5) Une réduction et une subordination d'Hamlet
à ×dipe qui pose de multiples problèmes?
CRÉON : Le Sphinx, avec ses chants insidieux, ne nous
laissait pas le loisir de résoudre l'énigme.
OEDIPE : Eh bien, ce mystère, je remonterai à sa
source, moi, et je l'éclaircirai ???.
Étudier des variantes à partir d'un thème
archétypique, n'est-ce pas négliger l'absolue singularité,
l'irréductibilité, la multiplicité, la surabondance et le
renouvellement constant qui caractérisent ces variations, aussi bien
lorsqu'on ramène Hamlet au type oedipien que lorsqu'on parle
d'Hamlet en général
373. Jacques Derrida, Elisabeth Roudinesco, De quoi
demain... Dialogue, Champs Flammarion, Paris, 2001.
374. André Green, Un oeil en trop,
cité par Anne Clancier, Psychanalyse et critique
littéraire, op. cit.
375. ibid.
376. Patrick Di Mascio, art. Hamlet et le texte freudien :
phénoménologie de l'interprétation , Sillages critiques, 1
/ 2000, PUPS, Paris, 2000.
377. Sophocle, ×dipe roi,
Théâtre complet, Flammarion, GF, Paris, 1964, p. 108.
142
sans insister sur l'unicité de chaque variation à
partir du thème hamlétien?
a) Une interprétation d'Hamlet fondée sur
une approche psychanalytique d'un autre texte littéraire,
elle-même contestable.
La lecture freudienne d'×dipe roi de Sophocle
pose de multiples problèmes et cela a des conséquences sur la
lecture freudienne de la pièce de Shakespeare, d'où sa remise en
question. Dans l'analyse du mythe, il faut reconnaître aussi un certain
arbitraire de l'approche freudienne, ce qui a des répercussions sur la
psychanalyse appliquée à Hamlet, dès lors que
Freud lie originairement les
deux tragédies.
Claude Lévi-Strauss et la dénonciation de
la prétention à l'universa-
lité du complexe d'×dipe. Pour
Lévi-Strauss, une névrose est un mythe individuel». Dans
l'Anthropologie structurale 378 ainsi que dans La
Potière jalouse379, on trouve l'idée que
l'interprétation freudienne du mythe d'×dipe n'est qu'une variante
comme l'était la pièce de Sophocle. La psychanalyse y est
comparée au chamanisme, à la pensée magique.
L'universalité du complexe d'×dipe et l'univocité du sens
que Freud accorde à ×dipe sont fortement remises en question. Dans
l'analyse du mythe, il faut reconnaître aussi un certain arbitraire du
signe. À la psychanalyse freudienne, Lévi-Strauss oppose
l'analyse structurale, inspirée de la linguistique saussurienne. Au
fond, l'analyse freudienne ne serait qu'un discours littéraire sur le
mythe, au même titre qu'×dipe roi ou Hamlet
seraient des discours littéraires sur les légendes
originaires. Lévi-Strauss critique le code psycho-organique
employé par la psychanalyse pour expliquer le mythe et lui reproche
sa prétention totalisante, englobante.
Vernant, ×dipe sans complexe
.
En quoi une oeuvre littéraire appartenant à la
culture de l'Athènes du Vème siècle avant J.-C.
et qui transpose elle-même de façon très libre une
légende thébaine bien plus ancienne, antérieure au
régime de la cité, peut-elle confirmer les observations d'un
médecin du début du XXème siècle sur la
clientèle de malades qui hantent son cabinet? [...]
l'interprétation du mythe et du drame grecs ne paraît faire [aux
yeux de Freud] problème d'aucune façon. Ils n'ont pas à
être déchiffrés par des méthodes d'analyse
appropriées. Immédiatement lisibles, entièrement
transparents à l'esprit du psychiatre, ils livrent d'emblée une
signification dont l'évidence apporte aux théories psychologiques
du clinicien une garantie d'universelle validité. Mais où se
situe ce sens » qui se révélerait ainsi directement
à Freud, et après lui, à tous les psychanalystes comme si,
nouveaux Tirésias, un don de double vue leur avait été
octroyé pour atteindre,
378. Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale,
Plon, coll. Agora, Paris, 1958.
