.
All the world's a stage ».
Nous avons vu que cette citation de la comédie
shakespearienne As you like it entrait en résonance avec la devise du
théâtre du Globe. Dans Hamlet, on trouve une illustration de ceci
dans la mise en abyme du théâtre qui a lieu lors de la
scène dans la scène. La pièce dans la pièce »
est un thème baroque. Il s'agit de montrer que parfois la
représentation théâtrale peut dépasser la
réalité, produisant une sorte de quintessence de
réalité grâce au biais scénique. Ce n'est d'ailleurs
pas un hasard si les comédiens sont, pour Hamlet, le précis et
la brève chronique du temps » 409 et que le théâtre
sera la chose où [Hamlet pren-
dra] la conscience du roi » 410.
Le pessimisme vis-à-vis de l'humanité et du
monde.
Les amis s'avèrent des traîtres,
l'honnêteté devient l'exception à la règle, la
lâcheté prévaut.
L'homme ne m'enchante plus, ni les femmes d'ailleurs
411 ».
Si l'on traite chacun selon son mérite, qui
échappera au fouet? » 412.
Le corps comme prison, corps biologique et corps
politique.
Hamlet compare l'État du Danemark à une prison.
Rosencrantz renchérit en comparant le monde à une prison. Le
monde, par ailleurs, est trop étroit pour
l'esprit d'Hamlet.
Le statut ambigu du rêve et ses rapports avec la
mort. Un rêve n'est qu'une ombre » 413.
Mourir, dormir, dormir, rêver peut-être, ah!
C'est là l'écueil. Car dans ce sommeil de la mort les rêves
qui peuvent surgir, quand nous aurons quitté le tourbillon de vivre,
arrêtent notre élan» 414.
La place de la fatalité dans le drame
élisabéthain.
Hamlet compare la Fortune à une catin. Les
références au ciel et à la terre ont une place
prépondérante dans la tragédie de Shakespeare : Hamlet
s'adressent à eux à de nombreuses reprises comme Roméo
s'adressait aux astres.
Existence et culpabilité.
L'existence apparaît à Hamlet comme un fardeau :
409. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 455 they
are the abstract and brief chronicles of the time .
410. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 531-532.
411. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 273-274
Man delights not me, nor women neither .
412. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 459-460.
413. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 253a.
414. William Shakespeare, Hamlet, III, 1, 63-67.
158
«je pourrais m'accuser de choses telle qu'il vaudrait
mieux que ma mère ne m'eût pas mis au monde. 415 (III, 1).
Sa culpabilité est à double sens : d'une part,
une culpabilité réelle (meurtre de Polonius, attaques verbales
vis-à-vis de sa mère) et d'autre part, une culpabilité
face aux actes qu'il aurait pu commettre s'il actualisait ses paroles et
désirs :
« Que suis-je donc, moi qui ai un père tué,
une mère souillée, pour exciter ma raison et mon sang 416.
«Je suis très orgueilleux, vindicatif, ambitieux,
et j'ai plus de forfaits en réserve que je n'ai de pensées pour
les concevoir, d'imagination pour leur donner forme, ou de temps pour les
accomplir. 417
Les ravages de la passion et du désir. La
passion fausse le jugement :
« Ce que dans la passion nous projetons de faire, La passion
terminée en ruine le projet 418.
D'autres thèmes sont essentiels dans la pièce de
Shakespeare tels que la réflexion sur les rapports inextricables entre
la vie et la mort ou encore l'image de la na-
tion comme corps malade.
Hamlet et les philosophes.
Montaigne (1533-1592) est une source probable de Shakespeare.
On peut en effet supposer que Shakespeare avait lu Les Essais. Hamlet
est révélateur de ce changement d'épistémê
dont font acte Les Essais, ainsi que d'une nouvelle ontologie :
« Je ne peins pas l'être, je peins le passage 419.
L'intellect humain apparaît comme mû par le
paradoxe d'un sentiment d'une liberté créatrice sans borne
à l'intérieur même d'un espace clos. S'ensuivent alors des
doutes sur l'éminence de l'homme dans une architecture parfaite (monde
clos), comme en témoigne Hamlet :
« Ô Dieu, je pourrais être enfermé
dans une coque de noix et m'y sentir roi d'un espace infini, n'était que
j'ai de mauvais rêves. 420.
415. William Shakespeare, Hamlet, III, 1, 122-123 I
could accuse me of such things that it were better my mother had not borne me.
».
416. William Shakespeare, Hamlet, IV, 4, 55-57 How
stand I, then, That have a father kill'd, a mother stain'd, Excitements of my
reason and my blood ».
417. William Shakespeare, Hamlet, III, 1, 124-126 I
am very proud, revengeful, ambitious, with more offences at my beck than I have
thoughts to put them in, imagination to give them shape, or time to act them
in. ».
418. William Shakespeare, Hamlet, III, 2, 181-182
What to ourselves in passion we propose, The passion ending,
doth the purpose lose. »
419. Michel Eyquem de Montaigne, Essais, III, 2, Du
repentir».
420. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 247a - 249a
O God, I could be bounded in a nut shell and count myself a king of infinite
space, were it not that I have bad dreams. ».
159
Montaigne, récusant le recours aux seules
lumières de la raison, évoque la vérité « qui
nous prêche de fuir la mondaine philosophie »
421. Ceci évoque bien évidemment pour
nous la fameuse citation favorite de Freud dans laquelle Hamlet s'adresse au
sceptique Horatio.
Hamlet exercera une influence sur les formes philosophiques
d'anti-humanisme. En effet, la représentation de l'homme comme
étant confronté à la relativité des échelles
de grandeur inspirera par la suite l'apologétique pascalienne (le moi
haïssable) ainsi que l'expérience de pensée de la
philosophie classique du « je », hanté par le scepticisme, qui
se met à douter, tout en se reconnaissant seul sujet de ses doutes.
« Rien ne peut fixer le fini entre les deux infinis, qui
l'enferment et qui le fuient. » 422.
Chez Pascal, on retrouve également le motif de la
fragilité du pouvoir qui ne repose que sur l'apparence du pouvoir : dans
Hamlet, Claudius ne parvient pas à adhérer à son
rôle, car il n'assume ni le fait qu'il a usurpé le trône ni
sa culpabilité.
« Quel chef-d'oeuvre que l'homme! Si noble en sa raison,
si infini dans ses facultés, par ses formes et ses mouvements si bien
modelé et si admirable, par l'action si proche d'un ange, par la
pensée si proche d'un dieu : la merveille du monde, le parangon des
animaux! Et cependant, pour moi, que vaut cette quintessence de
poussière? » 423.
« Quelle chimère est-ce donc que l'homme, quelle
nouveauté, quel chaos, quel sujet de contradiction, quel prodige, juge
de toutes choses, imbécile ver de terre, dépositaire du vrai,
cloaque d'incertitude et d'erreur, gloire et rebut de l'univers [...] »
424.
On trouve aussi en écho chez Pascal l'idée
présente dans Hamlet de vanité de la position sociale et du
pouvoir des grands :
« Le roi est une chose... [...] Une chose de rien. »
425.
On lit dans Hamlet comme une préfiguration des
pensées pascaliennes sur l'opposition entre véritable grandeur et
grandeurs d'établissement :
« être vraiment grand n'est pas s'émouvoir
sans grande cause, mais
trouver grande querelle dans un fétu de paille quand
l'hon-
neur est en jeu » 426.
421. Montaigne, Essais, II, 12, Apologie de Raymond
Sebond .
422.
Blaise Pascal, Pensées, éd. Le Guern, Gallimard,
folio classique, fr. 185.
423.
William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 268-274.
424. Blaise Pascal, op. cit., fr. 332.
425.
William Shakespeare, Hamlet, IV, 3, 24-26 : The king
is a thing ... [...] Of nothing .
426.
William Shakespeare, Hamlet, IV, 5, 52-55 :
160
En outre, on retrouve chez Descartes l'esprit d'Hamlet,
à tel point qu'on pourrait ramener certains passages de la pièce
de Shakespeare à des illustrations littéraires de la
méthode cartésienne du doute et qu'on pourrait presque parler, de
manière anachronique, d'un doute méthodologique Hamlet, notamment
à la scène 5, de l'acte I :
me souvenir de toi, oui, des tables de ma mémoire
j'effacerai toute réminiscence futile et triviale, Tous les dictons des
livres, toutes les formes, toutes les impressions passées que la
jeunesse et l'observation y avaient copiés
427.