379. Claude Lévi-Strauss, La Potière jalouse,
Plon, coll. Agora, Paris, 1985.
143
par-delà les formes d'expression mythiques ou
littéraires, une vérité invisible au profane? Ce sens
n'est pas celui que recherchent l'helléniste et l'historien, un sens
présent dans l'oeuvre, inscrit dans ses structures, et qu'il faut
laborieusement reconstruire par une étude à tous les niveaux du
message que constitue un récit légendaire ou une fiction
tragique. » 380
Vernant s'attaque à l'analyse faite par Freud de
l'effet de la tragédie de Sophocle sur le public, effet qui serait
réductible pour le fondateur de la psychanalyse à celui d'une
cure psychanalytique. En effet, d'après l'helléniste, la
démonstration freudienne sur le pouvoir d'attraction constant et
universel exercé par ×dipe roi sur nous
a toute l'apparente rigueur d'un raisonnement fondé
sur un cercle vicieux [...] une théorie élaborée à
partir de cas cliniques et de rêves contemporains trouve sa confirmation
» dans un texte dramatique d'un autre âge. Mais ce texte n'est
susceptible d'apporter cette confirmation que dans la mesure où il est
lui-même interprété par référence à
l'univers onirique des spectateurs d'aujourd'hui, tel au moins que le
conçoit la théorie en question. Pour que le cercle ne fût
pas vicieux, il eût fallu que l'hypothèse freudienne, au lieu de
se présenter au départ comme une interprétation
évidente et allant de soi, apparaisse au terme d'un minutieux travail
d'analyse comme une exigence imposée par l'oeuvre elle-même, une
condition d'intelligibilité de son ordonnance dramatique, l'instrument
d'un entier dé-
cryptage du texte. »381.
Vernant reproche à Freud de ne pas tenir compte du
contexte ( historique, social, mental ») dans son analyse d'×dipe .
Ainsi, Freud part d'un vécu intime, celui du public, qui n'est pas
historiquement situé ; le sens attribué à ce vécu
est alors projeté sur l'oeuvre indépendamment de son contexte
socioculturel. ». Au contraire, Vernant stipule que c'est bien le contexte
qui donne au texte son poids de signification ». La problématique
analytique forgée par Freud n'a rien à voir avec la
problématique tragique des Grecs ». Plusieurs
éléments sont à prendre en compte et viennent appuyer
l'idée que les deux problématiques sont incommensurables.
La problématique freudienne part de la psychanalyse
naissante et non du texte en lui-même. Par opposition, la
problématique tragique qui est celle de l'oeuvre de Sophocle ne peut,
selon Vernant, pas faire abstraction d' un certain état de la
société », d' un champ idéologique défini
», des modes de pensée», de formes de sensibilité
collective » ainsi que d' un type particulier d'expérience humaine
» propres au Vème siècle. Si on
change le contexte et le cadre, comme le fait maladroitement Freud, on ne peut
plus saisir toutes les valeurs signifiantes, tous les traits pertinents [qui
se dégagent] du texte ».
Freud ne saisit en ×dipe roi que sa propre
idéologie et son propre inconscient et pèche par anachronisme en
voulant changer ×dipe de cadre et transpo-
380. Jean-Pierre Vernant, Mythe et tragédie en
Grèce ancienne, ×uvres, t. I, Seuil, Centre National du Livre,
coll. Le grand livre du mois, Paris, 2007, ×dipe » sans
complexe», p. 1133- 1153.
381. ibid.