De même, nous pouvons citer ce passage où Hamlet
s'adresse au sceptique Horatio qui doute encore que le spectre soit le
père de Hamlet et qu'il puisse être porteur d'une
vérité bien plus profonde que les apparences (décrites
comme trompeuses par Hamlet et le spectre). Horatio, le sceptique, dit la chose
suivante:
je ne pourrais le croire,
Sans la garantie sensible et vraie
De mes propres yeux. 428.
A cela correspond les prémisses de l'hypothèse
cartésienne du malin génie dans les vers d'Hamlet à la
scène 2 de l'acte II :
L'esprit que j'ai vu
Est peut-être un diable, et le diable a le pouvoir
Rightly to be great,
Is not to stir without great argument, But greatly to find
quarrel in a straw When honour's at the stake.
427. William Shakespeare, Hamlet, I, 5, 95-101 :
Remember thee,
Yea, from the table of my memory
I'll wipe away all trivial fond records,
All saws of books, all forms, all pressures past, That youth and
observation copied there .
428. William Shakespeare, Hamlet, I, 1, 56-58 : I
might not this believe,
Without the sensible and true avouch Of mine own eyes. .
161
De revêtir une forme séduisante; oui, et
peut-être, Profitant de ma faiblesse et de ma mélancolie, Car il
est très puissant sur ces sortes d'humeurs, Il m'abuse pour me damner.
Il me faut
Un sol plus ferme. 429.
Ainsi, cette digression nous a permis de mettre en valeur le
fait qu'arracher Hamlet à son contexte de production et
à son cadre épistémologique nous faisait passer à
côté de nombreux aspects de la pièce de Shakespeare. C'est
en ceci que la transposition du cadre psychanalytique du
XXème siècle sur le drame élisabéthain
du début du XVIIème siècle nuit à la
juste appréhension de ce dernier. C'est en ce sens qu'on peut dire que
Freud pèche par anachronisme et qu'il ne respecte pas
l'incommensurabilité entre les épistémê. Nous avons
vu que le cadre général de pensée propre à
l'époque d'Hamlet n'était pas comparable à
l'épistémê freudienne, et donc qu'il s'agirait d'une
manière pour la psychanalyse d'outrepasser ses droits et d'appliquer sa
méthode à des domaines qui dépassent son champ de
compétence, tout simplement parce que la méthode psychanalytique
ne serait pas faite pour penser une oeuvre n'ayant de sens que par rapport
à l'épistémê dans laquelle elle a vu le jour.
En cherchant à agir à partir d'Hamlet
sur la discipline psychanalytique, la démarche freudienne traduit
une certaine répétition du refoulé. De quel refoulé
s'agit-il s'il n'est pas lié à son propre inconscient qu'il
croirait redécouvrir à travers l'inconscient d'Hamlet et de
Shakespeare? Nous faisons l'hypothèse qu'agit à travers la
répétition freudienne du thème hamlétien une forme
d'inconscient machinique et collectif, de sorte qu'on peut dire que c'est bel
et bien la machine Hamlet qui fonctionne dans l'oeuvre de Freud. Au sein de
l'auto-analyse que Freud poursuit, peut-être malgré lui, tout au
long de son oeuvre, Hamlet revêt la figure de l'analyste. Hamlet, nous
l'avons vu, a été désigné par Jones comme le
sphinx de la littérature moderne . S'il est la sphinge, il est cette
figure féminine qui pose une énigme à ×dipe. Ceci
entre en résonance avec les hypothèses
429. William Shakespeare, Hamlet, II, 2, 525-531 : The
spirit that I have seen
May be a devil, and the devil hath power T'assume a pleasing
shape; yea, and perhaps, Out of my weakness and my melancholy, As he is very
potent with such spirits, Abuses me to damn me. I'll have grounds More relative
than this. .
162
de Freud et de Jones sur l'hystérie,
l'homosexualité et la féminité d'Hamlet.
Nous avons étudié le rapport d'Hamlet aux
concepts freudiens ainsi que la façon dont Freud faisait fonctionner
Hamlet lui-même comme un concept opérant pour la psychanalyse. La
méthode et les concepts introduits par Freud pour l'analyse des oeuvres
littéraires ont suscité tellement d'émules et de variantes
parfois très différentes (critique littéraire,
psychanalyse, philosophie) qu'il est impossible de croire en une volonté
dogmatique et impérieuse de la part de Freud de vouloir imposer sa
propre lecture de la pièce. De toute évidence, Freud respectait
bien trop Shakespeare et tout particulièrement Hamlet pour leur
faire subir ce traitement réducteur et irrespectueux du travail de
création qu'on l'a si souvent accusé de vouloir faire.