144
ser le cadre psychanalytique à une oeuvre qui ne s'y
prête pas. D'après Vernant, ×dipe roi exprime
une interrogation angoissée concernant les rapports de
l'homme à ses actes : dans quelle mesure l'homme est-il
réellement la source de ses actions? Lors même qu'il semble en
prendre l'initiative et en porter la responsabilité, n'ont-elles pas
ailleurs qu'en lui, leur véritable origine? Leur signification ne
demeure-t-elle pas en grande partie opaque à celui-là même
qui les commet, de telle sorte que c'est moins l'agent qui explique l'acte,
mais plutôt l'acte qui, révélant après coup son sens
authentique, revient sur l'agent, éclaire sa nature, découvre ce
qu'il est, et ce qu'il a réellement accompli sans le
savoir. 382.
Fonder l'effet tragique d'une pièce de
théâtre sur la seule présence de rêves oedipiens est
pour Vernant une grave méprise, étant donné que cela
revient à discréditer toute tragédie qui ne se conforme
pas à cette définition freudienne :
Dans la perspective de Freud, ce caractère historique
de la tragédie demeure entièrement incompréhensible. Si la
tragédie puise sa matière dans un type de rêve qui a valeur
universelle, si l'effet tragique tient à la mobilisation d'un complexe
affectif que chacun de nous porte en soi, pourquoi la tragédie est-elle
née dans le monde grec au tournant du VIème
et du Vème siècle? Pourquoi les autres
civilisations l'ont-elles entièrement ignorée? Pourquoi, en
Grèce même, la veine tragique s'est-elle si rapidement tarie pour
s'effacer devant une réflexion philosophique qui a fait
disparaître, en rendant raison, ces contradictions sur lesquelles la
tragédie construisait son univers dramatique? [...] Comment Freud
peut-il oublier qu'il existe bien d'autres tragédies grecques
qu'×dipe roi et que, parmi celles qui nous ont été
conservées d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide, la
quasi-totalité n'a rien à voir avec les rêves oedipiens?
[...] Si les anciens les admiraient, si le public moderne est par certaines
d'entre elles bouleversé comme devant ×dipe Roi, c'est
parce que la tragédie n'est pas liée à un type particulier
de rêve, que l'effet tragique ne réside pas dans une
matière, même onirique, mais dans la façon de mettre cette
matière en forme pour donner le sentiment des contradictions qui
déchirent le monde divin, l'univers social et politique, le domaine des
valeurs et faire ainsi apparaître l'homme lui-même comme un
thauma383, un deinon384, une sorte de
monstre incompréhensible et déroutant, à la fois agent et
agi, coupable et innocent, maîtrisant toute la nature par son esprit
industrieux et incapable de se gouverner, lucide et aveuglé d'un
délire envoyé par les dieux. Contrairement à
l'épopée et à la poésie lyrique où jamais
l'homme n'est présenté en tant qu'agent, la tragédie situe
d'emblée l'individu au carrefour de l'action, face à une
décision qui l'engage tout entier; mais cet inéluctable choix
s'opère dans un monde de forces obscures et ambiguës, un monde
divisé où une justice lutte
382. ibid.
383. en grec, un étonnement .
384. quelque chose d' inquiétant .
385. ibid.
145
contre une autre justice , un dieu contre un dieu, où
le droit n'est jamais fixé, mais au cours même de l'action se
déplace, tourne et se transforme en son contraire. L'homme croit opter
pour le bien; il s'y attache de toute son âme; et c'est le mal qu'il a
choisi, se révélant, par la souillure de la faute commise, un
criminel. C'est tout ce jeu complexe de conflits, de renversements,
d'ambiguïtés qu'il faut saisir à travers une série de
distances ou de tensions tragiques. 385.
Vernant insiste sur le fait qu'×dipe ne savait pas qu'il
avait été adopté et que Mérope et Polybe
n'étaient pas ses géniteurs. Cette remarque sera reprise, comme
nous l'avons vu, par Lacan qui contrastera la situation de non-savoir
d'×dipe à celle d'Hamlet qui, lui, sait.
Les psychanalystes visés par Vernant sont en
l'occurrence Freud et Didier Anzieu qui feraient dire au texte le contraire de
ce qu'il énonce si clairement , s'appuyant sur un passage de la
tragédie de Sophocle qui irait dans le sens d'un certain
auto-aveuglement (celui-là symbolique) ou encore d'un manque de
sincérité d'×dipe, passage au cours duquel ×dipe
évoque une insulte qu'il aurait subi, celle d'être un fils
supposé .
De plus, ces psychanalystes méconnaissent le rôle
de l'hybris dans la destinée d'×dipe, hybris qui
cause la perte d'×dipe et constitue un des ressorts de la tragédie
.
A l'issue de la tragédie, ce qui doit nous saisir c'est
cette dualité d'×dipe , à la fois roi adulé qui a
sauvé la cité et souillure, bouc émissaire
(pharmakos). Ainsi, la leçon à tirer d'×dipe
roi serait, loin des spéculations sur l'existence d'un complexe
universel et intemporel, qu' au regard des dieux, celui qui
s'élève au plus haut est aussi le plus bas . L'approche
psychanalytique de la tragédie est fondée sur une méprise
volontaire. Elle ne forcerait pas seulement le texte, elle en fausserait le
sens afin d'arriver à son but théorique et
démonstratif.
Pourquoi Anzieu est-il ainsi dès le départ
conduit à fausser le sens du drame en supposant, contre
l'évidence du texte, qu'×dipe sait bien que ses parents ne sont pas
ceux qui passent pour tels? Cette méprise n'est pas le fait du hasard.
Elle est une absolue nécessité pour l'interprétation
psychanalytique. En effet, si le drame repose sur l'ignorance d'×dipe
quant à sa véritable origine, s'il se croit réellement,
comme il l'affirme à tant de reprises, le fils aimant et chéri
des souverains de Corinthe il est clair que le héros d'×dipe
roi n'a pas le moindre complexe d'×dipe . [...]Dans la vie affective
d'×dipe, le personnage maternel ne peut donc être que Mérope,
et non cette Jocaste qu'il n'avait jamais vue avant son arrivée à
Thèbes, qui n'est en rien pour lui une mère et qu'il
épouse, non par inclination personnelle, mais parce qu'elle lui a
été donnée sans qu'il la demande, comme ce pouvoir royal
qu'il a gagné en devinant l'énigme du Sphinx, mais qu'il ne
pouvait occuper qu'en partageant le lit de la reine en titre. [...] Des
relations du type oedipien, au sens moderne du terme, entre ×dipe et
Jocaste auraient été directement contre l'intention tragique de
la pièce, centrée sur
386. ibid.
387. ibid.
146
le thème du pouvoir absolu d'×dipe et de l'hubris
qui nécessairement en découle. [...] une vision oedipienne des
personnages et de leurs rapports ne saurait éclairer le texte; elle le
fausse. 386.
Rappelons que Freud accorde une importance toute
particulière au passage où Jocaste rassure ×dipe en lui
disant qu'il est très courant de rêver avoir déjà
partagé la couche maternelle . Il y voit un ultime élément
à l'appui de son hypothèse.
Or, d'après Vernant,
Pour les Grecs [...] le rêve d'union avec la
mère - c'est-à-dire avec la terre qui tout engendre, où
tout retourne - signifie tantôt la mort, tantôt la prise de
possession du sol, la conquête du pouvoir. Il n'y a pas trace, dans ce
symbolisme, d'angoisse ni de culpabilité proprement oedipiennes. Ce
n'est donc pas le rêve, posé comme une réalité
anhistorique, qui peut contenir et livrer le sens des oeuvres de culture. Le
sens d'un rêve apparaît lui-même, en tant que
phénomène symbolique, comme un fait culturel relevant d'une
étude de
psychologie historique. 387.