D'ailleurs le travail créateur était bien au
coeur des préoccupations de la psychanalyse appliquée pour Freud.
La démarche de la psychanalyse étant elle-même invention,
création et production de machines désirantes, Freud était
tout particulièrement apte à saisir les subtilités des
mécanismes de production de la machine littéraire Hamlet.
Il ne s'agit pas chez Freud d'un mouvement
général de démonstration partant de ce qui serait
prédéterminé, préexistant dans Hamlet. On l'a vu,
contrairement à Jones, Freud n'a jamais produit d'étude
systématique sur Hamlet. On peut penser que cela n'aurait pas
été souhaitable car il aurait été injuste, compte
tenu de tout ce que le poète a apporté à la psychanalyse
par le biais d'Hamlet, de tenter à tout prix d'intégrer
Hamlet comme objet d'étude isolé dans un ouvrage
à visée argumentative et ayant valeur de preuve de la
validité de la doctrine psychanalytique.
Hamlet hante Freud, il hante la psychanalyse
freudienne presque de manière inconsciente. Il est l'insu de la
psychanalyse, l'insaisissable, l'inassignable, d'où la fascination et
l'effroi qu'il produit chez celui qui cherche
désespérément à le saisir ou à l'assigner
à quelque chose, indépendamment des effets d'inquiétante
étrangeté repérés par Freud lui-même.
Hamlet surgit dans les textes de Freud comme si ce dernier ne l'avait
pas délibérément voulu. Il semble presque parfois parler
à la place de Freud dans une confusion des discours, entre celui,
littéraire, de Shakespeare connu dans les moindres détails par
Freud, lecteur de Shakespeare depuis son plus jeune âge, et celui,
scientifique, du fondateur de la psychanalyse.
La langue freudienne et la langue hamlétienne font
l'objet d'une rencontre heureuse, se fondent dans un même langage
hamléto-freudien et c'est ce qui rend les textes de Freud si riches,
à entrées multiples, laissant en réalité une marge
de manoeuvre importante à son lecteur (liberté et ouverture des
possibles caractéristiques de toute grande oeuvre littéraire) et
dotés de qualités littéraires indéniables.
Freud passe d'abord par l'opération d'amputation
consistant à résumer le texte à interpréter. Il
s'agit pour lui d'embrasser un ensemble signifiant. Il doit faire pour cela le
choix de certains ensembles qu'il juge plus signifiants que d'autres afin de
corroborer sa propre théorie. On aurait pu mettre au jour d'autres
agencements en sélectionnant d'autres passages. Freud fait le choix de
certains passages du texte shakespearien dans le but d'étayer ses
hypothèses, le projet d'analyse d'Hamlet est sous-tendu par une
nécessité démonstrative.
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En dernière analyse, peut-on dire, comme Lacan, que
l'×dipe n'est qu'un symptôme de Freud, ou, dans la perspective de
Deleuze, que Freud délire-désire lorsqu'il oedipianise tout? Ne
serait-ce pas plutôt Hamlet qui est à la fois un symptôme,
un désir et un délire créateurs de Freud?
Notons que la création shakespearienne qu'est
Hamlet peut être considérée, en son essence
même, comme un acte de résistance, résistance à la
psychanalyse
et symptômes des résistances de la psychanalyse.
÷dipianisation, dogmatisme et répression
du désir. Pourquoi la psychanalyse ne peut-elle envisager
l'enfance, la psychose et le psychismes des autres peuple autrement qu'en se
référençant à ×dipe? En effet, les formations
psychiques de l'enfant, du psychotique et des autres peuples sont dites
extra-oedipiennes, pré-oedipienne pour l'enfant, exo-oedipienne pour le
psychotique et para-oedipienne pour les autres peuples. C'est ce fonctionnement
de l'×dipe comme dogme qui est contestable et contesté par Deleuze
et Guat-tari.
Qu'est-ce qui dépasse les catégories
psychanalytiques dans Hamlet? Nous posons qu'il s'agit de la dimension
d'irréductible singularité, de la dimension d'émergence du
dehors à l'intérieur du dedans ainsi que de la production
ma-chinique du désir, dans son caractère irréductible aux
désirs incestueux et parricides.
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