Dans notre perspective d' être juste avec Freud , nous
pouvons d'ores et déjà objecter à Vernant qu'×dipe ne
vient pas seulement appuyer une doctrine freudienne qui serait
déjà existante mais qu'il est au coeur de la naissance de la
psychanalyse, et c'est d'ailleurs ce pour quoi Freud en extraira le concept
central de la psychanalyse, complexe nucléaire des névroses .
C'est ×dipe roi et parallèlement
Hamlet qui permettent à Freud de forger tout l'édifice
conceptuel qui donnera naissance et consistance à cette nouvelle
discipline qu'est la psychanalyse et non l'inverse.
Freud ne cessera de le rappeler : il a contracté une
dette vis-à-vis des écrivains et de la littérature, au
sein de laquelle ×dipe roi et Hamlet occupent une place
de choix.
D'autre part, Freud n'a jamais prétendu donner la clef
ultime de déchiffrement du texte de Sophocle. Il a bien conscience
d'ajouter quelque chose au matériau littéraire qui se trouve
à sa disposition, c'est d'ailleurs pourquoi il insiste si fortement sur
le caractère inévitable en psychanalyse de la
surinter-prétation. Si certaines formules freudiennes peuvent
paraître péremptoires ou dogmatiques, notamment lorsqu'il annonce
que la psychanalyse a résolu le mystère d'Hamlet, ceci est
surtout une réaction au doute perpétuel qui assaillait Freud,
nouveau Hamlet, et aux résistances auxquelles il devait se confronter
sans cesse.
En outre, lorsque Vernant parle de la nécessité
de reconstruire le sens littéraire et historique à partir du
texte, il met en évidence l'écart de la reconstruction
psychanalytique par rapport à cette reconstruction laborieuse à
laquelle s'attellent les hellénistes et les historiens, sans tenir
compte du fait que ce sont deux types de reconstruction incommensurables et que
la reconstruction psychanalytique d'×dipe roi a sa valeur, valeur
qui n'est pas du même ordre que la reconstruction menée par
Vernant.
388. ibid.
147
La reconstruction psychanalytique de l'oeuvre
littéraire n'a aucune prétention à la
littéralité ni à l'historicité. Sa valeur est
circonscrite au champ de la théorie de l'inconscient psychique et
à la doctrine des névroses. La problématique et le cadre
de référence freudiens sont strictement psychanalytiques,
scientifiques et n'ont pas pour but d'apporter une pierre de touche à la
critique littéraire et historique.
Vernant reproche à Freud de n'être pas
mythologue , reproche qui, semble-t-il n'a pas lieu d'être étant
donné que Freud ne s'est jamais voulu rien d'autre que scientifique,
ayant renoncé dans ses jeunes années à l' agitation
littéraire
qui l'animait.
La tragédie oedipienne peut être envisagée
sur le plan psychanalytique, bien que cela ne soit pas littéralement
inscrit dans le texte qui lui comporte la conictualité entre le plan
humain ( enquête sur l'homme comme agent responsable ) et le plan divin
(vanité de l'homme par rapport aux forces religieuses).
La construction et la surdétermination des signes dans
le cadre de la psychanalyse est inévitable et c'est ce qui fait sa force
inédite.
Vernant poursuit sa critique véhémente de
l'interprétation freudienne de la tragédie sophocléenne en
soulignant que le choix d'×dipe comme principe explicatif est purement et
simplement arbitraire :
C'est en respectant, dans leurs liens et dans leurs
oppositions, tous ces plans de la tragédie qu'il faut aborder l'analyse
de chaque oeuvre tragique. Si, en revanche, on procède comme Freud par
simplification et réduction successives - de toute la mythologie grecque
à un schéma légendaire particulier, de toute la production
tragique à une seule pièce, de cette pièce à un
élément singulier de l'affabulation, de cet élément
au rêve -, on pourra s'amuser aussi bien à soutenir, en
substituant par exemple l'Agamemnon d'Eschyle à
l'×dipe roi de Sophocle, que l'effet tragique provient de ce que
chaque femme ayant fait le rêve d'assassiner son époux, c'est
l'angoisse de sa propre culpabilité qui, dans l'horreur du crime de
Clytemnestre, se réveille et la submerge. 388.
Il accuse Freud et la psychanalyse de contraindre la
matière légendaire à se plier aux exigences du
modèle oedipien qui préexisterait déjà à
l'analyse minutieuse du texte et s'auto-proclamerait vérité
indiscutable de celui-ci.
Effectivement, ×dipe n'a pas de complexe d'×dipe
puisqu'il est ce complexe même. Le complexe d'×dipe ne s'applique
pas à ×dipe lui-même. Il est une configuration, une structure
pulsionnelle originaire qui pourra par la suite s'appliquer à d'autres
êtres, humains ou fictifs. Il est la base sur laquelle toute la
psychanalyse a pu s'ériger peu à peu.
×dipe, dramaturgie mythique à l'état pur,
est la pulsion mani-
festée avec le minimum de retouches. ×dipe n'a
donc pas d'inconscient, parce qu'il est notre inconscient, je veux dire : l'un
des rôles
148
capitaux que notre désir a revêtus. Il n'a pas
besoin d'avoir une profondeur à lui, parce qu'il est notre profondeur.
Si mystérieuse que soit son aventure, le sens en est plein et ne
comporte point de lacune. Rien n'est caché : il n'y a pas lieu de sonder
les mobiles et les arrières-pensées d'×dipe. Lui attribuer
une psychologie serait dérisoire : il est déjà une
instance psychique. Loin d'être l'objet possible d'une étude
psychologique, il devient l'un des éléments fonctionnels
grâce auxquels une science psychologique entreprend de se constituer.
Freud n'eût pas récusé ici la notion d'archétype,
à la condition de la limiter au seul personnage d'×dipe. Il n'y a
rien dans ×dipe, parce qu'×dipe est la profondeur même. Hamlet,
en revanche, nous invite à poser de mille façons l'irritante
question de ce qu'il y a derrière Hamlet : ses mobiles, son
passé, son enfance, tout ce qu'il dissimule, tout ce dont il n'est pas
conscient, etc. Le spectateur, le lecteur a le sentiment d'une lacune; il se
demande même si l'auteur n'a pas eu l'intention
délibérée d'écrire une pièce dont l'effet
tragique serait lié à la représentation d'un univers
cosmique, politique, psychologique traversé d'une lacune.
389.
Un problème se pose alors : si le raisonnement sur
lequel est fondé l'élaboration freudienne du complexe
d'×dipe est un cercle vicieux, qu'en est-il de l'approche psychanalytique
du problème d'Hamlet? Est-elle toujours possible étant
donné le lien étroit posé d'emblée par Freud entre
Hamlet et ×dipe? Une approche analytique d'Hamlet sans ×dipe
peut-elle avoir une certaine pertinence? Peut-on penser un Hamlet
désoedipianisé, un Hamlet sans complexe, tout en
préservant dans l'interprétation freudienne l'inconscient ici
à l'oeuvre?
Par ailleurs, y a-t-il des limites consubstantielles à
toute approche analy-
tique 390 de l'÷uvre littéraire?
Hamlet, sphinx d'×dipe.
Hamlet, sphinx de la modernité, ne peut-il pas
être envisagé au contraire comme celui qui vient questionner
×dipe de telle sorte qu'au lieu de postuler un inconscient
oedipianisé, il conviendrait de constater une hamlétisation
progressive du psychisme humain, le drame psychique ayant lieu au sein de
l'individu moderne n'étant plus tragédie du destin mais
tragédie du caractère ? N'est-ce pas ce vers quoi toute la
psychanalyse freudienne tend de manière subreptice si l'on lit
attentivement la correspondance et l'oeuvre officielle de Freud?
Hamlet a accompagné la naissance de la
psychanalyse et la découverte de l'inconscient. Il continuera de hanter
Freud jusqu'à ses derniers écrits.
Contrairement à ce qu'il fit à partir de sa
relecture de la tragédie sopho-cléenne (création d'un
concept à portée scientifique et universelle), Freud n'utilisera
pas sa lecture psychanalytique d'Hamlet aux mêmes fins.
Contrairement
389. Jean Starobinski, op. cit., p. XIX- XX.
390. Nous entendons ici analyse non seulement au sens de
psychanalyse , mais aussi dans le sens de l'exercice académique de type
commentaire de texte dans les disciplines littéraires.
149
au complexe d'×dipe qui deviendra la clef de voûte
de la science de l'inconscient et qui bénéficiera (ou
pâtira...) d'une vaste entreprise de vulgarisation et de diffusion (si
bien que tout le monde croit savoir de quoi il s'agit lorsque l'on parle du
complexe d'×dipe ), la résolution psychanalytique du
mystère d'Hamlet ne sera jamais rendue accessible aux yeux de tous.
Tout d'abord, les passages de l'oeuvre de Freud où il
est question du problème de Hamlet de manière claire et
délimitée sont soit extraits de sa correspondance privée
soit issus de notes de bas de page destinées à
l'approfondissement d'un point de détail, soit évoqués
dans des ouvrages techniques ou des conférences réservés
aux initiés. Peut-être Freud voulait-il échapper aux
résistances outrées que sa lecture d'Hamlet pouvait
susciter (elle qui avait déjà heurté la sensibilité
de ses proches et de ses confrères pourtant bien au fait des
perspectives ouvertes par la psychanalyse freudienne sur la littérature
notamment et plus généralement sur le psychisme humain) chez des
lecteurs non avertis, Hamlet apparaissant beaucoup plus proche de la
subjectivité et du psychisme modernes qu'×dipe . Il fallait sans
doute éviter qu'Hamlet ne vienne trop éclairer ×dipe .
Il ne pouvait être envisageable d'infliger une
énième blessure narcissique à l'humanité en
affirmant que chacun de ces névrosés a lui-même
été un ×dipe , ou, ce qui revient au même, qu'il est
devenu, en réaction au complexe, un Hamlet. , la frontière
étant si labile et floue entre normal et pathologique que tout
être humain peut ici se sentir visé par Freud. La
révélation de la proximité de Hamlet (en qui il est si
aisé de se reconnaître sans rougir) avec ×dipe aurait
été quelque chose de trop insoutenable et inacceptable pour le
commun des mortels.
On trouve dans la correspondance de Freud avec Fliess d'autres
lettres que la lettre inaugurale du 15 octobre 1897, moins systématiques
et plus anecdotiques, où il est question d'Hamlet. Dans une
lettre du 5 novembre 1897, Freud relance Fliess au sujet d'Hamlet et
de son rapprochement avec ×dipe, ce qui conforte l'idée selon
laquelle ceci était d'emblée très important aux yeux de
Freud d'un point de vue psychanalytique. Il cherche une confirmation de
l'intérêt de son hypothèse chez son ami. Freud place ici
résolument la littérature au-dessus de la démarche
scientifique et de la clinique. Par ailleurs, Freud se plaint de tâtonner
dans son travail de médecin ainsi que dans l'élaboration de la
psychanalyse, aussi bien du point de vue de son auto-analyse que de l'analyse
de ses patients. Cette lettre témoigne justement de ce que nous venons
de suggérer, à savoir une réserve de la part de Freud
concernant la publication du résultat de ses recherches concernant
l'idée d'un fondement commun à Hamlet et à ×dipe, qui
conduire à la volonté de garder ses conclusions sur Hamlet
ésotériques, contrairement à celles sur
×dipe qu'il diffusera à un plus large public.
Je frémis à l'idée de toute la
psychologie qu'il va me falloir, dans les années à venir, aller
chercher dans les livres. En ce moment je ne peux ni lire ni penser.
L'observation m'absorbe complètement. [...] Tu ne m'as rien écrit
à propos de mon interprétation d'×dipe roi et
d'Hamlet. Comment je ne parle de cela à personne d'autre, parce
que je peux imaginer à l'avance le refus décontenancé que
cela provoquerait, j'aimerais que tu me dises brièvement ce que tu en
150
penses. 391.
Dans une autre lettre datant du 27 octobre 1899
392, Freud fait allusion au fait qu'un de ses amis
avait des objections à faire à sa conception d'Hamlet
après la sortie de L'Interprétation du rêve. Il
est hors de question pour Freud de risquer de subir la même surabondance
de railleries, de contresens, de mécompré-hensions et de
critiques injustifiées, de la part de personnes non-initiés
à l'esprit de la psychanalyse, au sujet de son appréhension de
l'oeuvre de Shakespeare que ce qu'il a connu lors de l'exposition des grandes
lignes de ce qui deviendra en
1910 le complexe d'×dipe.
Bien plus tard, dans l'Abrégé de
psychanalyse, Starobinski note que Freud a opéré une
dernière tentative pour réhabiliter le complexe d'×dipe
ainsi que la conception du problème d'Hamlet qui s'ensuit.
Dans l'ouvrage inachevé de 1938 (Abriss der
Psychoanalyse), les mêmes idées reparaissent, mais avec un
accent plus vif d'apologétique. Du côté des critiques et
des historiens de la littérature, l'interprétation d'Hamlet
n'avait pas été très bien accueillie. Freud ri-
poste. 393.
Hamlet est un personnage beaucoup plus proche de nous que peut
l'être ×dipe
.
De même, nous arrivons plus facilement à nous
représenter la tragédie de caractère, le drame
psychopathologique caractéristique d'Hamlet que la
tragédie du destin que constitue ×dipe roi.
Avec ×dipe, le lecteur-spectateur peut se rassurer en
demeurant dans l'illusion que ceci ne le concerne pas, ce qui est beaucoup plus
difficile à concevoir au sujet d'Hamlet. Mettre en
lumière, comme le fait Freud, le lien structurel unissant Hamlet et
×dipe ne pouvait que susciter des résistances psychiques et des
défenses narcissiques fortes de la part de ses lecteurs.
Dans un passage des oeuvres complètes de
Freud394, il est simplement précisé
par l'éditeur, en guise d'introduction à cette allocution, que
Freud avait donné une conférence en 1911 (peu après la
publication de l'article d'Ernest Jones) consacrée au problème
d'Hamlet ( Das Hamlet-Problem ) devant les membres de la
fraternité B'nai B'rith, association juive humanitaire à buts
culturels et caritatifs . Il s'agit de toute évidence d'une
conférence exotérique et aucune trace écrite de cette
intervention de Freud (présupposée être la seule analyse
complète du problème d'Hamlet entreprise par Freud
395) n'a été à ce jour
publiée. À la demande de ses disciples, Freud y expliciterait ce
qui n'apparaît dans son oeuvre officielle que sous la forme de notes et
de suggestions évasives, donnant ainsi un exposé plus
systématique du problème d'Hamlet.
391. Sigmund Freud, Lettre 145, op. cit., p.
350-352.
392. Sigmund Freud, lettre 221, op. cit.
393. Jean Starobinski, op. cit., p. XXIX.
394. Sigmund Freud, Allocution aux membres de la
société B'nai B'rith (1926), O.C.F. XVIII, PUF, Paris,
2015.
395. Voir Dennis B. Klein, Jewish Origins of the
Psychoanalytic Movement, The University of Chicago Press, Chicago, 1985,
p. 161-162.
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